Mozart et la Flûte enchantée, souvenirs d’Allemagne

Henri Blaze de Bury

Si nos sentimens, notre cœur, se pouvaient prêter aux mêmes transformations que notre intelligence, s’ils étaient susceptibles de la même perfectibilité, l’homme aurait depuis longtemps changé de nature. La source des idées est inépuisable, non point celle des sentimens. Le musicien pas plus que le poète ne saurait donc, quoi qu’il fasse, exprimer jamais qu’une somme restreinte de sentimens et de sensations ; mais si la somme est définie, le sentiment en soi est infini, et de même qu’il n’existe pas deux hommes qui sur tous les points se ressemblent, qu’on ne trouve pas deux feuilles d’arbre exactement identiques, de même chacun de nous a sa façon d’être affecté de chacun de ces sentimens. Là, pour un artiste, est la vraie, l’éternelle source de toute originalité, car s’il y a mille manières d’éprouver un sentiment, il y a mille manières de le rendre, il y a mille manières d’être neuf, d’être inspiré, Qui songe pourtant à se poser aujourd’hui de tels principes ? Méditer un sujet, le retourner sous toutes ses faces, sentir sa musique avant de l’écrire, c’était bon, tout cela, pour les maîtres ! Ils créaient, et nous voulons faire. Or, comme pour tirer de nos ouvrages renommée et profit il nous faut commencer par agir sur le public, cette originalité qu’il serait trop long et peut-être impossible d’aller puiser à sa vraie source, nous la demandons à de systématiques combinaisons. Inhabiles à trouver l’idée, nous ne cherchons plus le nouveau que dans la forme, que dis-je, la forme ? dans l’absolue négation de la forme. Au fond, nous savons bien que ces lois avec lesquelles il nous plaît d’avoir l’air de rompre en visière sont les seules bonnes, les seules vraies, et nous ne les repoussons théoriquement que parce que nous préférons le rôle d’insurgé au métier d’esclave qu’il nous faudrait faire en les acceptant. C’est l’originalité de l’idée, est-il besoin qu’on le répète ? qui constitue la véritable originalité de la forme. Voyez Mozart ; tel musicien en trente mesures ne saura que vous ressasser la chose la plus insignifiante, la plus ordinaire, tandis que lui dans ces mêmes trente mesures, dans cette même forme, va couler comme un or précieux l’air de Sarastro, l’hymne à l’amour, et vingt autres merveilles de sa Flûte enchantée.

On sait de quelle suite d’aventures picaresques ce glorieux chef-d’œuvre fut le produit. Il s’agissait pour Mozart de tirer d’embarras au plus vite un pauvre diable dont l’entreprise menaçait ruine. Cet homme, appelé Schikaneder, musicien et librettiste de pacotille, dirigeait à Vienne un petit théâtre de faubourg, situé auf der Weiden, dans l’hôtel Stahrenberg. Depuis quelque temps, le public ne venait plus, les opérettes n’attiraient personne, les drames de chevalerie se jouaient dans le désert. Il fallait ou périr, ou conjurer le sort au moyen de quelque pièce à grand spectacle d’une attraction irrésistible. C’était alors déjà un peu comme aujourd’hui. Quand la recette ne donnait plus, quand l’heure avait sonné des résolutions suprêmes, on commandait une féerie.

Jusqu’aux environs de 1778, l’opéra italien et le ballet régnaient en maîtres. C’est l’empereur Joseph II qui, voulant fonder en musique un genre national, bannit de son théâtre les élémens étrangers. Lui-même recruta son orchestre, ses chœurs, qu’il composait avec des chantres de paroisse, et dirigea en personne les répétitions du premier opéra allemand représenté à Vienne. À cet ouvrage, intitulé les Mineurs (Bergknappen), d’autres plus importans succédèrent, l’Oberon, roi des Elfes, de Paul Wranitzki, la Flûte enchantée de Wenzel Müller, celle de Mozart, car il devait y en avoir deux, comme il y avait eu chez nous deux Phèdre.

Un matin donc du mois de mars 1791, ce garnement de Schikaneder vint réveiller Mozart par le récit de sa déconfiture. — Je la connais, lui répondit l’auteur des Noces de Figaro et de Don Juan, qui déjà passait pour le plus grand compositeur de la ville et du monde ; mais si c’est de l’argent qu’il te faut, mon pauvre ami, tu t’es trompé de porte.

— Point tant que tu supposes, répondit Schikaneder, car ce n’est pas à ta bourse que j’en veux, mais à ta plume.

— Un opéra ! bon, la belle médecine ! et qui te dit qu’en l’attendant ton malade ne mourra pas ?

— Qu’on sache seulement que tu travailles pour moi, et les ressources m’arriveront.

— Mais le poème ?

— Je m’en charge ; voici d’abord le plan et les principaux morceaux du premier acte. Tu peux dès à présent te mettre à l’œuvre. Pendant ce temps, moi, j’achèverai le reste. Voyons : ta main, cher Mozart, ne me laisse pas davantage dans la peine.

— S’il en est ainsi, je consens ; mais gare au fiasco, car je n’ai jamais composé de féerie, et du diable si je sais ce que je vais faire !

Schikaneder, lui, connaissait le genre et ne s’y trompait pas ! Sa longue pratique du théâtre lui montrait comment on devait s’y prendre pour attirer la foule. Il savait, en directeur intelligent, Qu’avec les goûts, les engouemens du public on ne discute pas, et se sentait pourvu d’une bonne pièce de la marchandise à la mode qu’il était allé chercher dans le répertoire littéraire de Wieland, ce grand magasin de féeries.

Le charmant prince Loulou, un jour qu’il s’est égaré à la chasse au tigre, arrive au pied d’un vieux château, résidence de la bonne fée Périfirime. Il entre, et soudain, au milieu de jardins enchantés, se montre à lui la maîtresse du logis, qui lui raconte comme quoi l’affreux magicien Dilsenghuin lui a dérobé son talisman, une baguette de feu à laquelle obéissent les esprits élémentaires, et dont une simple étincelle suffit pour évoquer à l’instant mille diablotins familiers prompts à vous servir. La grande affaire pour la dame serait donc de rattraper son talisman perdu, lequel ne saurait être reconquis que par la main d’un jeune homme n’ayant point encore ressenti les troubles de l’amour. Il va sans dire que dans le charmant prince Loulou Périfirime tout de suite avise un libérateur, qu’elle se promet bien in petto de récompenser plus tard en lui accordant sa fille en mariage ; mais, hélas ! cette aimable fille elle-même n’est plus au pouvoir de la bonne fée : l’horrible magicien la lui a prise avec son talisman, et l’infortunée Sidi, en butte aux obsessions du monstre, ne parvient à se conserver pure que grâce à certains privilèges particuliers aux êtres surnaturels, et qui perdraient leur action aussitôt que son cœur de jeune fille parlerait. Périfirime donne à son chevalier deux talismans en prévision des dangers qui vont l’assaillir dans l’entreprise où il s’engage : une flûte dont les sons magiques éveillent à l’instant l’amour, et une bague en diamant qui, pareille au fameux anneau de Gygès, fait qu’on peut, en la retournant de telle ou telle façon, se transformer ou se rendre invisible à volonté. Le prince Loulou entre en campagne, et, dès qu’il arrive en vue du donjon du nécromancien, se met à souffler dans l’embouchure de sa flûte. Le concerto ne tarde pas à produire des miracles : la forêt tout entière s’ébranle, les lions rugissent en dansant, les cerfs brament des cavatines, les grues vocalisent à plein gosier comme de véritables cantatrices, les éléphans cabriolent dans l’herbe et donnent le la. Attiré au bruit de la symphonie, l’enchanteur Dilsenghuin arrive en personne, et, charmé par la présence de cet harmonieux virtuose, l’invite à pénétrer dans son château. J’oubliais de dire que l’aimable prince Loulou, pour mieux tromper la défiance du magicien, s’était fait d’avance une de ces belles têtes homériques dont le type trop effacé reparaissait naguère avec tant de bonheur dans la Mireille de M. Gounod, mais, hélas ! pour ne vivre que l’espace de quelques soirs. Bientôt, grâce à la puissance de ses accords, Loulou s’est rendu maître de l’enchanteur et aussi du cœur de la belle Sidi. Dans une ripaille nocturne, notre chevalier grise le bonhomme, et tandis qu’il ronfle sous la table, cuvant son vin, lui prend la baguette de feu. Périfirime alors se montre. Le nécroman se déclare vaincu, demande merci. La fée, pour toute vengeance, se contente de le changer en coucou, et, trop heureux d’en être quitte à si bon marché, le vieux drôle s’enfuit à tire d’aile, suivi de son coquin de fils, un méchant gnome métamorphosé par la même occasion en chat-huant. Quant au prince Loulou et à la princesse Sidi, l’un et l’autre ils n’auront plus qu’à célébrer leurs noces dans ce fameux palais meublé aux frais d’Oberon et de Titania, où, parmi les fontaines jaillissantes et les colonnes d’hyacinthe, se dresse sur une estrade en mosaïque, et vis-à-vis d’un grand soleil qui fait la roue, l’autel portatif des génies, surmonté de son aigrette de lycopodium.

Telle est fort en abrégé l’histoire racontée par Wieland dans son Dschinnistan, et d’après laquelle Schikaneder composa son poème de la Zauberflöte. Ce qu’il en prit et ce qu’il en laissa, ce qu’il y ajouta, peu nous importe ; mais nous verrons tout à l’heure comment de cette niaiserie grotesque Mozart, par cette faculté créatrice presque inconsciente qu’il tenait de Dieu, fit en quelques semaines une des œuvres les plus grandioses, les plus magnifiques qui existent, je ne dirai pas seulement en musique, mais en philosophie. Le beau, lorsqu’il atteint à ces hauteurs, ne saurait plus être maintenu par la discussion dans les simples limites d’un art quelconque. Un pareil idéal, lorsqu’on y arrive, prend des proportions vraiment historiques. Ce n’est plus beau seulement, cela, comme de la musique, mais c’est beau comme les dialogues de Platon, comme la Sixtine, comme tout ce qui vous pénètre et vous inonde du sentiment de l’infini.

« Tieck est un talent de haute condition, disait Goethe, et personne mieux que moi ne le reconnaît ; mais où l’erreur commence, c’est à vouloir l’élever au-dessus de lui-même et prétendre voir en lui mon égal. Je le dis et le puis dire, car, après tout, qu’importe ? ce n’est point moi qui me suis fait. Il en serait de même, si je prétendais me comparer à Shakspeare, qui, lui non plus, ne s’est point fait, et pourtant n’en est pas moins une nature qui m’est supérieure et qu’il me faut regarder d’en bas et vénérer. » Rapportons à Mozart la sentence, car nul ne semble plus fait pour qu’on la lui applique, tant sa manière de créer a quelque chose d’ingénu, d’enfantin, de divinement transmis, tant cette nature si profondément sensitive paraît peu se rendre compte des merveilleux trésors dont elle dispose ! Voyez cet œil doux et rond à fleur de tête, cette lèvre voluptueusement épanouie, ce visage aimable où l’expression manque : vous diriez un honnête garçon de la bourgeoisie viennoise, modeste, poli, comme il convient à quelqu’un que les archevêques protègent. Rien de cette élégance, de cette finesse aristocratique d’un Raphaël, l’égal, l’ami des Castiglione, rien non plus de ces ravages volcaniques imprimés sur le front d’un Beethoven. Raphaël vit en grand seigneur avec les grands seigneurs de son temps ; Beethoven, nourri de Rousseau, de Plutarque, sent gronder dans son sein contre une aristocratie dont pourtant il accepte les prévenances toutes les colères de la révolution française. Mozart, en 1781, fut de son époque. Avec la renaissance, les beaux jours s’en étaient allés de ces familiarités illustres ; par contre, ceux de la protestation ne s’étaient pas encore levés. Il fallut les indignes traitemens dont l’accablait l’archevêque de Saltzbourg pour forcer Mozart à quitter la place. Après Idoménée, à la veille des Noces de Figaro, manger à l’office avec la valetaille et s’entendre appeler drôle et polisson par une éminence, c’était aussi trop rude épreuve ! Et pourtant cette atmosphère aristocratique, qu’il avait respirée au début dans les palais de Vienne et de Versailles, ne devait plus cesser de l’entourer. Ses voyages, ses goûts le poussaient vers les hautes régions. On comprend d’ailleurs tout ce qu’une organisation comme la sienne devait retirer de ce commerce avec la bonne compagnie, commerce toujours si profitable au point de vue purement esthétique. Pour se prémunir contre les inconvéniens qui chez tout autre auraient pu résulter de ce contact avec un monde frivole et dépravé, Mozart avait l’instinctive pureté de sa nature, son heureuse ironie et cette vigoureuse santé de l’âme qui fit qu’à travers les mille orages d’une existence en définitive assez dissolue, cet homme, resté chaste jusqu’à vingt-six ans, ne faillit jamais à ses croyances. Il fréquentait l’église, pratiquait, ce qui ne veut point dire que son œuvre ne s’étende pas au-delà de l’enseignement de la foi révélée. En pareil cas, ce que pense l’artiste, ce qu’il dit et ce qu’il fait n’est point tout. C’est à son œuvre qu’il faut s’adresser pour le bien connaître, et l’œuvre ici respire le sentiment de la plus absolue liberté de l’intelligence humaine dans la recherche du beau, du vrai, du bien, Né dans la religion catholique, fils de parens dévots, croyant lui-même [1], Mozart n’en est pas moins l’homme du XVIIIe siècle, l’être doué d’une exubérance de vie nerveuse, et qui, refoulé en soi par le formalisme d’une société qui le tient à distance, s’il n’est le plus grand des musiciens, sera fatalement Werther. Pas plus que Shakspeare et que Goethe, Mozart ne s’est donc fait. Moins encore que l’auteur d’Hamlet et l’auteur de Faust, l’auteur de Don Juan et de la Flûte enchantée ne doit porter la responsabilité de son génie. S’il fut si grand, pardonnons-le-lui, car il ne savait pas ce qu’il faisait. Ce ne fut pas sa faute, mais celle de son pays, de son époque, dont il fut l’âme la plus sensible et partant la plus musicale.

Qu’on imagine ce qu’une nature ainsi douée devait produire en musique dans un temps où la sensibilité règne partout, dans la philosophie, dans la politique, et tellement abusé de l’heure présente que l’avenir, écœuré, n’en voulant plus, raiera le mot de ses tablettes. Mozart même en tel milieu n’eut pas d’égal. Son être tout entier n’est que sensitivité, à ce point que les facultés d’observation, d’entendement, d’imagination, sembleraient, chez lui, n’exister uniquement que pour donner à la chose ressentie la forme et l’expression d’une œuvre d’art. L’émotion le gagnait au moindre prétexte, sa propre musique tirait des larmes de ses yeux. Aimer, se croire aimé, était son besoin, sa passion. Dès l’enfance, sa tendresse envers son père éclate en traits touchans. « Après le bon Dieu, disait-il, tout de suite, dans mon cœur, vient papa. » Et chaque soir on le voyait approcher son escabeau du fauteuil de famille, et, se dressant sur la pointe de ses petits pieds, baiser au bout du nez le digne homme avant d’aller se mettre au lit. Un ami de la maison, Schlachtner, rassemblant ses souvenirs, écrit à la sœur de Mozart après la mort du frère : « Un dimanche, comme nous sortions de l’office, votre brave père m’emmena chez vous. Wolfgang avait alors quatre ans. Nous le trouvâmes occupé à griffonner avec une plume sur du papier. — Que fais-tu là ? lui dit votre père. — Un concerto pour clavecin, répondit l’enfant ; la première partie sera achevée tout à l’heure. — Voyons… — Mais puisque je te dis que ce n’est pas encore terminé ! — Voyons toujours) ce doit être du propre ! — Votre père prit le cahier et me le montra. Je n’aperçus d’abord qu’un ramassis de notes jetées à la diable sur une page toute maculée de taches d’encre. Le petit garnement plongeait sans y faire attention sa plume jusqu’au fond de l’écritoire, et chaque fois qu’un gros pâté en tombait, l’essuyait du plat de sa main, continuant d’écrire sans s’interrompre, Nous commençâmes par rire tous les deux du beau galimatias. Cependant tout à coup votre père s’arrêta et devint grave. Il lisait, se rendait compte de ces notes, de cette composition, car c’en était une, et bientôt je le vis s’émouvoir et fondre en larmes. »

Ces deux bourgeois qui sortent de l’office dans leurs habits du dimanche, ce bambin de quatre ans qui, l’auréole du génie au front, travaille et compose à l’âge où ses pareils épèlent à peine l’alphabet, cette révélation, ce pathétique, ne dirait-on pas une légende ? La vie de Mozart est pleine d’histoires de ce genre, Parler de vocation cette fois serait trop peu. À chaque instant, la prédestination se manifeste ; peinte avec le naïf mysticisme qu’elle comporte, l’anecdote que raconte cette lettre aurait le charme d’une enluminure du moyen âge. Et combien d’autres viendraient à la suite dans l’illustration de cette biographie, qui, du commencement à la fin, je le répète, n’est qu’un doux, tendre et sublime martyrologe !


I

Schikaneder travaillait à sa pièce avec enthousiasme, distribuant les scènes, les morceaux, combinant les situations, et au besoin, pour aller plus vite, donnant à écrire le dialogue au souffleur de son théâtre. Acteur lui-même assez goûté du public, possédant, à défaut de voix, un certain accent bouffe, il voulait être de la fête, et se ménageait con amore, le rôle de Papageno, espèce de jeune faune engagé à la suite d’un prince aventureux. Du reste, le plus clair de l’invention du librettiste en cette affaire fut de vêtir d’un costume de plumes d’oiseaux le fameux Kasperl de la farce viennoise, une manière de Pierrot naïf, gourmand et libertin. Pour ce personnage, destiné à compléter par le côté physique, sensuel, la nature idéale du demi-dieu Tamino, Schikaneder, qui se mêlait de tout, même de musique en présence de Mozart, se composa sur ses propres vers plusieurs mélodies ad usum delphini, et Mozart, de ces embryons, fit des merveilles. On était au printemps. Mozart, pour jouir de la belle nature et se soustraire aux tribulations d’un intérieur travaillé par la gêne, vint chercher un refuge chez son collaborateur. C’est dans le pavillon d’un jardin attenant à la maison où logeait Schikaneder, aux environs de son théâtre, que l’immortel chef-d’œuvre vit le jour, Gai compagnon et buveur éprouvé, l’hôte anacréontique du grand musicien organisa son programme de manière qu’aux heures de composition succédassent les plaisirs. Il y a temps pour tout dans une existence bien ordonnée, et quand on avait satisfait aux droits souverains de la nuise, Vénus et Liæus pouvaient venir. Les plus jolies filles de la troupe accouraient la nuit aux rendez-vous ; on fêtait la beauté et les vieux vins du Rhin et de Hongrie. Boire, manger, rire, chanter, faire l’amour, c’était l’histoire de tout Viennois à cette époque. Qu’on se figure un paganisme aimable, bon enfant, un naturalisme candidement éhonté, pratiquant ses petits dévergondages sans avoir l’air de s’en douter, et par la naïveté de son impudence déconcertant tout rigorisme ; le péché avant la découverte de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : Papageno, Papagena ; deux types des mœurs viennoises du bon vieux temps ! En ce sens, la Flûte enchantée abonde en énigmes qui deviennent les choses les plus claires du monde pour peu qu’on se représente ce passé. J’ai parlé des deux rôles comiques, mais les autres, — Tamino, Pamina, Sarastro, tous ces prêtres d’Isis et d’Osiris, — par leur dogmatisme plein d’épouvantes sacrées, leurs épreuves terribles qui n’excluent ni la tolérance philosophique ni les doux préceptes d’une morale facile et tout humaine, ne sont-ils pas aussi des Viennois ?

Comme toutes les natures nerveuses, Mozart avait besoin de distractions. Resté seul après son travail, la mélancolie l’envahissait : il lui fallait voir du monde, s’oublier. De tels hommes, de tels génies, ne sauraient être jugés selon les lois ordinaires. Voici par exemple une œuvre sublime, idéale, marquée en quelques-unes de ses parties d’un caractère presque divin, et cette merveille a été conçue, écrite au milieu des plaisirs, des bombances ! Fiesole allait à ses pinceaux, à sa palette, comme il aurait pris une harpe pour chanter un psaume ; mais fra Angelico était un Italien du XVe siècle, et Mozart, enfant de Saltzbourg, vivait à Vienne en 1791. Et ni ses appétits sensuels, ni ses égaremens ne l’ont empêché d’être, lui aussi, le frère des anges. Combien de motifs cette fois pour expliquer la contradiction, l’excuser ! Sait-on ce qu’un artiste moderne dépense de forces physiques dans sa composition ? Qui dit poète, musicien, ne dit pas seulement philosophe. Autre chose est de vivre comme un Kant, un Maine de Biran, à l’état raisonnant, spéculatif ; autre chose est de vivre à l’état sensitif, de créer. Les forces physiques, j’en demande bien pardon aux purs esprits, veulent être réparées ; il faut que dans les intervalles du travail la machine se ravitaille, et souvent l’action de ces moyens de renouvellement sur un organisme dont tous les ressorts sont en mouvement ne s’exerce elle-même que pour provoquer à d’autres dépenses. Mozart mangeait beaucoup, buvait plus qu’il ne convient à un homme raisonnable, et quant aux femmes, il ne se lassait pas de les aimer toutes à la fois comme son don Juan. Le goût, je l’ai dit, lui en était venu tard. Son premier attachement, très profond, très honnête, le sauvegarda jusqu’à vingt-six ans contre les désordres des sens. On connaît l’histoire. Aloysia Weber était la fille d’un pauvre copiste du théâtre de Manheim. Elle avait quinze ans, de la beauté, des charmes, une voix de sirène. Mozart venait de quitter son archevêque de Saltzbourg (1777), et, cherchant un emploi, parcourait l’Allemagne avec sa mère. À Munich, l’électeur l’avait éconduit dans les meilleurs termes : « Je ne dis point non, ne refuse rien ; mais c’est trop tôt. Qu’il voyage en Italie, devienne célèbre, et alors on verra ! » A la cour de Manheim, même eau bénite. On raffolait de son talent, de son jeu, on s’intéressait grandement à sa personne ; mais ce beau zèle n’allait point jusqu’à faire qu’on lui donnât la moindre place dans l’orchestre, ou mieux encore qu’on le chargeât du soin d’écrire un opéra, ce qu’il ambitionnait par-dessus tout. En attendant, la gêne continuait, et le père, resté à Saltzbourg, apprenant par lettres ses mécomptes, se demandait tristement, après tant de pérégrinations inutiles, de démarches avortées, si jamais cet enfant prodige finirait par devenir un homme capable de gagner sa vie. Hélas ! l’excellent père, de quel surcroît de préoccupations n’était-il pas menacé ! Mozart, pour ses travaux, fréquentait la maison du copiste de Manheim. Il vit Aloysia, s’en éprit ; bientôt les deux jeunes gens s’aimèrent de toute la force de deux cœurs qui battent pour la première fois. Mozart avait vingt ans. Les lettres qu’il écrit à son père sur ce sujet sont bien ce qu’on peut lire de plus charmant. Il s’efforce de ne rien trahir du secret de son amour, affecte de ne parler que de la belle voix de la jeune fille, de l’état précaire des parens et de l’indispensable utilité de sa présence parmi eux, donnant à entendre qu’un voyage en Italie avec cette famille Weber serait peut-être ce qu’il y aurait de plus profitable tant pour le perfectionnement de son propre génie que pour les avantages d’argent qui ne manqueraient pas d’en résulter grâce aux concerts. Il jase, raisonne, argumente, et, dans la course vagabonde où sa plume s’abandonne, n’a pas l’air de se douter que sous chacune de ses réticences un aveu timide se dérobe.

Le père, lui, ne s’y trompe point. — Discrètement il écarte les feuilles, voit le serpent, souffle dessus froidement, et, sans le tuer, le conjure. Critiquer le voyage en Italie, appuyer sur l’objection d’un ton doux et ferme, mais qui n’admet pas de réplique, fut l’habile manœuvre du moment. Le fils voulut répondre : on resta sourd. Il fallut comprendre à demi-mot, obéir. Les amoureux se séparèrent après mille sermens échangés. Mozart aimait. L’imagination, les sens, n’étaient point seuls en jeu chez le jeune artiste ; son cœur, plein de tendresse, de foi profonde, avait tressailli. Aloysia, de son côté, versa bien des larmes ; mais sa peine, quoique sincère, dura moins. L’année ne s’était pas écoulée, que Mozart, la retrouvant à Munich, s’apercevait d’une complète évolution. « Fragilité, ton nom est femme ! » a dit le poète. La fragilité, ce jour-là, s’appelait Aloysia. Ils se revirent à Vienne ; la jeune fille, dans l’intervalle, s’était mariée avec un comédien nommé Lange, et déjà perçait son talent avec sa réputation de cantatrice. Mozart, attiré par les souvenirs de Manheim, hantait la maison. Qu’y cherchait-il ? Son pauvre cœur, dont l’aînée des deux filles n’avait point voulu, et que l’autre, la cadette, guettait pour le saisir au passage. Cette sœur cadette, bonne, fidèle, dévouée, fut sa Constance, celle pour laquelle il écrivit, dans l’Enlèvement, le fameux air de Belmonte, tout palpitant de ses ardeurs récentes. « C’est l’air favori de tous ceux qui l’entendent, » mande-t-il à son père en oubliant avec l’adorable candeur du jeune âge qu’il reprend au sujet de sa nouvelle maîtresse la litanie chantée jadis à propos d’Aloysia. « On y saisit le tendre émoi, les irrésolutions, et jusqu’aux moindres battemens d’un cœur sensible, jusqu’à la plénitude du bonheur, exprimée par un crescendo, jusqu’aux soupirs, aux doux aveux, dont les violons en sourdine et la flûte rendent le bruit et le mystère. » Le père, à son tour, reprit le vieux thème d’opposition : épouser la fille d’un copiste, c’était déchoir. Et puis quel avenir ! point d’argent, nulle chance d’en gagner ! La perspective en effet n’était pas brillante. Ils se marièrent nonobstant, et se mirent en ménage avec 50 florins… de dettes. Pauvre Constance ! c’est elle qu’il faut plaindre, admirer, elle la compagne des mauvais jours, la confidente de tant de défaillances, de misères, l’honnête, simple, courageuse gardienne de ce foyer domestique tracassé, bouleversé. Ce que c’était que la modération, Mozart ne le sut jamais. Apre au plaisir comme au travail, il passait sa vie hors de chez lui, hantant les tripots et les salles de billard, courant les tavernes, les bals publics, déguisé en pierrot, et donnant à la composition les restes d’une nuit de fredaines. Entre les dépenses qui devaient résulter d’une pareille conduite et les revenus de la maison il n’y avait aucune espèce de balance. L’argent qu’il retirait du théâtre, des concerts, les sommes que ses éditeurs lui fournissaient, et jusqu’à sa pension de l’empereur, tout y passait. La pauvre Constance avait beau redoubler d’économie : elle n’arrivait pas, comme on dit, à joindre les deux bouts.

Et plût à Dieu quelle n’eût pas eu, l’infortunée, d’autres sujets de peine ! Constance était la fille d’un musicien, elle avait du sang d’artiste dans les veines, et savait d’instinct comment on s’y prend pour s’arranger de la misère ; mais comme si ce n’était point assez du manque d’argent, la malheureuse avait encore à faire face aux découragemens de son mari, lorsque celui-ci, en proie à ces mornes et terribles réactions qu’amènent les lendemains d’ivresse, passait ensuite des jours entiers à gronder, à se plaindre, sombre, attéré, querelleur, et n’interrompant sa taquinerie que pour se renfrogner comme un hibou dans un coin. Alors se montraient le courage, le dévouement de cette aimable femme. À force de petits soins, de bonne humeur, elle le ramenait, gagnait un jour ou deux pendant lesquels son cher libertin se reprenait à la vie de famille. L’heure venue, Constance mettait la nappe, on soupait ensemble tête à tête, et Wolfgang, émerveillé de la bonne chère qu’on faisait chez lui (hélas ! Pauvre grand homme, il ignorait à quel prix, et que sa femme avait dans la matinée engagé son dernier bijou), Wolfgang jurait ses grands dieux de rompre à tout jamais avec cette vie de désordre, sermens de joueur et de buveur oubliés le lendemain ! Il l’aimait pourtant, lui, et se serait fait tuer pour elle, et malgré cela combien de torts, de félonies, de vilaines escapades ! On voudrait n’avoir à parler que de ces élans du cœur, de ces aspirations que la fièvre du génie rend excusables ; mais nous n’en sommes plus aux Béatrice, aux Léonore ; avec Aloysia, l’idéal avait jeté sa flamme, et ce qui restait en lui du feu divin, il le gardait pour ses chefs-d’œuvre. L’amour des sens passionnait seul, en dehors de la composition, cette nature dévorée et dévorante. « Raphaël ; disait l’abbé Da Ponte, l’ange Raphaël, mort jadis à trente-sept ans, revit aujourd’hui parmi nous, et s’appelle Mozart. » Qui n’a présent devant les yeux le portrait de la Fornarina, image splendide et fatale d’un modèle également marqué du double signe de la beauté et de la fatalité ? Rarement on a peint quelque chose d’aussi merveilleux crue ce bras mollement arrondi sur la poitrine ; et ces yeux, vit-on jamais rien de plus voluptueusement ombré, de plus doux, de plus charnellement diabolique ? Sirène, femme, ondine, on sent que c’est la perdition. Maintenant de cette Fornarina rapprochez par la pensée ce portrait de la galerie Borghèse où le jeune Raphaël s’est représenté lui-même, le regard embrasé de flamme sombre, la lèvre humide, émue, comme pour appeler la jouissance. Pauvre enfant, vous écrierez-vous, qui, tandis qu’il éclaire le monde, va soi-même se consumant ! Elle cependant éclate de santé, d’embonpoint ; lui n’est que pâleur, désir, souffrance : vous diriez une substance éthérée, une âme reproduite par la magie du pinceau le plus fin, le plus délicat. Elle, c’est le corps, c’est la forme, dans sa triomphante harmonie, la contadine superbe, impassible, fatale, qui se laisse aimer comme elle se laisse peindre, parce qu’elle est belle. Ainsi je me représente le mélancolique, l’ardent et mystique Mozart jeté par son libertinage en proie à toutes ces sirènes, moitié allemandes et moitié slaves, du gouffre viennois. Mystique et libertin, âme croyante, esprit sceptique et sens débauchés, l’exemple s’est vu trop souvent pour qu’on s’en émerveille ! Et si j’aborde franchement chez Mozart ce chapitre des humaines inconséquences, ce n’est point que je veuille me donner le triste plaisir de montrer dans un homme d’un tel génie les misères qui dégradent notre espèce, mais bien plutôt pour tâcher d’excuser l’immortel artiste à l’endroit de ses travers, qui furent surtout de son temps et de son pays, car si nous admettons que certaines conditions historiques et climatériques agirent beaucoup sur son génie, pourquoi nous refuserions-nous à reconnaître la part que ces mêmes conditions peuvent avoir eue dans sa conduite ?


II

Il a quelques mois, je traversais Saltzbourg allant à Ischl. Une journée que je passai là en promeneur, en dilettante, m’en apprit plus que bien des livres. Pas plus que la nature, ces quartiers et ces monumens n’ont changé ; tout y est comme Mozart l’a vu au temps des grandes existences épiscopales. Plus de vingt églises ou chapelles dans cette petite ville, et des tours, des coupoles, des flèches ! vous diriez une forêt. Le marbre abonde, le cuivre aussi, et sur toutes ces cimes globes et croix étincellent au soleil ; puis ce sont de riches hôtels, des maisons qu’on prendrait pour des palais, des places qu’égaie une architecture du midi. Quand, du haut du Capuzinerberg votre œil embrasse cet ensemble à la fois riant et superbe, vous vous croiriez déjà en Italie. Et combien l’impression va devenir plus grande, plus profonde, si du dehors vous pénétrez au dedans, si vous voyez s’ouvrir devant vous la cathédrale, les Franciscains, Saint-Pierre, si dans ces chœurs, sous ces dômes, le culte catholique célèbre pontificalement ses mystères, si le long de ces colonnes, de ces murs enluminés de fresques, se déroule l’immense procession avec l’or de ses mitres, de ses crosses, de ses chasubles, la flamme de ses cierges, la fumée de ses encensoirs, le tonnerre de ses orgues ! Tel fut le spectacle dont les pompes agirent sur l’imagination de Mozart bambin. J’ai dit spectacle, c’était bien autre chose en vérité pour cet enfant qui venait là chercher son Dieu et le trouvait. Le doute, qui le lui eût appris ? Quelle atteinte funeste aurait pu recevoir aux mains d’un père plein de foi cette âme croyante et pieuse ? Longtemps après son mariage, il allait encore à la messe, et si le désaccord se fit, s’il vécut et créa en dehors du cercle d’une religion dont le sentiment ne l’abandonna jamais, il faut bien reconnaître en ce point l’influence sur son organisation très féminine du climat méridional dans lequel il était né. Voyez cette population : quel air de santé, de bien-être ! Quelles bonnes figures respirant la joie d’être au monde ! Comme on s’aperçoit tout de suite que ces braves gens s’occupent peu de métaphysique ! L’Italie, par-delà les Alpes tyroliennes, leur envoie ses tiédeurs, ses baisers. Des vérités éternelles, ils croient honnêtement ce que la religion leur en enseigne, préférant d’ailleurs toute espèce de contingent à l’absolu. Ils ont la foi du charbonnier, ne leur en demandez pas davantage, car plutôt que de discuter ils seraient capables de vous répondre comme ce Chinois à un missionnaire : « J’ai tant d’affaires dans ce monde que je ne sais où donner de la tête ; comment diable voulez-vous que je trouve le temps de m’occuper de ce qui se passe dans l’autre ! » Jouir des biens de cette existence terrestre, toute leur préoccupation se borne là, et encore ne peut-on appeler préoccupation ce qui, chez eux, n’est qu’élan naturel, instinct pur et simple. Les femmes, les jeunes filles ont cette expression sensuelle, ce charme du regard, de la bouche, auquel l’homme du nord aurait tort de se laisser prendre, car l’honnêteté, en somme, n’y perd rien. On veut bien vivre, entendre de la musique, aimer, et le reste, mais sans préjudice, porté aux premières croyances, sans démérite ni scandale. Voilà le sang dont était Mozart, la chair dont il fut pétri. Né à Saltzbourg, il y vécut la plus grande partie de sa vie jusqu’à vingt-six ans, pour aller ensuite habiter Vienne, c’est-à-dire un Saltzbourg en grand.

Cependant le poème de la Flûte enchantée était complètement terminé. Schikaneder, faisant droit aux réclamations du musicien, avait dix fois modifié, remanié sa pièce. Mozart débordait d’inspiration. Il travaillait toute la matinée, dînait à midi avec son directeur et quelque jolie princesse de théâtre, la Reisinger par exemple, qu’il destinait au rôle de Papagena ; puis, après une première étape, et quand on avait bu déjà et ri plus que suffisamment, les femmes se levaient comme en Angleterre, et le maître, continuant à se griser, entamait avec son librettiste la question des airs et des duos. Schikaneder devait jouer Papageno, et Mozart lui soumettait à mesure chaque morceau du personnage.

— Que penses-tu de ce duo ? lui dit-il un jour en s’asseyant au clavecin avant de se mettre à table.

— Hum ! répondit Schikaneder, je n’en ai pas grande idée. Beau, si tu veux, mais trop savant, beaucoup trop savant !

Mozart déchire la page et n’ajoute mot. Tout à coup, au milieu du dîner, il se lève, court à la chambre voisine, et presque aussitôt revient avec une nouvelle esquisse. Schikaneder prend, regarde, et toujours mangeant et buvant :

— Même défaut ! répète-t-il, trop d’art, de recherche ! Tâche donc de faire plus simple, plus populaire ! Tiens, comme qui dirait ce que je chante !

Et, la bouche pleine, il fredonna quelque pont-neuf viennois.

— Bravo ! j’ai ton affaire ! s’écrie Mozart, qui de nouveau s’escrime et touche juste cette fois.

Mozart achevait le finale de son premier acte [2], lorsqu’il apprit qu’une scène rivale se préparait à donner un opéra sur le même sujet. Cela était intitulé le Cistre enchanté, et fut représenté le 6 juin 1791 au théâtre de Leopoldstadt, qui faisait à l’entreprise de Schikaneder une désolante concurrence. La musique était de Wenzel Müller, l’auteur populaire du Moulin du diable. Vienne raffolait alors de ces féeries où, dans le miroir grotesque de la caricature, défilaient et se heurtaient pêle-mêle toutes les idées à la mode, chevalerie, sorcellerie. Qu’on se figure ces parodies à grand spectacle auxquelles nous assistons aujourd’hui, mais avec la pointe voulue d’idéal et de romantisme, avec cette nuance d’ironie qui fait que par instans vous ne savez plus trop s’il faut prendre la chose au plaisant ou au sérieux, tant à ces pantalonades vient se mêler de poésie vraie, d’humaine observation ! Je ne dirai pas : « C’est du caviar pour les basses classes ! » c’est du Shakspeare. Et puis quelle différence entre les deux musiques ! Ici nous acceptons, vaille que vaille, la ritournelle qu’on nous débite, des refrains de tabagie, de honteux motifs puant encore l’obscénité des paroles que ces coq-à-l’âne remplacent ! Là-bas, c’étaient les émanations, à travers les siècles, du génie musical d’une race originellement douée, la fleur des Alpes et des Karpathes, des lieder ramassés à poignées dans le champ national par des hommes ayant, comme Dittersdorf, Wenzel Müller, un tel art d’appropriation qu’on se demande aujourd’hui si ce sont eux qui ont emprunté cette musique à la tradition populaire, ou si ce n’est point plutôt, la tradition qui la leur a prise ; un véritable orchestre de kermesse, des chansons qui jaillissent du cœur, des valses à tout entraîner, des ballades tantôt d’un comique ébouriffant, à la Falstaff, tantôt naïvement rêveuses, tantôt empreintes des terreurs du surnaturel. On pressent à la fois Schubert et Weber : le premier un peu prosaïque, un peu bourgeois, comprenant davantage l’eau qui fait aller le moulin, le courant leste et clair où voyage la truite entre deux rives de gazon émaillé ; l’autre, plus entraîné vers le merveilleux, plus romantique, et préférant au ruisseau de la belle meunière la grotte de cristal des ondines et des nixes.

Si jamais vous visitez Vienne, ne manquez pas d’aller voir à Leopoldstadt le Moulin du diable. L’ouvrage ne se joue plus guère que de loin en loin, et pour l’ébattement du populaire et des enfans, ce qui n’empêche pas les gens distingués et raisonnables d’y trouver leur plaisir par occasion. Ce Moulin du diable, avec ses chevaliers bardés d’armures retentissantes, ses troubadours élégiaques, son coquin de meunier, qui par manière de passe-temps a tué sa femme, — avec ses sacs de blé qui se trémoussent, son Kasperl pantagruélique, qui au dénoûment s’envole en l’air à cheval sur son baudet, — ce Moulin du diable fait un spectacle des plus divertissans. Musicien ambulant, violoneux de tréteaux, moins artiste que rapsode, mais dans sa trivialité d’une veine intarissable, car elle se renouvelle aux sources vives, Wenzel Müller a composé de la sorte plus de cent féeries où passe par momens je ne sais quel souffle romantique. Vous diriez alors du Shakspeare traduit en allemand des faubourgs de Vienne. Le bonhomme composait du reste dans toute la simplicité de son âme ; il écoutait, se souvenait, content de transcrire et d’arranger pour le plaisir des autres ces trouvailles qui lui plaisaient. Il secouait sa large manche, et les notes par milliers en tombaient : féeries, impromptus, Wienerpossen. Sur le tard, la renommée de Mozart l’importuna ; toujours simple et naïf, il ne se l’expliquait pas. « Comment se peut-il faire, disait-il, que le monde tienne en pareille estime un homme qui, après tout, n’a jamais composé que sept ouvrages, tandis que moi j’ai écrit plus de deux cents opéras, sans compter des monceaux de musique religieuse ? »

En attendant, cette productivité, dont l’avenir devait si médiocrement savoir gré à Wenzel Müller, ne laissait pas que d’être pour Mozart une cause grave de découragement. Le Cistre enchanté fut donc donné à Leopoldstadt, et tout Vienne aussitôt d’accourir battre des mains aux décors neufs, aux mille trucs de la mise en scène, aux incomparables lazzis d’un certain bouffon nommé Laroche, espèce de Debureay parlant et chantant, dans la peau duquel semblait s’être incarné le Pierrot local. Cent vingt-cinq représentations constatèrent urbi et orbi l’immense valeur du chef-d’œuvre, dont pas un grain de poussière ne subsiste désormais. Volontiers Mozart eût renoncé à la partie ; Schikaneder tint bon. Comprenant qu’un théâtre comme le sien, qui, dans les hiérarchies de l’époque, pouvait avoir l’importance que nous attribuons par exemple à telle petite scène du boulevard, comprenant qu’un pareil théâtre ne pouvait entrer en lutte ouverte avec Leopoldstadt, il chercha quelque combinaison nouvelle qui lui permît de donner à sa pièce un intérêt autre que celui des changemens à vue et du spectacle. La féerie toutefois fut maintenue à cause de l’engouement du quart d’heure. Néanmoins se borner à travestir les personnages, à modifier les situations, les accessoires, ce n’était point assez. Suffirait-il pour donner à la vogue une impulsion dérivative de faire du Kasperl de la farce viennoise un oiseleur tout de plumes habillé, de changer en flûte le basson grotesque si applaudi chez le voisin, de métamorphoser le tigre du texte originel en un serpent qu’on fixerait en manière de queue aux chausses du prince Tamino, lequel, ô sainte naïveté de l’art à son enfance ! en ayant l’air de se sauver, traînerait après lui le monstre attaché à ses pas ? Raisonnablement, tout cela serait-il de nature à passionner les multitudes ? L’honnête Schikaneder en doutait. Il aurait pu se demander si d’aventure le collaborateur auquel il avait instinctivement fait appel, et qui se nommait Mozart, n’accomplirait point à ce propos quelque miracle ; mais on ne s’avise jamais de tout. Et d’ailleurs, alors comme de nos jours ; il demeurait bien entendu qu’en matière d’opéra la question de la pièce devait passer avant celle de la musique. M. Auber, avec cette ironie qu’on lui connaît, a dit : « Pour bien réussir, il faudrait qu’un opéra pût être donné le premier soir sans la musique ; on jouerait d’abord la pièce purement et simplement, puis le surlendemain on y glisserait quelques morceaux, et peu à peu, le public s’acclimatant ainsi, on arriverait vers la quinzième représentation à supporter toute la partition. » A Vienne, et du temps de Mozart, les choses déjà, se passaient de la sorte. Schikaneder, malgré tant de belles paroles pour vaincre les résistances de son collaborateur, sentait qu’en cette affaire les responsabilités pesaient toutes sur son poème, et que la musique, quoi que fît Mozart, ne viendrait jamais dans le succès qu’en seconde ligne. Aussi, comme il travaillait cet inventeur, comme il se creusait la cervelle à chercher l’idée attractive, argenteuse ! Tant d’efforts eurent leur récompense, et comme ces adeptes qui, cherchant la pierre philosophale, préparèrent la chimie moderne, cet entrepreneur aux abois, qui ne pensait qu’au moyen de gagner des écus, mit la main sur une idée que la musique allait élever au rang des chefs-d’œuvre. Je veux parler de cette introduction de l’élément maçonnique à laquelle Schikaneder, croyant répondre à certaines préoccupations sociales et politiques du moment, eut recours en désespoir de cause.

L’époque était à la philanthropie ; les idées d’avenir, de réforme, d’amour de l’humanité, empruntaient au passé certaines pratiques mystérieuses faites pour amuser, pour endormir cette société frivole qui, à ses bals de cour, à ses chasses, à ses concerts de castrats, trouvait plaisant d’entremêler le surnaturel, ne se doutant pas du sens fatal caché sous cet appareil de mesmérisme et de sorcellerie, ni des formules, des signes cabalistiques mis en œuvre pour rallier entre eux dans une révolutionnaire connivence tous ces diseurs de bonne aventure, apôtres et tireurs de cartes. La figure de Cagliostro restera comme celle d’un représentant très curieux de ce mysticisme relevé d’ironie où tous les esprits du siècle se laissèrent prendre. Schikaneder ravaudant le tissu grotesque de sa pièce, remaniant ses personnages l’un après l’autre, se retrouvait en présence de Sarastro, le tyran de son mélodrame, lorsque tout à coup l’idée lui vint de faire de ce tyran, de ce monstre, un grand prêtre de la sagesse, un ami de l’humanité, idée merveilleuse à laquelle l’antique Égypte allait incontinent prêter ses temples, le culte d’Isis ses collèges de prêtres, de sorte que, sans mettre l’ordre maçonnique en collision avec les pouvoirs politiques, sans risque d’encourir les censures et les interdits des partis réactionnaires, on aurait pour soi l’immense attraction de l’idée partout dominante. « Bientôt la sombre erreur sera dissipée, bientôt l’esprit de sagesse triomphera ! » ainsi du commencement à la fin s’exprime par la bouche de ses initiés, de ses génies, de ses demi-dieux, cet ouvrage étrange, singulier, qui, d’abord conçu dans les proportions d’une féerie de tréteaux, devait, grâce à l’un de ces hasards qui président aux grandes créations, devenir le chef-d’œuvre le plus idéal, le plus pur de Mozart. Qu’on ose en ce cas médire des petites causes ! L’homme qui suscite une partition telle que la Flûte enchantée rend un service impérissable à l’humanité, et mérite que tous ceux que l’art passionne et moralise bénissent son nom à traversées siècles. Goethe, qui s’y connaissait quelque peu, a écrit : « Il faut, pour apprécier la valeur de tels ouvrages, plus d’intelligence et de talent que pour s’en égayer [3]. »

Comme l’auteur de Werther et de Faust, comme Lessing, Herder, Wieland, comme cette multitude d’esprits auxquels les institutions du passé ne suffisaient plus, et qui, dans l’honnêteté de leurs consciences, auraient voulu voir les circonstances répondre à l’idéal qu’ils avaient en eux, Mozart était franc-maçon. Ces rêves de fraternité, de bonheur universel, parlaient à sa belle âme, à sa nature métaphysique moins raisonnante que sensitive, et qui, toute remplie d’aspirations inassouvies, trouvait son bonheur à vivre en communauté de desseins, de tendances, avec un cercle d’esprits cultivés, frères du sien par la moralité, la grandeur des vues, sinon par l’illuminisme créateur. On remarquera en passant une lettre à la date de 1787 qu’il écrivait à son père, déjà souffrant et déclinant : « Je n’ai pas besoin de vous dire quel vif désir j’ai de recevoir de vos nouvelles, et combien j’espère qu’elles seront bonnes, quoique je me sois fait l’habitude de ne spéculer que sur le pire en toute chose. La mort n’étant, à bien prendre, que le terme de notre existence, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable amie des hommes, que son image, loin de m’épouvanter, me console et me rassérène, et je ne saurais assez remercier Dieu de m’avoir mis à même (vous me comprenez, n’est-ce pas ?) de la considérer comme la clé de notre véritable félicité. Jamais je ne me couche sans songer que peut-être, — si jeune que je sois, — il ne me sera pas donné de voir se lever le jour du lendemain, et cependant je ne suppose point que personne de ceux qui me fréquentent m’en trouve plus soucieux ni plus mélancolique. C’est au contraire pour moi une félicité dont je bénis incessamment mon créateur, et que je souhaite du fond de l’âme à tous mes frères. » Quelque idée qu’on puisse avoir de l’influence qu’exerça sur Mozart cette initiation aux mystères alors très significatifs de la franc-maçonnerie, qu’il crût voir dans ces dogmes nouveaux des vérités plus hautes et plus pures, ou qu’il ne s’agît à ses yeux que d’un simple enseignement moral, il n’en est pas moins vrai que son âme y trouva le calme, la quiétude, « cette paix de Dieu, plus haute que tout l’entendement des hommes ! » Et c’est là en somme le point important pour nous qui n’avons à juger de ce qu’il ressentit que par ce qu’il en a exprimé dans ces pages immortelles. Religieuse en son essence est en effet cette musique de la Flûte enchantée. Elle a la foi, l’amour, et respire, de sa première note à la dernière, je ne sais quel sentiment de mansuétude infinie, de céleste apaisement.

J’ai donné acte à Schikaneder du mérite de l’invention ; peut-être me suis-je trop hâté, peut-être l’introduction de ce principe métaphysique si merveilleusement développé par Mozart fut-elle due non à l’initiative géniale de l’imprésario-rimailleur, mais à une prescription de la loge transmise par un choriste affilié, Robert Giseck. Ce qu’il y a de certain, c’est que, par son à-propos, la chose devait réussir, même alors qu’elle n’eût pas inspiré à Mozart ce chef-d’œuvre, et rien ne me prouve que ce ne soit pas le sens caché sous les paroles bien plutôt que la beauté de la musique qui ait tout d’abord entraîné le succès. Le nouvel empereur Léopold venait de proscrire les francs-maçons. À ce successeur réactionnaire du trop libéral Joseph II, toutes ces théories modernes déplaisaient fort ; il n’y voyait que machines de guerre contre son droit divin, complots révolutionnaires. C’était assez pour émouvoir le public en faveur des francs-maçons, et pour que de son côté l’ordre s’évertuât à dissiper les préventions répandues contre lui par ce qu’on appellerait aujourd’hui le parti clérical. « Il court des bruits étranges sur ces prêtres, sur leur faux esprit ; on se dit à l’oreille que quiconque s’affilie à leur ordre est aussitôt damné d’âme et de corps ! » Ainsi, cherchant à le faire jaser, parlent à Papageno les trois dames. Même évidence d’allusion dans une réponse de Tamino à une demande de ce genre : « propos soufflés à des commères par des fourbes ! » Comment Mozart fût amené à se mêler à cette discussion, comment son génie et ses convictions les plus secrètes l’y invitaient, nous le savons maintenant, et nous comprenons aussi quels accens devait évoquer un pareil génie dans ces antiques sanctuaires d’Isis, dont il franchissait le seuil en initié des temps nouveaux. Dès le finale du premier acte, on se sent transporté dans un monde épuré, supérieur. À l’appareil théâtral, décoratif, au mouvement d’une féerie succède le calme religieux du temple, la rêverie, abstraite en contemplation devant l’universelle harmonie des êtres et des choses, la méditation du sage promenant quelque sentence auguste à travers ces salles sacrées dont le bruit de ses pas réveille seul les muettes profondeurs : in diesen heiligen Hallen. Partout allégorie et symbolisme : ces trois adultes, ces éphèbes, sont des génies, les génies de la vertu commis à la garde du jeune prince qu’ils admonestent, édifient. » Et le prince lui-même est un type de l’homme tendant vers le bien, la perfection, — y arrivant à travers les combats, les épreuves, et recevant enfin sa récompense dans la bien-aimée Pamina. Maintenant qu’au théâtre tout ce mysticisme puisse ennuyer, que toutes ces épreuves ne présentent qu’une froide et monotone allégorie, je ne le conteste point ; mais j’en renvoie la faute, à qui de droit, et je passe outre sans me préoccuper davantage des bévues du librettiste ou des réclamations de cette partie du public, qui ne veut qu’être amusée. Si vous me dites qu’il y a des spectacles plus divertissans, je le croirai ; la psychologie ne plaît généralement pas à tout le monde, à moins qu’il ne s’agisse de quelque roman libertin. De même il y a des tableaux, des ouvrages plus amusans que la Transfiguration de Raphaël, que les dialogues de Platon, ce qui n’empêche pas le Phédon, lu à son heure, d’avoir son prix, et la Transfiguration de mériter quelques égards.

Ce n’est point le hasard qui fait que je cite ces deux chefs d’œuvre à propos de la Flûte enchantée. Un jour, M. Sainte-Beuve imagina d’écrire au bas d’un sonnet, en manière d’avis au lecteur : « Il y faudrait de la musique de Gluck ! » De la musique de Gluck à un sonnet de M. Sainte-Beuve, pourquoi cela ? L’auteur estimait-il que son sonnet, étant sans défaut, valait à lui seul un long poème de Quinault ou de Bailly du Proulet ? On ne l’a jamais su. Impossible par contre d’écouter cette idéale partition de Mozart sans penser à Platon, sans être frappé, comme dans le tableau de Raphaël, de cette opposition du groupe terrestre qui s’agite en bas et du groupe transfiguré qui plane en haut dans la pure lumière. Après ce premier acte, qui marche sur le sol réel, où, ravissante de grâce, de distinction, d’enjouement, la musique semble ne respirer, ne répandre autour d’elle que les ivresses, les chansons de la vie, voici tout à coup, avec l’entrée des trois génies, des accens d’un monde supérieur. « Elle m’apparut vêtue de la plus splendide couleur, modeste et décente, ceinte de pourpre et parée selon qu’il convenait à son jeune âge ; » ces paroles de la Vita nuova vous affluent aux lèvres, et, comme Dante apercevant pour la première fois Béatrice, vous vous écrieriez volontiers à la sensation dont vous pénètrent ces trois voix de soprano ne formant en quelque sorte qu’un son filé d’un rayon de soleil : Ecce Deus fortior me veniens dominabitur mihi ! Les Italiens d’autrefois n’écrivaient l’opéra-seria que pour des sopranos, des ténors, des voix aiguës, comme si les tonalités élevées pouvaient seules convenir à l’expression du sublime musical. En multipliant dans son ouvrage les parties de soprano à ce point d’en rendre l’exécution si difficile, Mozart n’a-t-il fait qu’obéir à cette loi, ou plutôt sa propre clairvoyance ne lui a-t-elle pas démontré que nulle voix plus que le soprano n’était de nature à rendre ces idées de pureté, d’élévation, de vérité éternelle, qui forment le thème psychologique dégagé par lui de l’espèce de chaotique rapsodie offerte à son imagination ? La seconde entrée des génies porte également ce caractère surnaturel, séraphique, admirablement exprimé par ces traits de violon d’une suavité telle qu’on dirait des battemens d’ailes sur les cordes ; mais c’est surtout dans l’introduction du second finale qu’éclate et rayonne en sa plénitude cette splendeur du divin. L’instrumentation de ce trio vous plonge dans le ravissement. On se sent l’âme inondée d’une lumière douce, bienfaisante ; on a comme l’idée d’une vision du paradis dantesque traversant l’âme d’un Fénelon ! Ce qui semblait devoir n’être qu’allégorie devient la réalité la plus charmante, et ces adorables génies, comme les anges de Raphaël, ne touchent au surnaturel que par leurs nimbes, car, pour le cœur, ils sont humains, mais d’une humanité épurée, sublimée.

Il n’eût certes tenu qu’à Mozart de faire ici du romantisme, son sujet même l’invitait à la fantasmagorie. Weber, Meyerbeer, Mendelssohn, à sa place, n’eussent peut-être pas résisté à cette tentation d’agir sur les sens de leur public, de l’entraîner aux régions de Callot et d’Hoffmann, d’écrire, au lieu d’une musique purement psychologique, une musique fantastique et machinée ; mais l’idéaliste Mozart conserve jusque dans le merveilleux ses relations avec la vie réelle. D’ailleurs, lorsque son propre tempérament ne l’en eût pas tenu éloigné, le monde des esprits, avec ses terreurs, ses angoisses, n’était point ce qu’il fallait au public de cette époque. Superstitieux et sensuel, n’aimant point à retrouver au théâtre les épouvantes du confessionnal, et voulant au contraire s’y réjouir gaîment de la comédie de l’existence, le bon Viennois s’arrangeait bien mieux du spectacle de quelque conte oriental accommodé à sa guise, au gros poivre et aux confitures, et qui lui représentait, sous des couleurs grotesques, drolatiques, la vivante ironie des mœurs locales. Qu’importent à Mozart les invraisemblances, pourvu que ses personnages vivent, pourvu qu’ils aient une âme humaine en rapport avec la condition élevée ou infime qu’il leur attribue ? Tamino est un jeune seigneur ému de toutes les aspirations du XVIIIe siècle, un cœur sensible et vertueux brûlant des plus nobles flammes pour la vérité, — de plus tendrement épris de la belle Pamina, une princesse de Racine égarée dans un conte de fées ! Quant à ce fripon de Papageno, ne vous fiez pas à l’apparence, et ne voyez en lui, malgré ses plumes d’oiseau, qu’un franc Viennois jovial et bavard, ne demandant qu’à trouver le vin bon, les femmes jolies, et pourvu d’une ample dose de cette sentimentalité qui, de bas en haut, caractérise le vrai fils de la patrie allemande.

J’arrive à Sarastro, l’apôtre de sagesse, de clémence, ne rêvant, ne cherchant que le bien universel. Cette figure solennellement imposante, quoique cependant tout humaine, est encore relevée par des fonctions sacerdotales qui, bien qu’indéfinies, nous le montrent par momens sous un aspect presque divin. Il faut entendre la musique de Mozart évoquer autour de ce vieillard auguste la sérénité morne des sanctuaires, l’investir d’un idéal de majesté, comme elle a su investir les trois génies du nimbe séraphique. Tout ce que l’esprit des siècles est parvenu à connaître de la science divine et humaine, la grande âme de Sarastro se l’est approprié. Ces trésors amassés pour l’enseignement moral de ses semblables, il les fait servir sans relâche à rapprocher l’homme du Très-Haut, et comme, ni sur ses intentions, ni sur ses moindres actes, l’égoïsme n’eut jamais de prise, comme rien n’émane de lui qui ne vienne de la source pure de vérité, sa figure a revêtu avec le temps quelque chose de l’éternel et du divin, le divin n’étant en dernier terme que l’humain dans sa beauté, son harmonie originelles. Mozart, comme Raphaël dans sa troisième manière, ici n’individualise pas, il crée des types ; ses personnages ne sont plus des caractères, dramatiques, mais des symboles, des idées. Pour l’ardeur et la générosité des sentimens, la pureté, l’irrésistible élan, nul prince de tragédie n’égalera jamais Tamino ; aucune de ces princesse, malencontreuses dont parle la correspondance de Voltaire, « qui furent jadis retenues dans des châteaux enchantés par des nécromans, » aucune héroïne romanesque ne saurait, pour sa candeur, sa tendresse, sa foi, être comparée à Pamina, et Sarastro n’a pas besoin de parler en sentences pour être à mes yeux le moraliste et le sage par excellence. La musique où son âme sublime s’épanche peut se passer de paraphrase. Dans les génies s’incarnent les idées de religion, de vertu au XVIIIe siècle, et le couple Papageno nous représente, mari et, femme, le peuple de l’époque, avec son sensualisme naïf, son esprit gouailleur et bon enfant, où l’émancipation trouverai plus tard des germes à féconder.


III

Au mois de juin 1791, la partition de la Flûte enchantée était, sinon achevée, du moins fort, avancée. Déjà les répétitions avaient commencé, lorsqu’à l’occasion du couronnement de l’empereur, les états de Bohême commandèrent à Mozart un opéra de circonstance, la Clemenza di Tito, dont Métastase avait fourni le poème. Entre les braves habitans de Prague et le musicien de Saltzbourg, les sympathies étaient de longue date. « Puisqu’ils, me comprennent si bien, avait dit Mozart après cette fameuse revanche donnée par eux à la musique des Noces de Figaro, trouvée obscure ailleurs, — puisqu’ils me comprennent si bien, je veux écrire un opéra pour eux. » Cet opéra, on le sait, fut Don Juan, représenté le 4 novembre 1787 sur la scène de Prague aux acclamations de la cité tout entière, qui, à son éternel honneur, proclama d’emblée le chef-d’œuvre auquel Vienne, toujours travaillée par les intrigues de Salieri et de la coterie italienne, marchandait le lendemain ses applaudissemens. Mozart n’avait rien à refuser aux états de Bohème. Il fallut donc se mettre en route. Mozart partit en août 1791 avec sa femme, et chemin faisant entama sa besogne, n’ayant pour tout terminer qu’un délai de dix-neuf jours. Au sortir des excès de tout genre auxquels il venait de se livrer, ce nouveau travail atteignit sa santé. Il dut, dès son arrivée, appeler le médecin, se soigner. Bientôt pourtant il se trouva mieux, et parut jouir avec bonheur de l’empressement que lui témoignait un groupe d’amis et d’amateurs restés fidèles à l’auteur des Noces de Figaro et de Don Juan ; l’impression fut même chez Mozart qu’au jour des adieux, serrant la main à ses amis, il pleura comme comme s’il ne devait plus les revoir, ce qui advint. À cette mélancolie, conséquence morale d’un état physique déjà très entrepris, se joignait comme cause aggravante le médiore succès de sa campagne musicale, car, s’il ne pouvait tenir pour une chute le sort de la Clemenza di Tito, ce n’était pas non plus un bien grand triomphe, surtout quand on songeait à l’exaltation de cette même ville de Prague au sujet des Noces et de Don Juan. On revint à Vienne vers le milieu de septembre. Le découragement et la maladie furent du voyage. Mozart avait à cœur de se relever superbement. Il se remit à la flûte enchantée, à laquelle du reste il n’avait pas cessé de travailler même à Prague, ruminant pendant une partie de billard le délicieux quintette du premier acte [4], le coup de feu dura quinze jours, et de ce renouveau d’inspiration sortirent les plus splendides morceaux du chef-d’œuvre : le chœur Isis und Osiris, la marche des prêtres, le second finale, l’ouverture, autant de merveilles ! En ce temps-là, les théâtres allaient vite en besogne, les opéras de Mozart n’étaient pas d’aussi grands seigneurs que les nôtres ; ils ne se faisaient pas attendre. Le 30 septembre 1791, aptes deux semaines de répétitions, l’ouvrage fut représenté sous la direction du maître assis à son clavier. La première impression ne répondit point à ce qu’on espérait ; devant ce magnifique imprévu, le public un moment resta décontenancé. Ce style imposant, solennel, tout ce grandiose en un pareil local, c’était en effet de quoi surprendre. Depuis les drames de Shakspeare, joués sur des tréteaux forains, on n’avait jamais vu telle disproportion entre la majesté du dieu et l’étroitesse du sanctuaire. Isis et Osiris, dans quelle infime cabane furent cette fois célébrés vos mystères ! Hoffmann n’eût pas rêvé mieux, lui dont l’imagination, en fait de mise en scène, aimait à suppléer à tout. C’est pour le coup que, dans cette partition semblable au lotus mystique d’où le Brahma indien s’élança sur le monde, le nocturne conteur eût vu revivre l’antique Égypte funèbre et souterraine avec ses palais silencieux, ses temples profonds et déserts, ses obélisques, ses nécropoles, partout peinturlurées des images de la vie.

Le pauvre petit théâtre de Schikaneder avait eu beau se mettre en frais de costumes et de décors ; il restait beaucoup à faire au spectateur intelligent pour se rendre compte, en un tel milieu, de la pensée de Mozart. De là les vicissitudes d’une soirée qui devait d’ailleurs se terminer en triomphe, car les applaudissemens, qui d’abord avaient semblé ne vouloir se prendre qu’aux passages faciles, finirent, vers la seconde moitié de la partition, par s’échauffer pour les beautés d’un ordre supérieur, et lorsque tomba le rideau, l’enthousiasme était partout. On rappela Mozart, qui à son tour fit le dédaigneux, refusa longtemps de paraître, trouvant l’ovation un peu bien tardive, et ne se rendit qu’en se défendant. Plus d’un, à la vérité, n’avait pas attendu l’heure de la victoire pour se prononcer. Un brave et digne compositeur très en vogue à ce moment dans Vienne, Schenk, l’auteur du Barbier de village, fut saisi dès le début d’admiration irrésistible. Cet honnête homme, qui, plus que bien d’autres, aurait pu se croire le droit d’être envieux, se déclara tout aussitôt d’une façon touchante. Enthousiasmé par l’ouverture, il se glissa en rampant à travers l’orchestre jusqu’à Mozart, et, s’emparant de sa main gauche, la baisa, tandis que le maître, continuant de la droite à battre la mesure, le regardait avec attendrissement et gratitude.

L’impulsion était donnée ; le succès ne s’arrêta plus, et quel succès ! 8,443 florins de recettes en vingt-quatre représentations ! Ne sourions pas de l’humble somme, bien humble en effet si on la compare à ce que Robert le Diable, en un même nombre de représentations, valut à l’Opéra, mais énorme quand on se reporte à l’époque et pense à l’exiguïté du local, à la modicité du prix des places ! Le 22 novembre de l’année suivante, la Flûte enchantée touchait à sa centième représentation, et le 22 octobre 1795 on célébrait la deux centième [5]. Hélas ! pauvre grand homme, à ce succès fameux il ne devait pas longtemps assister ! Quoique souffrant et occupé d’autres travaux, il venait chaque soir au théâtre, amenant des amis, faisant volontiers sa partie dans l’orchestre. Une lettre qu’il écrit à sa femme en villégiature aux environs de Vienne respire encore, à la date du 14 octobre, la bonne humeur et l’enjouement. Il y raconte comme quoi, cessant tout à coup de venir fonctionner au pupitre, il a mis dans l’embarras son illustre poète-directeur Jupiter-Schikaneder, fulminant désormais du sein d’un nuage qui fond, en pluie d’or ses colères contre son infâme petit maître. Cependant, vers la fin de ce mois, le malaise s’accrut, et à quelques semaines de là Mozart gisait sur son lit de mort. Né le 27 juin 1756, il n’avait pas encore trente-six ans. Comme il était venu au monde, il en sortait : plein d’œuvres, de lumière, n’ayant connu ni les infirmités de l’âge, ni les défaillances de l’inspiration. Constance est là qui ne le quitte plus : la douce et noble femme a tout oublié pour ne se souvenir que de son devoir, de son amour. Sans illusion sur la gravité du mal, le désespoir au fond du cœur, elle appelle à son aide les sourires, les paroles consolantes. Lui travaille à son Requiem. On croirait qu’il meurt, il compose ; les doigts étendus dans le vide, il joue de l’orgue, et prête l’oreille comme pour entendre les trompettes du jugement. Cette musique sibylline, qui la lui a commandée ? Une voix d’en haut, un de ces pressentimens à la Michel-Ange comme en eurent deux ou trois, de ces sublimes visionnaires devant lesquels l’histoire dévoile à distance ses mystérieuses profondeurs. Laissons Stendhal, crédule et sceptique, philosophi gens credula, nous raconter, sur la foi de vingt autres romanciers de son espèce, l’anecdote du sombre inconnu venant jeter l’épouvante des sanctuaires dans cette âme éperdue, hallucinée. Ces fantastiques inventions aujourd’hui ne sauraient avoir cours. De même que Michel-Ange peuplant la Sixtine de ses prophétiques évocations, Mozart écrivant son Requiem sentit ses épaules fléchir sous le poids des grandes compassions modernes ; il vit l’histoire s’entrouvrir et se dresser l’échafaud de Louis XVI et de Marie-Antoinette, la chère princesse de ses souvenirs, la fille auguste et sacrée de cette grande Marie-Thérèse qui l’avait tenu, lui tout enfant, sur ses genoux. Intuition de somnambule, âme croyante et voyante de catholique et de philosophe, centre de résonnance où vibraient toutes les sympathies en vigueur dans son siècle, toutes les idées même chimériques en préparation, Mozart n’avait pas besoin d’invoquer le surnaturel pour lire à livre ouvert dans les événemens déjà prochains de la révolution française et composer, sous l’inéluctable dictée de son génie, le sunt lacrymœ rerum musical de la plus tragique de ses catastrophes.

Souvent, vers le soir, après être resté des heures absorbé, il souriait à Constance en regardant sa montre. « Bon, disait-il, voici le moment où la « reine de la Nuit fait son entrée, » et il ajoutait en soupirant : « Hélas ! ma pauvre Flûte enchantée, si je pouvais l’entendre encore, ne fût-ce qu’une seule fois ! » Puis il se mettait à siffloter doucement les couplets de l’oiseleur. Ce fut ainsi qu’il mourut, cette aimable chanson sur les lèvres et son âme, — comme un lac tranquille dont le soleil couchant vient d’irradier sa transparence, — sa belle âme endormie dans l’apaisement de l’idéal.

Pendant ce temps, la ville et la cour fêtaient les Italiens. L’envieux Salieri, directeur de l’opéra, qui détestait Mozart, ne se lassait pas de produire les chefs-d’œuvre de Martini, l’auteur plus facile à comprendre de la Cosa rara. À lutter contre ces petites intrigues d’une coterie étrangère, l’empereur Joseph II, qui voulait fonder une scène d’opéra national, avait usé sa peine. À son règne succédait celui d’un empereur idolâtre de Cimarosa. Ce n’était plus assez pour Léopold d’entendre une seule fois dans la soirée le Mariage secret. Le rideau baissé, il descendait sur le théâtre, donnait ses ordres souverains, et tout ce monde de chanteurs et de cantatrices, d’instrumentistes et de souffleurs, après avoir fait joyeuse ripaille, sablé d’expert gosier les vieux vins de la cave impériale, venait de nouveau prendre son poste, puis la musique recommençait. Le goinfre Cimarosa mangeait et buvait pour quatre ; Da Ponte, son compère et librettiste, en abbate bon vivant, lui tenait tête. Les morceaux engloutis, les verres vidés rubis sur l’ongle, à peine se donnait-on le temps de s’essuyer la bouche. — A vos pupitres, messieurs de l’orchestre ! au théâtre, mesdames et messieurs du chant ! Et la représentation itérativement d’aller son train ! l’ouverture d’abord, puis le duo d’introduction, puis le quintette, le finale, le duo bouffe des deux basses, et ainsi de suite jusqu’à l’air : Pria che spunti. Morceau par morceau, c’était comme les jambons du souper, tout y passait. Et quels applaudissement, quelle frénésie ! Quand le dernier archet avait fini de racler sa dernière note, l’étoile du matin se levait. On était venu à l’heure du rossignol, on s’en allait au point du jour, à l’heure de l’alouette. Je me figure un de ces dilettanti attardé, rentrant chez lui à pied, la tête pleine de cette double ivresse du vin de Champagne et de la mélodie italienne. Il enfile une rue étroite, passe devant une maison connue, voit de la lumière filtrer à travers de maigres rideaux d’un vert jauni. — Tiens, se dit-il, ce pauvre Mozart ! si je demandais en passant de ses nouvelles ! — Il frappe. Constance, tout en larmes, vient ouvrir : Mozart est mort ! La farce est jouée : disons la farce italienne jouée devant l’empereur, devant la cour par deux fois, tandis que la Flûte enchantée, honneur et gloire du génie humain, a pour temple une bicoque et pour auditoire la populace des faubourgs.

Dix ans plus tard seulement (le 24 février 1801), le chef-d’œuvre fit son apparition sur une scène impériale, sans quitter absolument ses premiers lares. Schikaneder, qui d’ailleurs ne parlait de Mozart qu’avec l’émotion de la reconnaissance, regardait cet ouvrage comme la pierre fondamentale de son théâtre, et quand il lui arriva de s’installer dans sa nouvelle salle, an der Wien, il fit, en souvenir d’une période illustre, placer au-dessus de l’entrée un superbe Papageno, ayant en main sa flûte à piper les oiseaux et le public. Toutefois l’avènement du chef-d’œuvre à Kärtner-Thor valut à notre homme bien des amertumes. Son poème, auquel il tenait, comme tous les chats-huans tiennent à leurs petits, reçut là sa première atteinte. On coupa, rogna, défit et refit le dialogue, sans prendre garde aux réclamations du pauvre diable, qui, furieux de voir qu’on lui refusait même d’imprimer son nom sur l’affiche, se mit à bafouer à son tour, dans une parodie de son théâtre, ceux qui le bafouaient si cruellement.

Cette fois l’insulte au moins ne s’adressait qu’au librettiste. Plût à Dieu que la Flûte enchantée n’eût jamais connu que cette profanation ! Malheureusement bien d’autres outrages l’attendaient chez nous. Je veux parler de ce qui se passa en 1806 à propos d’une abominable compilation représentée à l’Opéra sous le nom des Mystères d’Isis. Une nation, à coup sûr, ne saurait être responsable des sottises d’un particulier ; mais lorsque cette nation, au lieu de conspuer, comme elles le méritent, ces œuvres de l’ineptie et de l’impertinence, les supporte et même les encourage, il faut qu’elle n’ignore plus ce qu’elle fait, et qu’elle apprenne une fois pour toutes que de pareilles entreprises sont des hontes dans l’histoire intellectuelle des peuples. Cela s’intitulait donc les Mystères d’Isis, et se donnait des airs d’anthologie, de mosaïque. Des morceaux empruntés à Don Juan, à Titus, aux Noces de Figaro, y remplaçaient à chaque scène ceux de la partition originale qu’on avait cru devoir supprimer. La parodie, comme de droit, intervint, et sur l’affiche du Vaudeville s’appela les Misères d’Ici !…

Mais laissons au passé ses oripeaux et ses misères, et tâchons de savoir jouir des biens que le présent nous offre. En dehors d’un monde fort restreint d’artistes et de gens de goût qui connaissaient hier en France la partition de Mozart dans sa grandeur, dans son ensemble, qui aujourd’hui la connaîtrait sans ce généreux effort du Théâtre-Lyrique ? Disons-le tout de suite, ce qui fait le rare mérite de la nouvelle mise en scène de la Flûte enchantée, c’est le sentiment d’honnêteté qu’elle respire. Du simple orphéoniste appelé là pour grossir les chœurs aux premiers sujets, du bestial Monostatos, le Caliban de ce monde féerique, à Tamina-Miranda, de l’humble initié du temple d’Isis au divin Sarastro, de Papagena, la joyeuse commère viennoise, à la reine de la Nuit, morne et tragique sous son diadème d’étoiles, — chacun s’évertue et comprend ; tous paraissent pénétrés du souffle de cette incomparable musique. Telle cantatrice habituée aux évolutions chromatiques les plus éblouissantes ici devient sérieuse, et juge, en véritable artiste, que ce n’est point trop de tout son style pour rendre cette phrase d’un sens si profond et si clair. Omnia sub specie œterni, cette musique, du commencement à la fin, ne dit pas autre chose. La religion et l’art semblent s’y unir pour glorifier l’être humain dans ce qu’il a de plus élevé. Quelle inspiration que cet air où Tamino exprime les premières émotions de son amour ! Dans le même ordre d’idées, Mozart n’a jamais rien conçu de si beau. De tous les sentimens que l’homme, éprouve, le plus pur, le plus divin est celui que la femme fait naître. Seulement cet amour dont parle Tamino n’est point la passion comme dans Don Juan ou les Noces de Figaro, mais quelque chose de plus moral, de plus sublime, un but auquel on n’atteint que par la vertu de l’initiation. Je voudrais pouvoir ne donner que des éloges aux traducteurs de la pièce allemande. C’était bien sans doute de s’abstenir de toute manipulation indécente du texte musical, mais c’eût été mieux encore de respecter dans les personnages et les situations du libretto la pensée de Mozart. Que signifie par exemple cette invention d’aller faire un pêcheur de Tamino, qui chez Mozart est un prince, l’idéal et la perfection des princes philosophes ?

Quand les traducteurs cessent d’être en cause, c’est le tour des décorateurs, des costumiers. Je crains qu’on n’ait voulu trop bien faire les choses. C’est un tort. Ces chefs-d’œuvre conçus dans l’idéal, l’abstrait, ne se montent pas comme un opéra de Meyerbeer. Trop de couleur locale, de fatras égyptien, de pompe hiératique ; il faut détendre, mettre surtout de la bonhomie, du naturel. Cette musique vit dans le cœur et se joue dans le bleu : beaucoup moins romantique que votre mise en scène n’a l’air de croire, elle est par contre beaucoup plus romanesque. Un oiseleur rencontre une princesse, et, seuls, les voilà chantant au milieu des forêts un hymne à l’amour, trésor d’innocence, d’ingénuité, d’émotion vague et tendre. Le cloître de Robert le Diable, la Gorge-au-Loup du Freyschütz, jouent un rôle dans la musique de Meyerbeer et de Weber. Il convient donc qu’on nous les représente avec le plus de vérité possible, car de l’impression de terreur que cet appareil théâtral va produire dépendra en grande partie l’effet de la musique, du mélodrame, mais ici la musique n’est pas mêlée au drame, étant le drame même. Qu’ai-je besoin qu’on me peigne cette forêt ? J’écoute et je suis ravi, et bien loin de penser au décor, de me laisser distraire à l’accessoire, je ferme les yeux pour mieux entendre. Cette circonstance de deux amans supportant de compagnie les périls de l’initiation, au lieu de servir de motif au machiniste, n’a pour Mozart que le simple attrait d’une étude psychologique. C’est dans l’amour de Tamino, dans son héroïsme et sa vertu, comme aussi dans les infortunes de la jeune princesse, dans ses plaintes et son absolue soumission, qu’il a placé cet intérêt que tant d’autres demanderaient aujourd’hui à la fantasmagorie.

C’est pourquoi gardons-nous d’en trop mettre ; on ne saurait croire combien toutes ces surcharges, toutes ces interprétations décoratives nuisent à l’effet musical. Le caractère de Sarastro s’y transforme complètement. Dans ce lourd pontife, emmaillotté, crosse, mitre, empêtré de caparaçons hiératiques, vous avez peine à reconnaître le personnage de Mozart, si doux, si humain, si dégagé du fardeau de l’erreur, ne vivant que pour le bien de ses semblables. Sous cet écrasant appareil de voiles, de bandelettes et d’écharpes, l’acteur momifié ne songe qu’à sa propre contenance, et le trouble qu’il trahit en abordant ses airs serait à coup sûr moindre sans cet excédant de bagage sacerdotal : trouble d’ailleurs bien naturel, et qu’on s’explique par les gigantesques proportions de cette architecture musicale. Ce n’est pas un air cela, mais un monument, mais un temple ! L’abbé Arnault disait, à propos de l’Alceste de Gluck, qu’avec de pareille musique on fonderait une religion. Que penserait ce prêtre de cet air, émanation d’une âme froissée jadis, et qui, désormais réconciliée avec les lois suprêmes, pénétrée du sentiment de l’harmonie éternelle, s’est réfugiée au sein de l’Être, et de là contemple la créature d’un œil d’amour et de compassion, aidant et conseillant ceux qui souffrent, qui cherchent ?

La portée de ce morceau touche à des profondeurs inusitées, descend au contre-fa. On a raconté que Mozart avait eu ainsi pour objet d’utiliser les notes graves d’une voix de basse exceptionnelle. C’était se méprendre. L’effet ici n’a rien d’occasionnel ; il est calculé, médité, voulu, et c’est dans le sens moral, profond du rôle, et non dans le hasard d’une rencontre, qu’il en faut chercher la raison. Il est vrai que ces petits détails prêtent à l’anecdote ; un Stendhal, sans trop y croire, les exploite, et les moutons de Panurge de sauter. La même erreur devait se produire au sujet des deux airs de la reine de la Nuit. Évidemment jamais Mozart ne se fut avisé de lancer ainsi sa musique à travers les étoiles, s’il n’avait eu sous la main, pour l’y porter, la fulgurante voix de sa belle-sœur, Mme Hofer. On oublie donc qu’ici tout est symbolisme, et que ces sons étranges, merveilleux, dont la perception éblouit notre oreille, en même temps qu’un effet musical, sont une idée. Mozart, quoi qu’il fasse, est toujours musicien. Jamais vous ne surprenez chez lui le philosophe, le prophète. Il rêve, sent, compose en musicien : le beau qu’il cherche, c’est le beau musical dans sa grandeur la plus régulière, sa perfection la plus harmonique ; mais, comme chez lui le musicien et l’homme ne font qu’un, comme cette harmonie du beau n’est que la conséquence de la parfaite harmonie de son être, il en résulte que sa musique traduit son âme, et nous livre, sans que lui-même en ait conscience, tous les trésors d’observation philosophique, d’humaine tendresse et de religion que cette âme sublime contient. « Le sentiment est tout, le nom n’est que bruit et fumée enveloppant la céleste lueur ! » ces paroles de Faust à Marguerite peuvent s’adresser à Mozart. À lui aussi, le divin s’est révélé dans sa grandeur, sa mansuétude infinie ; lui aussi a ressenti au plus profond de l’être le contre-coup des misères de la vie, d’impuissance de l’homme en lutte avec les lois suprêmes du grand tout. Déchu mainte fois, tombé en proie à ses passions, à ses faiblesses, il a su se relever par la grâce et trouver l’apaisement final.

Là est la vraie explication de ce mystère qu’on appelle la Flûte enchantée, le fil conducteur dans ce labyrinthe. Le calme y succède au calme, le motif, au lieu d’y chercher le contraste, semble l’éviter, le doux s’y mêle au plaisant, le tendre au solennel, et tout cela se suit, se développe sans que vous éprouviez autre chose qu’un sentiment de bien-être profond. Rien de théâtral, d’antithétique ; une atmosphère égale, pure, élyséenne. Seuls, deux morceaux par leur coupe et leur accent tranchent sur ce fond d’azur : les deux airs de la reine de la Nuit. La forme s’amplifie. Récitatif andante, allegro, vous avez le poème du grand air italien, et dans ce poème le naturalisme dm génie allemand. La reine de la Nuit appartient au règne des esprits élémentaires. Puissance extra-humaine, mais non pas surhumaine, comme sont les génies, elle marche entourée d’une lumière décevante, d’un rayonnement prestigieux. Il fallait pour caractériser cette vision démoniaque, des sonorités spéciales, et rappelant par leur éclat strident l’éclat phosphorescent des étoiles de son diadème, si différent de l’auréole céleste répandue autour des trois génies. En plaçant le point d’activité de cette voix en dehors des sphères ordinaires et sur des hauteurs accessibles aux seuls instrumens, Mozart donne à son personnage une prodigieuse intensité de fantastique. À ce sens mystérieux du rôle, au moins n’aura pas manqué la jeune et vaillante Suédoise qui joue la reine de la Nuit au Théâtre-lyrique. En vraie fille du Nord, en sœur de Jenny Lind, elle a compris l’idée du maître. Si sa voix aiguë et vibrante escalade le ciel, c’est pour maudire de plus haut comme une titanide ; les notes sortent de sa bouche comme des vipères de feu, elle a des ricanemens d’Hécate. Il y a un moment où c’est quelque chose de musicalement inappréciable, un chant d’oiseau des ténèbres. C’est le beau dans l’horrible, les sorcières de Macbeth l’applaudiraient.

J’ai dit que tout le monde faisait son devoir ; par tout le monde j’entends aussi le public. Notre époque a cela d’excellent, qu’elle pratique ouvertement le culte du génie ; le respect, qui sur tant d’autres points nous a quittés, sur celui-ci nous est venu. Il y a quarante ans, on sifflait Shakspeare, le sauvage ivre ; on riait au nez de Beethoven, de Weber : aujourd’hui, de telles orgies révolteraient les plus sceptiques. Ceux même qui frondent tout, raillent tout, les plus tapageurs devant certains noms se découvrent. Touchez à Dieu, si vous voulez, mais ne touchez pas à Mozart. On dirait qu’à mesure que l’éternel divin perdait des droits, l’éternel humain en gagnait. Il est vrai que cet humain-là, par d’autres voies et sous d’autres formes, ramène au divin. En ce sens, Mozart et Raphaël sont des apôtres. Voyez le public au Théâtre-Lyrique : il accourt, il afflue, et, poussé, pressé, haletant, écoute, se laisse ravir, enchanter. Une féérie où le merveilleux procède de l’intelligence, jamais pareil spectacle en France ne s’était vu ! La partie gaie, viennoise, amuse ; tous ces lieder frais, jolis, vont et viennent comme les oiseaux du bois, voletant, gazouillant. On sourit d’aise, le cœur se dilate, s’épanouit à ces battemens d’ailes, à ce printemps, à cette mélodie infuse dont les tiédeurs vous enivrent ; puis soudain, quand l’oratorio commence, l’émotion de la salle change d’aspect : c’est du recueillement. Vous n’êtes plus au théâtre, mais dans un temple. Les airs de Sarastro, les entrées des génies, les solos d’initiés, les chœurs de prêtres se succèdent sans que l’intérêt fléchisse un seul instant. On admire, on se courbe. Cette calme et sublime harmonie monte et se répand comme un encens au milieu d’un silence de sanctuaire, et personne n’en veut perdre un son. Quel homme de goût assistant, aux Italiens, à une représentation de Don Juan, n’a maugréé à ce bruit de portes qui s’ouvrent et se ferment dès les premières mesures du second finale ? La statue entre, on s’en va : c’est de tradition, et le savoir-vivre veut qu’on laisse se jouer dans le désarroi de la salle qui se vide une scène dont la grandeur tragique n’a point d’égale. Au Théâtre-Lyrique, de tels airs ne seraient point de mise ; la fashion exige ici qu’on se montre attentif. Le croira-t-on ? le second finale, le plus long que Mozart ait écrit, y passe tout entier avec ses développemens extraordinaires, ses motifs fugues, et ce public non-seulement ne sourcille point, ne boude point ; mais on voit à son attitude qu’il comprend, et si bien que vers la fin la pièce elle-même, par la musique, l’intéresse. Le vieux prince Metternich disait : « Il en est d’une constitution politique, comme d’une constitution physique ; l’une et l’autre valent par leur durée. Quand un homme a vécu quatre-vingt-dix ans, je ne m’informe pas s’il avait une bonne constitution. » M’est avis qu’appliqué à l’estimation d’un libretto d’opéra, ce raisonnement ne perdrait rien de sa justesse. Qu’on bafoue et vilipende tant qu’on voudra l’élucubration du poète Schikaneder, je prétends, moi, ne la juger que par ce qu’elle a produit, et je me demande si un Scribe, dans toute l’ingéniosité de son talent adroit, malin, futé, dans toute la plénitude de ses ressources expérimentales, serait jamais parvenu à fabriquer pour le génie d’un Mozart une pièce qui valût ce programme naïf, grotesque, impossible au point de vue théâtral, mais prêtant à l’interprétation philosophique, au mysticisme, à la poésie, ouvrant ses fenêtres sur l’idéal, et d’où finalement la musique aura tiré son plus grand chef-d’œuvre. J’ai dit le mot, et je le maintiens.

Beethoven, je le sais, n’est pas un juge toujours sûr. Il a ses quintes, ses bourrasques, ramène à l’œuvre les sympathies et les rancunes que l’auteur lui inspiré, fait tête ou se rembûche, et, selon la lune, honnit ou acclame. Toutefois son opinion, lorsqu’il se donne la peine de la motiver, mérite qu’on s’y arrête, et bien qu’il affecte de tenir surtout compte à Mozart de s’être montré dans la Flûte enchantée pour la première fois un véritable maître allemand, on sent que son oracle ici lui est dicté par une saine et calme appréciation des choses. Personne au monde mieux que le grand symphoniste ne pouvait avoir à prononcer sur une partition qui, grosse de tous les trésors de la polyphonie moderne, va du lied au choral, à la fugue. Et quand Beethoven déclare que la Flûte enchantée est le plus grand chef-d’œuvre de Mozart, il faut l’en croire. Toute la splendeur de la musique est là, à commencer par l’ouverture, un tour de force du génie. Mozart y bat les vieux maîtres du contre-point sans avoir l’air d’y toucher et comme en vous disant : « Voyez, ce n’est pourtant pas plus difficile ! » Tant de science lui semble un jeu. S’il emploie la fugue, c’est que son sujet l’y convie, et qu’il veut, comme le prêtre d’Isis, « par l’ombre et la nuit, conduire l’initié vers la lumière. » Ce sens mystérieux qu’on retrouve partout dans le chef-d’œuvre, c’est la vie même de Mozart, avec ses erreurs, ses travaux, ses degrés d’initiation parcourus. À propos de symbolisme, qui n’a remarqué dans la Flûte enchantée cette prédominance triomphante du majeur, du mode-clarté, transparence, lumière ? Lorsque survient le mineur, le mode-nuit, ténèbres, c’est par accident, et comme une nuée voilant le céleste azur. À cette harmonie si longtemps cherchée, trouvée enfin, le majeur devait servir d’expression, de couleur. Désormais le beau divin et le beau humain ne font qu’un ; plus d’antagonisme des deux principes, de lutte comme au moyen âge : l’idéal dans le sensuel, l’infini dans le fini, une musique qui, si quelque chose pouvait l’égaler, ne trouverait son terme de comparaison que dans la plastique des Grecs ou la peinture de Raphaël.

Notes 

(1) Étant à Leipzig en 1789, il s’exprimait encore avec ravissement sur les émotions religieuses de sa jeunesse, « émotions dont aucun protestant ne saurait se faire une idée. On eût dit les baisers du ciel qui descendaient sur moi dans ce pieux recueillement du dimanche. Les sons des cloches m’enivraient, une prière me donnait l’extase ; puis c’était un irrésistible besoin de me répandre par les bois, de voir à travers mille larmes brûlantes tout un monde qui me souriait.»
(2) Il va sans dire qu’en toute discussion générale je ne saurais avoir en vue que l’œuvre allemande, la distribution, les personnages, le texte, l’esprit, les décors même et les costumes traditionnels. La récente version française, quoique pavée de bonnes intentions, est encore trop reprochable. Je parlerai plus loin des caractères travestis, des sens faussés ; mais comment ne pas regretter tout de suite cet arbitraire introduit dans l’ordre thématique de la partition ? Pourquoi faire quatre actes morcelés, fragmentaires, de ces deux actes larges, nourris, puissans, pleins de contrastes dans leur symétrie admirable ? Qui ne prévoit ce qu’à cet aménagement l’architecturale beauté de l’œuvre devait perdre ?
(3) Le poème de la Flûte enchantée préoccupa Goethe assez longtemps. Il découvrit là du premier coup d’œil tout ce que Mozart y avait mis, et voulut à son tour interpréter le sens de la musique, comme la musique avait interprété l’idée du poème. Ce fut assez pour lui faire écrire, à lui, le futur auteur de la seconde partie de Faust, une seconde partie de la Flûte enchantée. Quand on trouve ce fragment singulier dans les œuvres complètes, on commence par ne pas comprendre. Est-ce une moquerie à l’adresse du public et du compositeur ? Non, mais tout simplement une faiblesse. Goethe prend très au sérieux sa besogne. J’ai dans les mains la copie d’une lettre inédite, Je crois, en tout cas très peu connue, dans laquelle, en librettiste bénévole cette fois, et non point contraint et forcé, comme cela ne devait que trop se voir plus tard, il offre imperturbablement sa bagatelle à l’auteur d’un opéra d’Oberon, ce Paul Wranitzki dont j’ai parlé plus haut. « Vous verrez, en prenant connaissance du texte que je vous envoie, quel parti on en peut tirer pour un opéra. Veuillez bientôt me faire savoir si la direction agrée mon programme, afin que je me remette à l’œuvre et le termine. Je serais, quant à moi, charmé d’entrer en relations avec un homme de votre talent. J’ai tâché, comme vous le verrez, d’ouvrir au génie du compositeur le plus vaste champ, parcourant tous les genres et passant du pathétique le plus élevé au style léger, au comique. « Recevez, etc.
J.-W.-V. GOETHE. « Weimar, le 24 janvier 1796. » Suit un post-scriptum qui n’est pas la partie la moins curieuse de la pièce. « L’immense succès de la Flûte enchantée m’a donné l’idée d’emprunter à cet ouvrage divers motifs pour les travailler à nouveau et de manière à me rencontrer avec le goût du public. C’est donc une seconde partie de la Flûte enchantée que j’entends faire. Les personnages, restant les mêmes et connus qu’ils sont déjà des acteurs et du public, n’en auront que plus de vie et d’intérêt. Rien de changé non plus dans les décors, dans les costumes, ce qui ne saurait manquer de faciliter beaucoup par toute l’Allemagne l’exécution de l’ouvrage. Il va sans dire que, dans le cas où votre directeur voudrait se mettre en nouveaux frais, on ne s’y opposerait pas, bien que mon intention formelle soit de rattacher par tous les souvenirs de mise en scène cette seconde Flûte enchantée à la première. » On sourit à voir un archi-maître de la pensée humaine agiter de pareils détails ; mais Goethe fut aussi directeur de théâtre : il savait ce qu’une pièce coûte à monter, connaissait les ressources du monde auquel il avait affaire. D’ailleurs qui n’était plus ou moins régisseur dramatique à cette époque ? Empereurs et rois, tous s’en mêlaient. Voyez Frédéric, le grand Frédéric ! « Je ne saurais plus ordonner de nouveaux habits, il faut y suppléer par ceux qui se trouvent dans la garde-robe de l’opéra, où il y en aura bien encore qu’on pourra faire ajuster. Faites des amours à bon marché, car à mon âge on ne les paie plus cher ! » (Lettres à Pöllnitz).
(4) Cette manière de travailler au pied levé, en jouant, en buvant, fut toujours dans son 
habitude. Il avait le désordre, le débraillé du génie. Un poète du cycle ; souabe dont j’ai parlé longuement ici même jadis, M. Edouard Moericke, a écrit, il y a quelque dix ans, un intéressant ouvrage intitulé Voyage de Mozart à Prague, dont il faudrait extraire quelques passages, celui-ci par exemple très caractéristique, et qui épisodiquement va nous montrer à nu cette existence. Mozart y raconte à Constance sa femme dans quelles circonstances il a composé toute la partie finale de Don Juan. « J’avais achevé le matin d’écrire le sextuor, et je rentrai vers dix heures. Tu t’étais mise au lit et dormais déjà, et tandis que Veit (*) allumait les bougies sur ma table, j’endossai machinalement ma robe de chambre, me disposant à jeter un dernier coup d’œil sur mon grimoire ; mais, ô contre-temps ! ô disgrâce ! madame s’était avisée de mettre de l’ordre dans mes papiers, je ne retrouvais plus rien, plus une note. Je cherche, gronde, jure, peine perdue !… Voilà qu’en m’asseyant, mes yeux tombent sur un paquet cacheté. À l’affreuse écriture de l’adresse, j’ai bientôt reconnu la griffe de l’abbate (**). J’ouvre, c’était bien lui en effet qui m’envoyait la fin remaniée de son poème, que je réclamais inutilement depuis un mois. Je lis, je dévore son texte, et ne tarde pas à me sentir transporté d’admiration pour la manière dont ce coquin-là a compris ce que je voulais, de l’action, de la grandeur, du caractère, et en même temps beaucoup de simplicité. Contre mon habitude, je néglige l’ordre des morceaux, et d’une enjambée j’arrive à la scène du cimetière, lorsque le commandeur lance avec sa voix de marbre cette apostrophe qui fait rentrer l’éclat de rire dans la gorge de don Juan. — L’accent vibrait en moi. — Je frappe un accord, c’est cela ! J’ai touché juste, et derrière cette porte où j’ai frappé s’agitent et se démènent toutes ses épouvantes qui vont tout à l’heure se déchaîner dans le finale. À partir de ce moment, plus d’hésitations, de tâtonnemens, plus de trêve ! Lorsque la glace s’est rompue sur un point, le craquement devient bientôt général. Je tenais le fil de l’inspiration et n’avais plus qu’a me laisser glisser, ce que je fis pour la scène du souper et pour la scène de la statue. — Quand je fus au bout, ma cervelle éclatait, et, quoique j’eusse laissé la fenêtre ouverte, la sueur inondait mon visage. »
(*) Son domestique.
(**) L’abbé Da Ponte, l’auteur du libretto.
(5) Je doute qu’il existe un ouvrage dont le succès se soit moins démenti. Don Juan même ne fut jamais si populaire en Allemagne. Depuis soixante ans et plus, la Flûte enchantée se maintient au répertoire, et sur les plus grandes scènes comme sur les moindres reparaît de temps en temps, à la satisfaction de tout le monde. Presque toujours la salle est comble. Aux petites places surtout, c’est un vrai délire. Il faut les voir, garçons et jeunes filles, s’amuser, applaudir, suivre en ses divagations cette féerie que Mozart a remplie de son âme ! — Schikaneder, voyant l’immense succès, y prit goût ; il se dit : « Bis in idem, réitérons, » et composa une seconde partie, le Labyrinthe, ou la Lutte avec les élémens, pour faire suite à la Flûte enchantée. Winter, l’auteur du Sacrifice interrompu, un estimable partitionnaire de l’époque, écrivit la musique ; mais Mozart absent, plus de fête ! Ce labyrinthe fut peu hanté, et ceux qui vinrent s’y fourvoyèrent.




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