Maturité, normalité, différence

Jacques Dufresne

Maturité, normalité, différence

Trois lignes :   droite, oblique, horizontale, |,  /, __, illustrant trois étapes que les Occidentaux ont franchies au cours des deux derniers siècles dans la conception qu’ils ont d’eux-mêmes : la maturité, la normalité, la différence. Voici un coup de sonde dans cette histoire, une recherche sans cesse à reprendre, tant les enjeux qu’elle recèle sont fondamentaux. Je reprends moi-même ici une réflexion ébauchée il y a cinquante ans dans le cadre d’un numéro de la revue Critère ayant pour thème « La maturité et la normalité ».

Ce numéro faisait suite à un autre, portant sur l’environnement, où quelques scientifiques avaient fait graviter leur conclusion autour de la notion de maturité. Pour agir comme il convient dans ce domaine, disaient-ils en substance, il faudrait pouvoir s’inscrire dans un long terme, de l’ordre d’une centaine d’années, chose impossible à des êtres infantiles. Sous-entendue, cette question : les humains d’aujourd’hui ont-ils la maturité requise pour s’élever à la hauteur d’un tel défi ? L’ont-ils jamais eue ?

La maturité

L’idée de maturité relève de la biologie : elle est le degré optimal de développement d’un organisme : fruit, animal, humain. Chez ce dernier, la liberté entre en scène et la maturité s’épanouit sous la forme d’un idéal d’héroïsme, de sagesse, de sainteté. Pour diverses raisons, dont le fait qu’elle se soit traduite par des hiérarchies sociales, trop souvent dures et figées, l’idée de maturité a suivi dans le discrédit celle de finalité, dont elle est indissociable. La science moderne n’admet pas la cause finale comme le faisait celle d’Aristote…et celle aussi hélas! de Bernardin de St-Pierre. Tout ancien collégien se souviendra en effet de l‘exemple du melon qui était, disait-il, divisé en tranches parce que destiné à être mangé en famille !     .

La normalité

Portée par les instruments de mesure et les chiffres, l’idée de normalité a progressivement rempli le vide ainsi créé. Peut-on seulement imaginer un record de maturité ou un quotient de maturité analogue au quotient intellectuel ? On voit bien par cet exemple, comment la psychologie et la sociologie se sont jointes à la nouvelle biologie pour faire triompher la notion de moyenne. Mais comment assurer le progrès d’une société en prenant une moyenne comme modèle? Le sociologue Émile Durkheim,[1] l’un de ceux qui ont forgé l’idée de normalité, a bien vu cette aporie. Il l’a surmontée en faisant appel au sens de l’histoire. Une moyenne n’est plus qu’une abstraction figée si elle reproduit une structure du passé qui ne correspond pas à l’état actuel de la collectivité. Dans cette perspective on dirait aujourd’hui que l’homme moyen ne peut pas servir de norme s’il est en retard par rapport aux nouveaux droits des femmes. Si le mot normalité désigne désormais une moyenne, il renvoie aussi à une norme, comme le mot l’indique. Il est oblique.

Effet secondaire indésirable ou conséquence logique, la normalité a suscité dans son sillage des catégories médicales servant aujourd’hui de prétextes à des discriminations de plus en plus mal reçues. Il suffira de rappeler ici le nombre de nouvelles maladies mentales qui se sont ajoutées aux diverses éditions du DSM[2]. La chaine Fox News a, par exemple, eu recours à l’une de ces catégories, autisme-asperger, pour discréditer Greta Thunberg. Était ainsi posée une question cruciale. Dans le contexte de la maturité, de nombreux comportements qui sembleraient maladifs en ce moment, étaient considérés comme des fautes morales; on aurait dit de Greta qu’elle était colérique ou mélancolique. Ces fautes, pensait-on, pouvaient être amendées par des actes libres, avec le risque toutefois d’aggraver le sort du pécheur en sous-estimant le déterminisme dont il est la proie. À l’inverse, ne risque-t-on, pas dans le nouveau contexte de confiner les Greta à un sillon si étroit et si marginal qu’il fera leur malheur?

 

La différence

D’où, peut-être, la tendance actuelle au rejet de toute catégorie, homme et femme, par exemple pouvant servir de prétexte à ce qu’on appelle une discrimination, par opposition à ce qu’on percevait comme un degré dans l’échelle de la perfection dans le contexte de la maturité, ou à un écart par rapport à la moyenne dans le contexte de la normalité. L’enfant est un moi en devenir qui, au lieu d’être appelé vers et par une fin qui le transcende, est invité à se choisir lui-même dans une liberté plus grande encore que celle qu’on lui prêtait à l’âge de la maturité. L’horizontalité est ainsi assurée. Les échelles de valeur ayant disparu, subsiste la différence; il n’y a plus d’échelons dans l’ordre qualitatif tout au moins. Est-ce donc la fin des inégalités? Elles ont plutôt été reléguées, et par là-même accentuées, dans l’ordre quantitatif : argent, croissance économique, quotient de ceci ou de cela, performances, vitesse. Le livre des records a remplacé Les vies de Plutarque et la Légende dorée. La planète en paie le prix.

Le Chaos et l’étoile dansante

Nous venons d’évoquer, à vol d’aigle, trois tendances dominantes successives. Les tendances antérieures subsistent cependant. Il en résulte un mélange qui s’apparente au chaos. Nietzsche : : « il faut porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. » Jusqu’où le chaos actuel devra-t-il aller pour que naisse la prochaine étoile dansante? Et quelle sera cette étoile? Une nouvelle culture issue d'un réveil socio-écologique et religieux devant la catastrophe ?  Une nouvelle sagesse qui empruntera leurs forces aux trois âges précédents et en évitera les pièges ? Ou la course vers une dystopie consistant à minéraliser le monde ? Les hommes auront toujours besoin de se distinguer les uns des autres pour s’élever. Le sommet de la seule nouvelle hiérarchie viable devra être occupé par des êtres qui illustreront la subordination de la quantité à la qualité, le sens de la beauté, esthétique et morale, étant le seul signe distinctif d’une vertu qui donne sans rien enlever ni aux autres ni à la terre.[3]

 

 



[1] Durkeim, Emile, Les règles de la méthode sociologique. Paris. P.U.F. 1963.

 

Si l'on convient de nommer type moyen l'être schématique que l'on constituerait en rassemblant en un même tout, en une sorte d'individualité abstraite, les caractères les plus fréquents dans l'espèce avec leurs formes les plus fréquen­tes, on pourra dire que le type normal se confond avec le type moyen, et que tout écart par rapport à cet étalon de la santé est un phénomène morbide (p. 56).

 

 Pour bien comprendre ce passage, il faut savoir que Durkeim ne cherche pas à découvrir les critères du normal uniquement pour savoir ce qui se passe dans les faits, mais aussi pour donner un sens à l'action et améliorer la société. Il écrit à ce propos:

 

 Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifi­quement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomènes sociaux, la science sera en état d'éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode (p. 49).

 

 Mais comment améliorer la société dans de telles conditions. La réduction de la norme à la moyenne nae confine-t-elle pas au con­formisme absolu, ne fait-elle pas de l'uniformité le seul critère logiquement admissible? Durkeim a vu, bien sûr, cette difficulté. Il l'a contournée d'une façon assez élégante, en faisant intervenir le passé, en se resituant dans une perspective verticale. Il serait impossible de ramener à des propos plus simples et plus clairs ce qu'il a lui-même écrit sur la question.

 

Un fait peut aussi persister dans toute l'étendue d'une espèce, tout en ne répondant plus aux exigences de la situa­tion. Il n'a donc plus, alors, que les apparences de la nor­malité; car la généralité qu'il présente n'est plus qu'une étiquette menteuse, puisque, ne se maintenant que par la force aveugle de l'habitude, elle n'est plus l'indice que le phénomène observé est étroitement lié aux conditions gé­nérales de l'existence collective, (p. 60)

 

 Le normal, synonyme de moyenne, demeure donc identique au normatif; la seule condition, c'est qu'il soit autre chose qu'une apparence. Quel est maintenant le critère qui permet de dire qu'une chose est réelle ou apparente? Selon Durkeim, et pour les besoin de la thèse qu'il soutient, ce critère est l'adéquation entre un phénomène donné et les conditions générales de l'existence collective. Il donne l'exemple suivant:

 

Par exemple, pour savoir si l'état économique actuel des peuples européens, avec l'absence d'organisation qui en est la caractéristique, est normal ou non, on cherchera ce qui, dans le passé, y a donné naissance. Si ces conditions sont encore celles où sont actuellement placées ces sociétés, c'est que cette situation est normale en dépit des protes­tations qu'elle soulève. Mais s'il se trouve, au contraire, qu'elle est liée à cette vieille structure sociale que nous avons qualifiée ailleurs de segmentaire et qui, après avoir été l'ossature essentielle des sociétés, va de plus en plus en s'effaçant, on devra conclure qu'elle constitue présentement un état morbide, quelque universelle qu'elle soit. (p. 61).

 

[2] Le DSM (Diagnostical and Statiscal Manual of Mental Disorders), manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, est sûrement l’un des livres qui ont le plus d’influence sur le destin des êtres humains. Il s’agit du répertoire officiel des maladies mentales. On a publié en 2013 la cinquième édition de cet ouvrage né aux États-Unis et adopté par la suite dans le reste du monde. Dans la première édition, parue en 1952, le nombre de maladies mentales était de 60, dans la seconde édition, celle de 1968, le nombre est passé à 145, dans la troisième, parue en 1987 le nombre est de 292. Il atteindra 410 dans la quatrième édition remontant à 1994. Dans la cinquième édition, parue en mai 2013, le total a été ramené 397, mais il comporte de nouvelles étiquettes, tel le «désordre de dérégulation dit d’humeur explosive». Ce trouble concerne les enfants de plus de 6 ans qui font plus de trois grosses colères par semaine pendant un an!

 

[3]« La maison dont je conserve le souvenir le plus ému et le plus vivant, je l’ai découverte en 1961 dans l’un des barrios pobres de Santiago au Chili, dont les habitations étaient faites de contreplaqués de six mètres coupés en deux sur les côtés. En guise de toit, des tôles rouillées de même dimension. Trois frères de Charles de Foucauld, dont un ancien architecte, vivaient dignement dans l’un de ces abris. Leur charité consistait à l’embellir au point de le rendre poétique. La cour était si minuscule qu’on y garait la bicyclette à la verticale pour permettre à un petit oranger d’y survivre. À la place du mur de gauche, des briques ajourées créaient le climat sacré d’une chapelle pouvant accueillir trois ou quatre fidèles. Quelques fleurs ici, quelques beaux objets là, des lits superposés, des fruits sur la table complétaient le tableau, celui de l’inégalité la plus juste, celle qui est créée par un goût dont tous peuvent s’inspirer gratuitement. Par contraste, le clinquant, la fausse originalité de bien des maisons de riches, n’ont pour effet que de susciter du ressentiment chez les plus pauvres. Bien des nanomaisons actuellement à la mode me rappellent ce monastère minuscule.» Source : Jacques Dufresne, La raison et la vie, Liber, Montréal 2019, p.32

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