Margaret Thatcher, vestale du libre marché

Stéphane Stapinsky


Certaines morts surviennent au bon moment. Alors que le capitalisme mondialisé est discrédité, sur le plan moral, depuis la crise de 2008 (et celles qui ont suivi, notamment en Europe), la disparition de Margaret Thatcher ramène au premier plan celle qui, selon l’écrivain d’obédience libérale Mario Vargas Llosa, avait détenu le « leadership moral et culturel » de la « révolution conservatrice » des années 1980 (1)

Rarement aura-t-on vu, de mémoire, pareil déferlement d’éloges que dans les jours qui ont suivi le décès de l’ancien premier ministre britannique, Certes, des critiques ont également fusé, émanant des milieux politiques de gauche du monde entier. Et aussi, on le pense bien, des milieux artistiques et syndicaux qui exécraient déjà de son vivant la Dame de fer. Mais la tonalité générale des commentaires était, à ma grande surprise (ce n’est assurément qu’un jugement qualitatif) était étonnament positive. Et ce n’étaient pas que des acquiescements de circonstance. Si quelqu’un doutait de l’emprise du libéralisme et du conservatisme sur les principaux médias de la planète, il aurait été démenti par les retombées journalistiques de cet événement.

Dans beaucoup de ces éloges, l’exagération semblait de mise, si j'ose dire. Par exemple, à écouter le premier ministre David Cameron, tous les Britanniques seraient aujourd’hui « thatchériens ». Ce commentaire, plagiant le mot bien connu de Kennedy face au mur de Berlin, est à l’image d’une époque qui privilégie le simulacre et le factice. Comme si on pouvait comparer le communisme d’autrefois aux excès supposés de l’État providence d’aujourd’hui. Comme si on pouvait attribuer un qualificatif de ce type à toute une population. N’importe quoi ! 

Parmi les perles glanées sur internet, un chroniqueur libéral, sur le site de l’Institut Turgot, est allé jusqu’à comparer Thatcher à rien moins qu’Antigone… Pourquoi pas Maria Goretti, tant qu’à y être. Après tout la Dame de Fer a bien dit « non, non et non » à l’euro… Encore un fois, c’est n’importe quoi.

Même la comparaison avec le personnage de Winston Churchill me paraît exagérée. Seule l’ignorance, sur le plan historique, des générations actuelles, ainsi que la proximité temporelle de la vie de la Dame de Fer et la médiocrité des hommes politiques du moment, peut nous faire faire un pareil rapprochement. Churchill avait une pensée forte, était un esprit cultivé, brillant. Surtout, il est intervenu de manière décisive au moment où son pays, et même le monde dit libre, était menacé d’anéantissement. On ne mettra tout de même pas sur le même pied les hordes nazies et les cohortes syndicales de mineurs en grève !

Bien sûr, il s’agit là de jugements excessifs ou de manifestations extrêmes d’adulation. Le plus souvent, il faut dire, nous avons droit aux clichés habituels en ces circonstances : on qualifie Thatcher de « géant », de « colosse », ou encore de « titan » de la politique. 

Bien des leaders d’opinion, surtout ceux des milieux libéraux, on ne s’en surprendra pas, dans des pays en proie à la crise économique, en Europe notamment, en viennent à souhaiter, pour le salut de leur peuple, la venue d’une figure de même stature. « Puissions-nous avoir une Margaret Thatcher », lit-on dans bien des publications et sur bien des sites web français. Il faut dire que le leadership de François Hollande est loin d’avoir la même poigne que celui de la Dame de Fer... 

Au Canada, le premier ministre Stephen Harper n’a jamais fait mystère de son admiration pour le premier ministre britannique. La « révolution conservatrice » mise en œuvre par celle-ci est pour lui une source d’inspiration dans son projet de remodeler le Canada à la sauce libertaro-conservatrice. Au Québec, plusieurs éditoriaux et commentaires en appellent à des leaders qui auraient le même courage que Thatcher face aux immobilismes de la société, et en premier lieu l’immobilisme syndical et la bureaucratie étatique. Le côté « mère fouettarde » de la femme d’État semble être des plus apprécié par certains.

Malgré tout le respect qu’on doit aux morts, je pense qu’on en a trop fait. Ce sirop qui coule de partout finit par lever le coeur. On est en train d’en faire un mythe (comme l’a écrit un journaliste : "Margaret Thatcher est morte. Mais quelqu’un a réécrit sa vie.". Certains ont même parlé de « sanctification » à propos de ses funérailles. Ce n’est pas loin de la réalité.

Je n’entends pas ici faire un bilan de ses années de pouvoir. Tous les médias y pourvoient en ce moment et vous pourrez mettre à jour vos connaissances en vous référant au dossier de l’Encyclopédie qui lui est consacré, et aux hyperliens qu’il contient. Je dirai seulement que ce bilan est contrasté, même sur le plan économique (alors qu’on lui reconnaît généralement là les plus grands mérites). Une publication française – Les Échos – qu’on ne peut soupçonner d’être une officine de gauche, rappelle que, sous son règne, « les investissements publics ont été sacrifiés, et l’écart entre riches et pauvres s’est accru. La restructuration – nécessaire – de l’industrie a été conduite avec une rare brutalité, faisant grimper le nombre des chômeurs de près de 2 millions à 3,2 millions entre 1980 et 1986. » (3) Comme l’a écrit un de ses biographes, cité dans le même article : « C’était un gouvernement qui mettait les affaires et les gens d’affaires en premier ». Par ailleurs, l'historien François-Charles Mougel, mentionné sur le site Wikilibéral, abonde dans le même sens : « À l'actif : la libération des initiatives, la baisse de l'inflation, des subventions et des charges, la reprise de la croissance et de l'emploi, la paix sociale et une hausse globale du niveau de consommation et de vie. Au passif : la désindustrialisation, les inégalités sociales, régionales et professionnelles, la vulnérabilité des entreprises, des personnels et des secteurs, les effets risqués de l'ouverture à l'étranger et l'excessive suprématie de la valeur-argent. »(4) On le voit, les libéraux eux-mêmes présentent de son règne un bilan nuancé, sinon mitigé.

Cependant, il n’est que justice que les élites libérales du monde entier saluent de la sorte la mémoire de Thatcher. Après tout, elle est un de ceux qui ont posé les fondations du monde « dérégulé », déréglementé, dans lequel nous vivons, du monde basé sur le prépondérance de la finance, le libre-échange généralisé, la libre circulation des capitaux, la privatisation et la marchandisation de toute chose. Un monde qu’elles ont commencé à construire et dont elles souhaitent poursuivre le développement. Développement qui a subi un contrecoup avec la crise financière de 2008, dont les conséquences les inquiètent au plus haut point, mais pas pour les raisons que l’on aimerait (le bien-être des populations).

Craindraient-elles, en effet, de ne pouvoir mener à son terme leur projet de libéralisation intégrale sur la planète ? Apparemment, non, Malgré la crise européenne, tout semble avoir repris son cours, comme avant. Les banques et les traders poursuivent leurs activités, comme avant la crise, avec les même primes, la même liberté de manoeuvre. A ce jour, les paradis fiscaux existent toujours, en dépit d'un volonté portée par plusieurs pays occidentaux. Les États continuent à négocier entre eux des accords commerciaux de libre-échange. Toujours est-il qu’on lit, qu’on entend de plus en plus souvent, émanant de l’OMC et d’autres organismes ou publications apparentés, des mises en garde contre la "tentation" du protectionnisme, contre la fermeture des frontières, des appels visant à poursuivre coûte que coûte l’implantation du libre marché. Percevrait-on en haut lieu une menace de la part de populations qui se réveilleraient avec la gueule de bois?

La figure de Margaret Thatcher peut sans doute ici être utile aux élites libérales qui portent le projet mondialiste. Elle est en quelque sorte un symbole de l’idéologie du marché, du libéralisme économique intégral, et de la volonté politique à les répandre et à les appliquer partout dans le monde. Les vertus morales qu’on lui prête (courage, volonté, convictions fortes, ténacité, honnêteté personnelle, sens du travail et de l’effort, etc.) pourraient peut-être rejaillir sur ces élites et leur permettre de faire oublier le discrédit moral dans lequel a été jeté le capitalisme mondialisé dans le sillage de la crise de 2008. 

Je pense que c’est ce qu’ont compris ceux qui, encore aujourd’hui, au Royaume-Uni et ailleurs dans le monde, s’opposent à elle et ne veulent surtout pas célébrer sa mémoire. J’évoquais plus haut les éloges abondants dont elle est l’objet. La haine dirigée contre elle est tout aussi tonitruante. Une telle charge de haine se déverse habituellement sur des dictateurs honnis et non sur des chefs de gouvernement élus démocratiquement. Je ne me souviens pas, par exemple, de pareils débordements lors du décès de Ronald Reagan, l’ex-président américain, ami de Thatcher et partageant en tout point son idéologie néolibérale. À l’annonce du décès du premier ministre anglais, des manifestions de joie ont eu lieu dans bien des villes du pays. Des chansons ont même été écrites en l’honneur de celle qu’on a baptisé la « Sorcière ». Tout cela, il faut le dire, est souvent d’assez mauvais goût. 

Bien sûr, on ne peut s’attendre à ce que l’extrême gauche et le milieu syndical, qu’elle a tant haїs et combattus, pleurent à chaude larme sur sa disparition. Dans certains régions comme le nord de l’Angleterre, l’Écosse ou le pays de Galles, qu’elle a « désindustrialisées » avec sa thérapie de choc, les conséquences de ses politiques sont encore présentes dans la mémoire sinon dans la vie de bien des gens. Le monde intellectuel et culturel qu’elle ne tenait pas en haute estime, en raison du « gauchisme » qui y régnait, le lui a bien rendu. Cette « célébration » de sa mort ne fait que révéler l’autre face de son mythe. 

En plus d’avoir été celle qui a mis sans dessus desous (pour le pire, disent-ils) le Royaume-Uni, Margaret Thatcher incarne, aux yeux de ceux qui l’éxècrent, le système économique et financier actuel (qu’elle a contribué à mettre en place), système qui a remis tout le pouvoir aux banquiers et à leurs acolytes, et qui, depuis 2008, a plongé une bonne partie de la population mondiale dans la misère et le désarroi. De la même façon que l’ont été bien des Britanniques lors de ses années de pouvoir.

Par ailleurs, et c’est la cerise sur le gâteau, le gouvernement britannique actuel, dirigé par le conservateur David Cameron, revendique fièrement on l’a vu, son héritage, et poursuit, sur un plan national, une politique semblable à celle qu’elle a mise en œuvre jadis : réduction des dépenses de l’État, baisse des impôts, ouverture massive du système de santé au secteur privé, etc. Il s’agit, pour lui, de démanteler les restes du Welfare State, de mener en somme à leur terme les réformes thatchériennes. Alors que le pays héberge le plus grand centre financier du monde (la City) – dont la création a été impulsée par la politique thatchérienne (le fameux Big Bang) de déréglementation et de libre circulation des capitaux, et où, il faut le dire, se pratique largement l’évasion fiscale –, alors que le pays abrite toujours des paradis fiscaux en plein cœur de l’Europe (Jersey, Guernesey, Gibraltar), -- ce gouvernement n’a rien trouvé de mieux, pour boucler son budget, que de s’en prendre aux plus pauvres, en réduisant de manière draconienne les prestations de la sécurité sociale. Le tout, enrobé dans un discours moralisateur sur le travail et le sens des responsabilité, un discours qui, faut-il le rappeler, est rarement mis en pratique par les élites qui en font la promotion. Inutile de dire que cette politique divise tout autant la population du pays que celles qu’avait appliquées, dans les années 1980, Margaret Thatcher.

Si on peut déplorer la haine dont elle est l’objet, on peut l’expliquer à la lumière de tout ce qu’elle symbolise aujourd’hui.

Notes

(1) Cité dans le dossier Thatcher du site Wikilibéral - http://www.wikiberal.org/wiki/Margaret_Thatcher

(2) « Margaret Thatcher is dead. But someone has reinvented her life »

(3) Les Échos

(4) Dossier Thatcher, site Wikilibéral, op. cit.




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