Mon cher petit village...

Stéphane Stapinsky

Ce titre évoque un film du cinéaste tchèque Jiri Menzel, sorti en 1985. J’ai le souvenir nostalgique d’une comédie charmante ayant pour cadre un village peuplé de personnages aussi variés que pittoresques. La représentation, en quelque sorte, du “village éternel”, qu’on retrouve aussi dans la culture québécoise (Les Belles histoires des pays d’en haut). Me revient aussi en mémoire la figure d’un médecin poète et charmeur qui, dans le film, aimait parcourir avec lenteur, dans sa voiture, en zigzaguant, les routes de sa précieuse campagne…

A la fin de ce mois, les 27 et 28 septembre, aura lieu le colloque sur la ville organisé par la Corporation de développement communautaire (CDC) des Appalaches en partenariat avec la Société des amis de l’Encyclopédie de l’Agora. Il se déroulera dans le nouveau Centre de congrès de Thetford Mines offrant de multiples services dans un bel environnement intelligemment préservé par les bâtisseurs.

À une époque obnubilée par les prouesses technologiques, le fait de mettre en rapport la notion de ville organique (thème central du colloque) avec celle de smart city pour en faire la synthèse avec la création du concept de « ville vraiment intelligente » : « celle qui donne le goût de vivre et rend intelligent», m’apparaît pour le moins audacieux. C’est prendre toute la mesure des transformations en cours en s’appuyant sur l’expérience du passé. Nous serons alors à quelques jours de l’élection québécoise. Il est à espérer que les partis qui s’affrontent y puisent une inspiration. La chose n’est cependant pas assurée.

Car nous sommes bien loin de la situation prévalant dans le monde anglo-saxon, où des politiciens n’hésitent pas à intervenir publiquement sur ces questions. Par exemple, l’Angleterre, où le ministre des Transports de l'époque a fait au moins deux causeries, en 2016 et 2017, dans lesquelles il insistait sur l’importance de la Beauté dans le design des infrastructures. Au Québec et au Canada, une telle hauteur de vue est malheureusement très rare dans les cercles politiques.

Une conscience plus grande…

Mais, et c’est heureux, depuis le début du millénaire, les populations locales sont de plus en plus au fait des ravages visuels que les constructions modernistes peuvent causer à l’environnement et aux cadres de vie des communautés. Dans les zones rurales et\ou touristiques, une nouvelle conscience de la nécessité de préserver les paysages est apparue.

Par exemple, dans la région des Laurentides, la population de Saint-Adolphe d’Howard est mobilisée depuis plusieurs années afin de préserver la beauté du panorama local, qui est menacé par un projet d’Hydro-Québec. La société d’État a eu jusqu’ici gain de cause.

Le phénomène touche aussi les régions urbaines. On apprenait récemment que le projet d’un nouveau terminal céréalier dans le port de Québec suscite de l’inquiétude, notamment en raison de son impact visuel. « ‘Tout ce qui bloque la vue au fleuve m'agace’ lance, résigné un résident croisé dans le secteur.»

… mais qui est loin de s’imposer à tous

Cette prise de conscience des citoyens et de certaines villes est cependant loin d’être toujours récompensée. Les communautés locales ne font pas souvent le poids face au gouvernement et aux sociétés d’État, ou face aux entreprises qui promettent emplois et retombées économiques. Et bien des administrations municipales décident de mettre au premier plan les avantages économiques, avant toute préoccupation pour la beauté du lieu.

Une amie évoquait récemment le cas de sa petite ville, sise dans un cadre enchanteur et qui a un héritage patrimonial digne de mention. Dans un quartier pittoresque, l’administration municipale a autorisé la construction d’un marché d’alimentation de très grande surface, au-dessus duquel sera construite une tour à condos. L’édifice sera érigé sur une rue qui devait être piétonnière et réservée aux commerces de proximité et aux terrasses. Ce projet de développement n’est qu’une question de gros sous (et de taxes). S’il se réalise, il défigurera les lieux et perturbera la vie de ce quartier paisible. Malgré l'opposition d'une partie de la population, il est à craindre que les promoteurs n'atteigne leur but.

On pourrait trouver mille autres exemples de pareils manques de clairvoyance et d’une telle indifférence de la part des autorités municipales.

Quand environnement et préservation de la beauté des lieux entrent en conflit

Parfois, le mieux est l’ennemi du bien. On pense bien faire mais des effets imprévus surviennent. Il arrive ainsi que les considérations d’ordre esthétique entrent en conflit avec des choix, louables, liés au développement durable et à la protection de l’environnement.

Je n’évoquerai que la question des éoliennes, une technologie durable, mais qui a l’inconvénient d’impliquer des constructions d’une hauteur considérable qu’il est impossible de masquer. En France, en ce moment, un mouvement de protestation se répand dans les campagnes et dans les régions à haute valeur touristique dans lesquelles des projets d’éoliennes sont mis en œuvre. Certes, d’un point de vue strictement environnemental, ces éoliennes sont préférables aux centrales thermiques. Mais à quel prix pour la vie des gens!

Lors de la campagne électorale, on a discuté de projets d’éoliennes sur la Côte Nord. Il n’a cependant pas été beaucoup question de l’impact de cette technologie sur le paysage. Pourtant, comme en France, des tensions existent bel et bien au sein de la population et des municipalités face à ces projets.

Mais, il importe de le rappeler, la préoccupation pour l’environnement va généralement de pair avec la création d’un vrai milieu de vie, qui fait une place à l’harmonie et à la beauté : «des villes et des cités où l'on peut marcher, où la voiture et tout ce qui l'accompagne (centres commerciaux, parkings en surface, etc.) ne dominent pas l’environnement bâti.» (1)

Ce n'est cependant pas le seul aspect à prendre en compte.

Un problème profond et généralisé

« Regardons autour de nous. Au cours des dernières décennies, le paysage architectural du Québec n’a cessé de se détériorer, de se dégrader, abandonné en toute liberté à des développeurs, promoteurs, constructeurs, trop souvent incultes. Nous avons laissé s’implanter ici la laideur, le standard, le tout-fait-vite, dans nos villes et nos villages. Les architectes, les urbanistes et les artistes ont été oubliés, mis de côté. » Ce constat du sociologue Guy Rocher, publié en 2014, est implacable mais juste. On ne peut pas dire que les choses ont changé depuis. Nous ne sommes, à bien des égards, sur le plan de l’architecture et de l’urbanisme, guère plus que des Américains parlant français.

Le modernisme et le progressisme qui ont dominé la scène nord-américaine à partir des années cinquante étaient basés sur un rejet des formes anciennes. «Dans les années d'après-guerre, l’avancée culturelle [du progressisme] à travers les institutions a également eu un résultat sur le plan esthétique: si le style local architectural qui existait auparavant reliait les gens à leur passé et à leur identité locale, le détruire pourrait les débarrasser de cette fausse conscience.» (2) Ce qui était l'objectif poursuivi par ces idéologues.

Mais plus déterminant encore est cet individualisme propre aux États-Unis, que nous avons adopté, ainsi qu’une bonne partie du monde. À la base, c’est la liberté de construire et d’édifier ce que l’on veut, selon ses caprices, avec un minimum de règles et de contraintes. Un individualisme qui prend son envol à partir de la maison privée. La plupart des gens font en effet ce qu’ils veulent, en ne se souciant pas de l’impact de la construction de leur habitation sur leurs voisins, par exemple, sur la vue qu’ils en auront.

C’est, me raconte un ami, le cas du propriétaire d’une maison qui, sur son terrain, a abandonné au bord de l’eau un cabanon qui tombe en ruines. Tous les riverains, lorsqu’ils se baignent dans le petit lac, voient cette horreur architecturale. Mais aucune loi ne l’interdit puisque “l’objet” tient encore debout. On peut généraliser des cas semblables dans bien des quartiers, des villages et des villes.

L’individualisme, en lui-même, ne serait pas un problème si grave si nous vivions dans une société où se transmet naturellement, chez les gens, le sens du beau. Il pourrait même être la source d’une extraordinaire et féconde diversité. Ce n’est malheureusement pas le cas.

Au Québec, on croit souvent que la nature est suffisante pour créer la beauté d’un lieu. Comme si le fait de construire n’importe quel bâtiment, si horrible soit-il, au milieu d’un site de rêve (et il y en a chez nous!) conférait d’office à ce bâtiment la beauté. Ce qui est frappant, lorsqu’on visite des villages et de petites villes européennes, qui ont traversé les âges, c’est un sentiment, évident, de perfection. La vie humaine s’y déroule, dynamique, chaotique parfois, mais tout, en ces lieux, paraît à la bonne place : la nature et le bâti humain. On sent entre toutes choses une harmonie profonde. Une harmonie menacée : les résidents voient se dégrader des habitations vieilles de plusieurs siècles que les municipalités n’ont pas les moyens de restaurer.

Au Québec, on éprouve aussi parfois ce sentiment de perfection. Mais il est plus rare. Pour quelques villages pittoresques et chargés d’âme, combien de hameaux qui ne sont constitués que d’une succession de bâtiments disparates, oubliés sitôt entrevus.

Ce sentiment de beauté et d’harmonie apparaît, en ce qui me concerne, lorsque je visite certains villages de l’Estrie : Knowlton, Sutton ou Chéribourg (ce projet de maisonnettes dispersées dans les bois à proximité du Mont Orford, conçu dès 1967par l’architecte Camille Garant, et toujours très habité et très recherché). Tous ces lieux ont su garder la beauté de leur origine, sans qu’on sente qu’il s’agit d’un décor dressé pour les touristes. Je l’éprouve aussi pour certains coins de Charlevoix, l’inaltérable Pointe-au-Pic (parmi d’autres). Mais je constate que dans bien des bourgades, qui ont été gangrenées dans leurs parties plus récentes par la version urbaine de l’américanisation, il existe un cœur, le village ancien, souvent autour de l’église, avec de vieux arbres, des rues sympathiques, des maisons typiques, qui conserve un charme irrésistible et nous élève. C’est le cas du village où j’ai passé mon enfance, qui est malheureusement devenu aujourd’hui une petite ville qui présente toutes les apparences du West Island montréalais.

Comment remédier à cet état de fait?

Pour le jeune architecte Robert Kwolek, «les Américains et les Canadiens rêvent de la beauté des villages et des villes d'Europe, tandis que les Européens rêvent de la véritable nature sauvage de l'Amérique du Nord. Le fait est que (en théorie) il est plus facile d'embellir les villes américaines que de ramener une vraie nature sauvage en Europe.» (3) Il y aurait donc de l’espoir pour le Québec. La tâche est ardue mais pas impossible. Que faire donc?

Certaines solutions qui s’imposent ne pourront donner leurs fruits qu’avec le temps. Par exemple, la proposition de Guy Rocher de « réintroduire l’enseignement et la pratique des arts dans le programme de tout le système d’éducation, du bas jusqu’en haut.» Le sociologue ajoute: « Il y a un énorme travail à entreprendre pour faire vivre les Québécois dans la Beauté, celle des résidences privées, des immeubles publics et privés, des écoles, collèges, universités, théâtres, salles de spectacle, et des grands et moyens ensembles urbains. Le paysage construit, c’est le fondement visuel d’une culture faite de respect de l’Art. »

Si, pour citer brièvement Jacques Dufresne, la ville intelligente qui donne d’abord le goût de vivre doit être elle-même vivante, comme l’étaient, comme le sont toujours les villes organiques dont parle Lewis Mumford, c’est aussi le cas de la ville inspirée par la beauté. Ce qu’il faut avant toute chose, pour la créer, c’est multiplier les liens vivants dans nos sociétés, faire en sorte que celles-ci soient de véritables communautés:

« Vivre ensemble, pleinement, cela suppose un sentiment d’appartenance qui ne peut se développer que spontanément. On ne peut pas fabriquer, planifier des réseaux de liens vivants. On peut tout au plus en assurer la résilience là où ils sont fragilisés. Par des méthodes subtiles, les municipalités peuvent soutenir les communautés pour qu’elles se renforcent.» (source)

Mais comme nous vivons dans une société à bien des égards déstructurée, qui a rompu avec les meilleurs aspects de son passé, il nous faut parfois prendre l’initiative de recréer ces liens.Comment alors planifier les choses, comment les orienter, comment faire une place à la raison sans courir le risque de glisser sur la pente de la planification abusive, sans mettre en péril cette spontanéité que nous venons d’évoquer? Dans ce débat sur la « ville intelligente » et sur la « ville belle », c’est là ma principale crainte. Car la vraie beauté ne peut apparaître que dans la gratuité.

Pour finir, demandons-nous quelle attitude devrait nous inspirer dans l’édification de lieux de vie véritablement vivants et beaux. Robert Kwolek nous livre ici une piste intéressante. Il évoque la notion de “pittoresque”, qui était, au 18e siècle, la qualité d'une chose digne d'être représentée en peinture:

«La sens du mot beauté a été détourné et est utilisé à toutes les sauces. Ceci est beau et cela est beau. Je ne me rappelle plus du nombre de fois que j’ai entendu quelqu’un me dire qu’une construction quelconque en béton était ‘belle’. Par conséquent, il serait peut-être judicieux de remplacer le mot ‘beauté’ par un terme populaire au XIXe siècle : pittoresque. Il était alors souvent utilisé pour décrire un beau paysage de rue, par exemple. Ce n'est pas un mot fréquemment utilisé aujourd'hui, mais il traduit plus adéquatement l’idée de beauté sur un plan visuel. Il évoque ce qu'est vraiment la beauté: des ruelles anciennes, des fleurs dans un jardin anglais, des paysages naturels époustouflants et la majesté d’un littoral préservé. C'est cela la vraie beauté.» (4)

Concevoir et construire nos maisons, nos villages, nos villes et nos paysages comme s’ils devaient un jour être peints. N'est-ce pas là une voie prometteuse?

Notes
(1)Traduction libre de : “walkable towns and cities, where the car and all that goes with it (strip malls, surface parking lots, etc.) doesn't dominate our built environment.” Source: http://recities.blogspot.com
(2)Traduction libre de: “In the Postwar years, the cultural march through the institutions also had an aesthetic outcome: if local style connected people to their past and to local identity, destroying it could rid them of this false consciousness.” Source: https://capx.co/to-make-britain-richer-make-britain-beautiful/
(3)Traduction libre de : “Americans and Canadians dream about the beauty of European villages and cities, while Europeans dream about the true wilderness of North America. Thing is, (theoretically) it's more possible to make American cities beautiful than it is to bring back true wilderness to Europe.” Source : https://twitter.com/robertkwolek/status/1028376908189323265
(4)Traduction libre de: “Beauty as a word has been hijacked, however, used to describe everything and anything. Beautiful this and beautiful that. I can’t count the number of times I’ve seen a piece of concrete described as “beautiful”. Therefore, perhaps it would be good to substitute a word popular in the 19th century when thinking of beauty: picturesque. It was often used to describe a beautiful streetscape, for example. It's not a popular word today, but it's more visually descriptive about what we are trying to get at. It evokes what beauty really is: ancient country lanes, flowers in an English garden, stunning natural landscapes, and the majesty of an unspoiled coastline. That is true beauty.”
Source : http://recities.blogspot.com/2018/08/beauty-and-love_8.html




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