Nomade et sédentaire
Ce texte a d'abord paru le numéro 10 de la revue Crtère, L'enracinement, janvier 1974
Suivez le nomade dans le temps, et assoyez-vous près du sédentaire dans l'espace.
L'un des traits caractéristiques de “l'épistémè” occidentale, par opposition à celle de l'orient, est la polarisation des concepts.1 Le haut et le bas, le bon et le mauvais, le pur et l'impur n'existent que dans un jeu de renvois réciproques. Freud, dans un petit essai sur l'étymologie des langues anciennes,2 notait qu'en ancien égyptien un seul mot signifiait une chose et son contraire: faible-fort, etc. C'est dans la suite seulement de l'évolution des langues occidentales que des termes séparés et spécifiques se sont formés pour un sens et pour son contraire.3 Dans l'usage courant, ces termes peuvent être évoqués séparément, sans nécessairement renvoyer à leurs compléments antithétiques. Mais dès qu'il s'agit de cerner, de conceptualiser ces termes, il est indispensable de les définir a contrario, en les soumettant à cette “loi des contraires”. Il faut surtout s'assurer des sens premiers, non dérivés, pour éviter toute fausse symétrie.
Les termes “nomade”-“ sédentaire ”, “déraciné”-“enraciné” ressortissent à cette même loi de polarisation. À première vue, nomade, “nomadisme” recouvre une activité, la migration, l'errance sans but; “sédentaire”, un état, celui d'être définitivement installé dans un lieu. À vrai dire, l'étymologie du mot grec “nomos” montre que cette opposition n'est que secondaire, dérivée. “Nomos”4 implique tout d'abord l'idée de distribution, non pas distribution au sens d'un partage de quelque chose qui serait donné que l'on divise, mais “répartition de ceux qui se distribuent dans un espace ouvert, illimité, du moins sans limites précises”,5 répartition qui échappe à toute “territorialisation”, à toute limitation et définition spatiales De façon générale, le nomade se refuse à toute spatialisation de l'Etant: spatialisation du temps, des Divinités etc. Kant a montré que l'espace n'est en somme qu'un temps fixé, figé. Or, le nomade, pour se soustraire à cette fixation spatiale, vit selon des rythmes, des flux toujours changeants, imprévisibles, il temporalise son existence. De la même façon, ses Dieux ne sont pas soumis à des “propriétés”, des domaines, attribués une fois pour toutes. Son Dieu est Un et Tout, partout et nulle part, Pan, Dieu des pâtres. Gide, celui qui, parmi les modernes, a le mieux chanté le nomadisme, a bien senti le lien qui existe entre nomadisme et panthéisme. Ses Nourritures Terrestres ne commencent-elles pas sur cette exhortation “panique”, “ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout”.
Au contraire, le sédentaire se définit par la spatialisation de son existence, la subordination de l'Etant à l'Avoir, à la possession. Le sédentaire ne se caractérise plus comme le nomade, par sa répartition dans un espace, mais par la répartition de l'espace, par son appartenance à cet espace. En fait, c'est l'acte de prise de possession qui inaugure la sédentarisation. Les langues romanes et germaniques reflètent très bien ce processus en dérivant les verbes “posséder” de “asseoir”, de “seoir”. En allemand, “besitzen ” (posséder) vient de “sitzen” (asseoir, occuper), De plus, l'ancien droit germanique illustre parfaitement cette corrélation entre possession et sédentarisation: l'acte de s'asseoir sur une chose symbolisait sa prise de possession. Mais, pour faire respecter son droit à l'objet, l'homme doit rester assis. L'attachement aux biens, à la propriété perpétue la sédentarisation. Les Bucoliques de Virgile constituent un document précieux en ce qu'ils fixent ce moment de transition où le nomade devient sédentaire. A vrai dire, les pâtres de Virgile, contrairement à ceux de Théocrite, n'ont du nomade déjà que le nom; leur mode de vie est celui du sédentaire. Tityre, pendant toute la durée de la première églogue, reste allongé sur sa propriété. C'est de cette façon qu'il affirme son droit à son terrain, car il est menacé d'être spolié. Les personnages des Bucoliques sentent avec acuité combien la propriété, les biens, les rendent vulnérables, les aliènent.
Cette aliénation de l'homme par la propriété, divers systèmes philosophiques et religieux l'ont dénoncée, à commencer par le Christianisme, en passant par Rousseau et Proud'hon, pour aboutir à l'anatomie et à la critique du capitalisme chez Marx. En effet, si le capitalisme ne fait qu'aggraver l'aliénation de l'homme par les biens, il garantit par contre à celui qui possède la sécurité de sa possession, lui rendant par là-même sa liberté d'action. C'est, nous l'avons vu, l'affirmation de ses droits sur la propriété physique qui limitait le rayon d'action de l'homme et qui, finalement, le paralysait. Or, le capitalisme, en liquéfiant la possession grâce à l'argent, d'une part facilite la thésaurisation, d'autre part récupère la mobilité du propriétaire grâce à la libre circulation de cet argent. La monnaie, c'est la nomadisation de la propriété. Pour Marx, ce “mouvement incessant du gain”' constitue le signe distinctif même du capitalisme.
Die Zirkulation des Geldes als Kapital ist dagegen Selbstzweck, denn die Verwertung des Wertes existiert nur innerhalb dieser stets erneurten Bewegung. Die Brewegung des Kapitals ist daher masslos. Als bewusster Träger dieser Bewegung wird der Geldbesitzer Kapitalist.7
Le capitalisme, de plus, en dépouillant les rapports de propriété de leur valeur concrète, réduit ses modes de possession tout en augmentant ses capacités de possession.
C'est l'abstraction, la généralisation des rapports de propriété qui lui donnent sa force accumulatrice et thésaurisante. Nous avons vu qu'à la suite de la sédentarisation, les rapports de propriété se sont réduits progressivement pour, finalement, se limiter à un seul. Cette pauvreté des rapports de propriété se reflète dans nos langues: les verbes “posséder”, “besitzen”, n'envisagent qu'un mode de propriété. Or, à l'origine, donc à une époque qui précède la sédentarisation de l'homme, le langage rendait compte dl une grande variété de rapports de possession. Mon bras m'appartient d'une façon différente que mes outils; les rapports de “propriété” qui me lient à mes enfants ou à mes parents sont d'une autre nature que ceux qui m'attachent à mon chat. Ce sont là des modes de propriété qui ne s'expriment que dans les langues primitives, ainsi que le rappelle Cassirer: “Le langage reste d'abord très près de ces différences; au lieu de chercher une expression unitaire et générale des rapports, le langage développe autant d'expressions différentes qu'il y a de classes d'appartenance concrètes”.8 Le capitalisme, en unifiant et en généralisant à l'extrême les rapports de propriété, se dote du don d'ubiquité que, bien sûr, le sédentaire n'a jamais connu, mais qui dépasse même celui du nomade.
Être nomade, d'autre part, c'est refuser toute mesure, toute norme. Car c'est justement avec la sédentarisation que naît le besoin d'arpenter, de mesurer, de répartir les terres, les biens, et ainsi de suppléer à l'espace-horizon incommensurable un espace limité, clos, mesurable. Une science, la géométrie, est appelée à la rescousse par l'homme sédentaire pour rendre ce partage juste et précis. Platon, dans sa République, fait une belle place à la géométrie à condition, spécifie-t-il, qu'elle s'occupe de l'“étant” et non du “devenir” de l'homme.9
Mais, d'une telle géométrie statique, le nomade n'en a cure: elle est aux antipodes de sa nature. Car le nomade, en regard du sédentaire, fera toujours figure de force subversive, de révolutionnaire ne reconnaissant ni les droits acquis, ni les lois acceptées par tous. Il est voué à rester un marginal. Tel le fameux K. du Château de Kafka, nomade par excellence, qui a quitté tous ses biens, sa famille et son enfant pour entreprendre d'arpenter les terres du village dépendant du château. Mais son entreprise se bute contre l'inertie, la méfiance des villageois attachés à des coutumes qui ont pour seule légitimation de prendre origine dans le passé. K., en tant qu'étranger, ne cesse d'interroger les villageois sur la raison d'être de leurs actes, le sens de leurs traditions, interrogations qui ébranlent la quiétude béate des autochtones parce qu'elles appellent ce “déracinement par la tête” qui, comme l'instruction, dont parle Gide, “accable le faible”.10 D'ailleurs, ce projet de K. d'arpenter à nouveau les terres du village ne vise-t-il pas un bouleversement total de l'actuelle distribution, une révolution? Puisqu'on tient à l'ordre hérité du passé, on n'a que faire d'un tel arpenteur nomade; c'est ce que le maire fait comprendre à K.:
Vous êtes engagé comme arpenteur, ainsi que vous le dites, mais malheureusement, nous n'avons pas besoin d'arpenteur. Il n'y aurait pas pour vous le moindre travail ici. Les limites de mes petits domaines sont toutes tracées, tout est cadastré fort régulièrement. Il ne se produit guère de changement de propriétaire; quant à mes petites disputes au sujet des limites, nous les liquidons en famille. Que ferions-nous dans ces conditions d'un arpenteur?11
Mais K., au lieu d'instaurer, lors de son passage, son propre ordre, sa propre loi, ses mesures, cherche à faire confirmer son œuvre de novateur, de réformateur, par une autorité transcendantale qui ne manifeste jamais ses volontés. K. cesse d'être nomade du moment où il déduit ses mesures, ses normes, d'un ailleurs transcendantal. qu'il cherche à localiser coûte que coûte. Or le château n'existe nulle part. Il est une utopie, au sens étymologique du terme: ou = non; topos = lieu, Son allégeance aux autorités du château prive K. du radicalisme dont il aurait besoin pour instaurer à chaque moment nouveau sa loi et sa mesure. En fixant toute son attention sur le château, il oublie qu'en tant que nomade, sa propre vie est utopique dans la mesure, bien sûr, où elle est de nulle part, mais aussi dans la mesure où il ne donne pas “l'étendue” nécessaire à ses actes, qui entretiendrait, qui ferait durer son œuvre.
Utopique, fantomatique, le nomadisme est une pure force qui ne peut s'exercer, se manifester, que lorsqu'elle agit sur cette masse inerte qu'est le sédentaire. L’œuvre du nomade, toute privative, ne devient visible, en creux, que dans le travail de déplacement, de subversion qu'elle opère sur celle du sédentaire.
Ce renvoi nécessaire du nomadisme à son contraire par les besoins de sa propre représentation se voit, mieux que dans Le Château (parce que K., finalement, s'assimile totalement aux villageois et devient sédentaire), dans Le Survenant de Germaine Guèvremont.
Pourtant, des similitudes s'imposent entre Le Château et Le Survenant.12 Comme K., le Survenant a abandonné sa famille et tous ses biens pour s'engager dans une vie d'errance; comme lui aussi, il n'a pas d'identité propre dans la mesure où il n'a ni prénom, ni nom de famille; tous les deux, enfin, sont mis en face d'un monde sédentaire, enraciné. Là s'arrêtent les parallèles. Le Survenant, à la différence de K., n'oublie jamais qu'il n'est que de passage.
Cette force panique émanée “du vaste monde”, de l'Ailleurs, inconsistante jusqu'à n'être qu'un “fend-le-vent”, “tout en plumes et rien en chair”13, cette force s'incarne dans un milieu clos, bien circonscrit. C'est ce milieu qui lui prête sa consistance, qui l'arrête dans des contours, qui le définit. Par réaction, le Survenant anime de son dynamisme, de son énergie, cette maisonnée des Beauchemin, immobile, stagnante, où chacun n'est que par ce qu'il possède. Par une sorte de joie attentatoire, il bouscule, il fait éclater cette union sacrosainte entre l'homme et sa possession, en violant la loi orale des choses réservées: “Pour ben faire, faudrait toucher à rien dans cette maison icitte: le père a son fauteuil, le garçon sa berçante, et v'là que la petite mère a sa tasse”.14 Quelle ironie superbe quand le “Grand-Dieu-des-routes”15 s'asseoit dans un fauteuil qu'il a fabriqué de ses propres mains! Posséder, s'asseoir, et rester quand même nomade, voilà la grande force du Survenant.
Ce qui préserve finalement le Survenant de l'assimilation, c'est-à-dire de la sédentarisation, c'est qu'il résiste à la spatialisation, à la fixation totale de son existence. Même arrêté chez les Beauchemin, ses gestes et ses rythmes de vie, imprévus et changeants, échappent toujours aux moules de l'habitude. Si son espace est clos pour un moment de sa vie, son temps, incertain et aléatoire, reste ouvert sur l'avenir. “Il resterait le temps qu'il faudrait: un mois? Deux mois? Six mois? Insoucieux de l'avenir, il haussa les épaules ”.16
Mais finalement, qui est ce Survenant? Personne humaine, mythe, demi-dieu? Le qualificatif “Grand-Dieu-des-routes” nous renvoie à une ascendance divine, même si dans l'épilogue, l'auteur, sous forme d'hypothèse, accrédite plutôt une généalogie anthropomorphique. Mais ces deux origines ne sont nullement exclusives. Dans la perspective qui est la nôtre, le Survenant n'est nul autre que Pan, incarnation de l'univers, du Grand Tout, qui dans chacune de ses manifestations s'aliène parce qu'elles se font au détriment du Reste qu'il laisse derrière lui et qui le sollicite. De là, cette ivresse de “départ”, de “distance”,17 cette ivresse tout court. D'ailleurs, Pan ne figurait-il pas dans le cortège de Dionysos, dieu du vin? Ce goût du vin chez le Survenant, on a voulu l'expliquer18 par une sorte de “transfert” qui occulterait un goût du “liquide par excellence”,19 c'est-à-dire du lait maternel. C'est là prendre beaucoup de libertés avec le texte. Il nous semble plutôt que la griserie provoquée par l'alcool étouffe, pendant la halte du Survenant, les sollicitations du reste du monde, fait oublier l'univers, en jetant un voile entre lui et le monde. “Son verre et lui ne faisaient plus qu'un. Tout dans la chambre, dans la maison, dans le monde qui n'était pas son verre s'abolissait. On eût dit que les traits de l'homme se voilaient”20 Pour ce nomade impénitent qu'est le Survenant, l'alcool est un succédané de voyage. Il le boit à défaut de puiser dans la “coupe d'or le vin illusoire de la route, des espaces, des horizons, des lointains inconnus”.21 C'est justement cette dialectique de l'élément panique et dionysiaque qui, dans le Survenant, assure la pureté et la pérennité de son nomadisme.
Notes :
1 Voir là-dessus Alan W. Watts, The two hands of God, the myths of polarity.
2 S. Freud, “Des sens opposés dans les mots primitifs”, dans Essais de psychanalyse appliquée, “Idées”, Gallimard.
3 Il est intéressant de constater qu'un certain nombre de langues occidentales “modernes” ont gardé des traces de tels mots à double sens, à sens contraire: “altus” en latin signifie haut et bas; “sacrer” en français sanctifier et maudire; “Boden” en allemand plancher et grenier.
4 Traduction littérale, “celui qui fait paître”; Pour l’étymologie du mot “NOMOS”, voir E. Laroche, Histoire de la racine “nem” en grec ancien, Klincksieck, 1949.
5 Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 54.
6 Karl Marx, Das Kapital, Ullstein, p. 125.
7 Ibid., p. 124-125; “La circulation de l'argent comme capital est
une fin en soi, car c'est seulement ce mouvement incessant qui lui confère sa valeur. C'est pourquoi le mouvement du capital est sans limites. Celui qui détient de l'argent devient capitaliste dans la mesure où il participe de façon consciente à ce mouvement”.
8 Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Les Éditions de Minuit, t. II p. 228; voir notamment tout le chapitre. “L'expression de la personne et de la possession”, pp. 224-31.
9 Platon, La République, VII, 526c).
10 “À propos des Déracinés”, dans Prétextes, Mercure de France, p. 3 1.
11 Franz Kafka, Le Château, Gallimard, p. 71.
12 Voir à ce propos l'étude remarquable de Jean-Pierre Duquette, Germaine Guèvremont: une route, une maison, Les Presses de l'université de Montréal 1973, notamment l'introduction et le chapitre intitulé “Les enracinés et les nomades”.
13 G. Guèvremont, Le Survenant Bibliothèque canadienne-française, p. 42.
14 G. Guèvremont, Le Survenant, p. 41.
15 Ibid., pp. 86 et 120.
16 Ibid., p. 51.
17 Ibid., p. 210.
18 Soeur Sainte-Marie-Eleuthère, La mère dans le roman canadien-français, Les Presses de l'université Laval.
19 Ibid., p. 37.
20 G. Guèvremont, Le Survenant, p. 121.
21 Ibid., p. 210.