L'expert prédateur et les finances publiques

Jacques Dufresne

L’avantage d’un vrai débat public avant une opération austérité c’est qu’il permet de dégager des priorités qui donneront sens ensuite à chacune des décisions. Quand, pour gagner du temps, on refuse un tel débat, on accroît le risque d’un sentiment général d’injustice. Le problème, écrivait Michel David dans Le Devoir du 27 novembre, «c’est qu’au gouvernement chacun a ses priorités.» Rien n’empêche toutefois de lancer un débat parallèle au milieu de la cascade des coupures. C’est ce qu’a fait l’économiste Pierre Fortin à RDI économie le 21 novembre dernier. «Il faut, a-t-il dit, cesser d’écraser les missions autres que la santé. Au cours des 6 ou 7 dernières années, le PIB s’est accru de 25% et les dépenses de santé de 40%.» On sait d’autre part que la santé représente déjà près de la moitié des dépenses publiques.

C’est cette tendance qu’il faut d’abord briser. Et pas seulement pour des raisons comptables. Nous présenterons ici d’autres raisons tout en dégageant certains critères en vue d’une liste de priorités.

S’attaquer d’abord au gaspillage en santé, n’est-ce pas ce que le gouvernement a fait en lançant son projet de réforme dès le début de son opération austérité et en étalant sur un plus grand nombre d’années les augmentations des honoraires des médecins? C’était là en réalité un écran de fumée. Les économies découlant de la réforme ne seront que des égratignures selon Pierre Fortin. Pour ce qui est des honoraires des médecins, ces derniers avaient déjà gagné la grande bataille au moment de la négociation sur l’étalement : De 2007-2008 à 2012-2013, la masse salariale des médecins s’était déjà accrue de 50%. Et qu’en est-il des dernières décisions précisées dans la loi 20? Accroître la productivité des médecins est sans doute une bonne décision politique, mais cela pourrait accroître les dépenses de santé au lieu de les réduire. Seule la décision de limiter les dépenses en procréation assistée s’attaque au problème de fond, la médicalisation de la population.

Pénurie de héros dans les médias

 Comment dans ces conditions expliquer qu’une question comme celle des pratiques mafieuses du Big Pharma et de ses effets ruineux sur les finances publiques ne soit pas en ce moment au cœur du débat public? Comme nous le rappelle Andrée Mathieu dans cette Lettre, l’héroïsme peut consister pour un journaliste ou une personnalité publique à dire efficacement la vérité, si impopulaire soit-elle. Personne ne peut ignorer l’exemple donné par la jeune pakistanaise Malala Yousafzai. Les humoristes ont la cote dans notre société et ils sont en principe plus libres que le journaliste ou l’élu puisqu’ils travaillent à leur compte. Quels sont ceux parmi eux qui, mettant leur humour au service du bien commun et de la vérité, font ici un travail comparable à celui du trio Colbert, Oliver, Stewart aux États-Unis? Sur la question des médicaments, il y a eu l’an dernier de bons articles et de bons reportages ici et là, mais personne n’a enfoncé le clou. Or, tous dans les médias devraient savoir que les premiers coups de marteau, avec le pour et le contre, distraient le lecteur plus qu’ils ne l’informent et ne le convainquent. Quand on a bien choisi sa proie, il faut s’acharner sur elle, jour après jour en haussant le ton et en ajoutant de nouvelles preuves en crescendo. Il ne suffit pas de dire la vérité, il faut la conduire à destination. Deux journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, ont pu ainsi à eux seuls, ou presque, obtenir la destitution du président Nixon. Charles Péguy avait joué un rôle semblable dans l’affaire Dreyfus. Et ici, au Canada, en prenant la défense de Wilbert Coffin, Jacques Hébert a non seulement fait œuvre de justice, mais lancé un débat qui a conduit à l’abolition de la peine de mort. Aujourd’hui, Alain Denault et Gabriel Nadeau-Dubois méritent autant d’admiration.

L’expert prédateur 

Qui dans ces conditions peut opposer une vraie résistance à celui d’où nous viennent tant de nos maux, dans le domaine de la santé notamment: l’expert prédateur?

Je viens de renouveler la licence du système antivirus de mon ordinateur. Tout dans l’information qu’on me présentait d’abord conspirait à faire porter mon choix sur un produit coûteux que je ne désirais pas.  Après au moins une heure de tâtonnements, j’ai fini par trouver le produit que je cherchais. Sans m’en rendre compte j’avais livré bataille à deux équipes d’experts bien payés pour me manipuler, la première en informatique, la deuxième en marketing.

Il en est ainsi dans une foule de domaines. Avez-vous déjà tenté de négocier une assurance pour une vieille maison isolée? Un de mes voisins l’a fait et devant les obstacles qui s’accumulaient au fur et à mesure qu’il précisait ses questions, il a renoncé à toute assurance. On nous trompe même sur les dates de péremption de la viande. Pour être à égalité avec le vendeur, le consommateur aurait besoin d’être lui-même entouré d’experts. Seul, il lui faut des vertus héroïques pour défendre efficacement ses intérêts.

Plus l’acheteur peut être présumé ignorant et sans défense devant le vendeur (c’est toujours le cas lorsque la teneur intellectuelle d’un bien est forte), plus il faut s’attendre à ce que l’acte de vente ressemble  à une prédation. C’est l’explication du succès des loteries. Pour résister à la tentation d’acheter un billet, il faut pouvoir opposer au désir du gros lot un raisonnement, un calcul situé  à un haut niveau d’abstraction auquel la plupart des gens n’ont pas facilement accès. Faut-il ajouter que dans ce cas les experts en marketing et en communications sont des prédateurs d’une redoutable efficacité?

Quand les États gèrent eux-mêmes les loteries, ils donnent aux entreprises privées un exemple dont ils seront eux-mêmes les premières victimes. À leur niveau, en effet, les pressions prédatrices sont encore plus fortes. Le phénomène prend des proportions alarmantes dans trois domaines en particulier : les travaux publics, l’informatique et la santé. Si dans ces secteurs, l’État n’a pas à son service des experts plus compétents que ceux des fournisseurs, il est cuit. La Commission Charbonneau en a fait la démonstration pour ce qui est des travaux publics. Il serait facile de faire la même démonstration à propos de l’informatique. Quant à la santé, voici la situation : d’un côté, la richissime industrie pharmaceutique finance par la publicité les revues destinées aux professionnels du milieu,  assume une partie du coût des congrès, exerce un contrôle croissant sur les revues savantes, soutient financièrement les associations de malades, est partenaire des États pour le financement de la recherche médicale, et enfin, elle n’hésite pas à utiliser des procédés de marketing mensongers, frauduleux et à l’occasions mafieux. Le mot mafieux a ici un sens précis : on commet un crime, on paie l’amende (les corporations sont à l’abri de la prison) et on récidive. Et pour comble de bonheur commercial, la cible de tous ces experts ce sont des émotions encore plus fortes que le désir du gros lot : la peur de souffrir et de mourir. Quel est le rapport de force? Du côté de l’État payeur qu’y a-t-il ? Bien caché à l’intérieur de l’obscur INESSS (Institut d’excellence en santé et en services sociaux) se trouve un organisme, interdit de parole sur la place publique, ayant pour mission l’évaluation des médicaments. À lire cette interview du professeur Peter Gotzsche: Médicaments meutriers et crime organisé.





Alors que, compte tenu des milliards et des vies humaines en cause, l’État ne devrait pas hésiter à dépenser des dizaines de millions par année pour opposer à ses tout puissants fournisseurs une équipe d’experts en communication, en évaluation et en gestion, avec pour mission d’informer la population aussi bien que le gouvernement. À quoi il faudrait ajouter quelques détectives.

L’effet Virchow

La mission santé, en plus de bénéficier d’un traitement de faveur, se réduit de plus en plus au pouvoir médical et est centrée sur l’hôpital. Quant à la prévention consistant à agir sur les déterminants de la santé, elle est remplacée en fait et dans l’esprit des gens par ce dépistage précoce dont la principale conséquence sera de faire commencer plus tôt la médicalisation de la population. Les coupures actuelles dans les missions sociales et environnementales renforcent cette tendance. Tout cela finira par nuire à la santé elle-même. Ce danger est manifeste à l’échelle des familles. Si, comme il arrive fréquemment aux États-Unis, tous les membres de la famille se privent de bonne nourriture et de sport en plein air pour pouvoir payer les frais médicaux, on peut être assuré qu’à moyen terme la morbidité s’accroîtra dans cette famille, provoquant une hausse des frais des privations encore plus néfaste. Le même phénomène se produit de façon plus discrète dans toute société quand elle est soumise aux mêmes conditions. Il s’agit d’une rétroaction positive, semblable à celle qui accélère de façon exponentielle la fonte des glaces au Pôle nord. Au début le processus est lent parce que la glace renvoie les rayons solaires vers leur source, mais bientôt la terre apparaît et le processus s’emballe. Le fait que ledit processus soit difficile à mesurer dans le cas de la santé n’enlève rien à son caractère incontestable. Nous pourrions l’appeler l’effet Virchow en souvenir du fondateur du premier système de santé publique, dans l’Allemagne de Bismarck. Rudolf Virchow, un biologiste célèbre - on lui doit la théorie cellulaire - disait de la médecine qu’elle était une science sociale : il faut aussi, précisait-il, soigner la société, réduire les inégalités et améliorer les conditions de travail dans les mines et les usines.

Rendement décroissant

L'économiste français Jean-Paul Moatti faisait le point récemment sur cette question: «Dans le secteur de la santé  contrairement à d'autres secteurs de l'économie, plus il y a de progrès technique, plus l'investissement nécessaire pour améliorer la santé est élevé. Gagner une année de vie supplémentaire coûte de plus en plus cher. C'est ce qu'on appelle la loi des rendements décroissants.»

Cela soulève une question qui devrait être au coeur de tout débat public sur la santé: quel est le seuil au-delà duquel un dollar investi dans la lutte contre la pauvreté, par exemple, contribue plus à la santé de la population qu'un dollar investi dans le sytème de santé? Cette question soulève un problème de communication et de perception qui se règle presque toujours en faveur du système de santé. La lutte contre la pauvreté prévient imperceptiblement une foule de maladies, mais dans l'imagination des gens, ce succès ne fait pas le poids par rapport à une seule guérison magique rendue possible par une innovation technique coûteuse. À ce jeu, la raison est toujours perdante, ce qui explique la croissance incontrôlable des dépenses de santé. Les médias sont aussi responsables que les autorités publiques de cette situation, Dans ce domaine, comme dans d'autres, il faut avoir le courage de critiquer l'opinion générale pour l'élever, se rappeler que la bonne démocratie n'est pas fondée sur l'hypothèse que le citoyen a toujours raison, mais sur celle qu'il n'échappe pas toujours à l'ignorance.

La sécurité et la dépendance ou le risque et l’autonomie

Par rapport au besoin de risque, qui devrait l’équilibrer, le besoin de sécurité est si fort aujourd’hui qu’il précipite les gens dans une dépendance à l’égard de la médecine que tout, d’autre part, favorise. Dans ce qu’on pourrait appeler le nouveau paradigme médical, l’objectif est d’être en permanence relié au Système ou à des logiciels de diagnostic. Nature et culture régressent pendant ce temps en tant que source d’autonomie et conditions de la santé. Est-ce souhaitable? Toute politique de santé qui dépasse les questions comptables doit proposer une réponse à cette question. C’est cette réponse qui nous dira si les nouveaux gadgets de diagnostic seront ou non couverts par l’assurance santé.

Annexe

Voulez-vous savoir si votre gouvernement est disposé à sortir le système de santé de cette impasse, demandez-lui s’il est prêt à approuver ces trois initiatives, ce qui serait un premier pas dans la bonne direction :

Le Sunshine Act - Transparence santé

En 2007, deux sénateurs américains déposaient un projet de loi intitulé Sunshine Act. La loi a été votée. Elle oblige les industries médicales, à commencer par les compagnies pharmaceutiques, à rendre publics les cadeaux qu'elles font aux médecins sous diverses formes, C’est le CMS (Centers for Medicaid & Medicare Services) qui a la responsabilité de divulguer les données. D’autres pays, la France, le Danemark et l’Écosse, ont adopté une loi semblable dans le but d’éliminer les conflits d’intérêts dans le secteur de la santé. Le CMS a déposé son premier rapport le 30 septembre 2014. En 2013, sur une période de 5 mois, l’industrie pharmaceutique a versé 3,5 milliards de dollars à 546 000 médecins américains. En France, l'initiative s'appelle Transparence Santé. Plusieurs organismes font pression pour que le Canada se joigne au mouvement. Il eût été intéressant de savoir quelle place auraient occupé nos médecins ministres sur une liste canadienne.

Le NAP

En Australie, on a déclaré la guerre au marketing des compagnies pharmaceutiques. Une cinquantaine d’éminents médecins ont lancé un mouvement appelé NAP (No Advertising Please) visant à interdire les visites des représentants des compagnies pharmaceutiques dans les bureaux de médecin. Le but de l’opération est de réduire le nombre de prescriptions inappropriées. C’est là une forme de prévention quaternaire. Les médecins australiens sont invités à placer à l’entrée de leur bureau une affiche indiquant que les visites de représentants sont interdites. Une telle interdiction n’aurait-elle pas encore plus de sens ici où les dépenses de santé représentent 11.2 % du PIB alors qu'en Australie elles sont limitées à 8.9%? Autre occasion d’omission pour nos ministres médecins.

La prévention quaternaire

Même dans le milieu médical, plusieurs ignorent l’existence de la prévention quaternaire. C’est dire à quel point ce milieu est réfractaire à une autocritique qui aurait pour effet de réduire considérablement le gaspillage en santé. Depuis le 10 octobre dernier, nos médecins, qu'ils soient ministres ou seulement ministrables, ne peuvent pas ignorer cette innovation puisqu’elle a été l’objet d’un article du docteur Pierre Biron dans l’Actualité médicale.

Une idée révolutionnaire, mine de rien. «La prévention quaternaire, indique le docteur Biron, protège bien portants et patients des méfaits associés aux tests, interventions ou traitements inutiles. On doit l’expression abrégée «P4», au généraliste belge Marc Jamoulle qui la définit comme la «prévention de la médecine non nécessaire, de la surmédicalisation ». La P4 évite aux payeurs publics un gaspillage colossal, tandis que la « vraie » prévention passe d’abord par le statut économique, éducationnel, environnemental, occupationnel et social, et non par le surdiagnostic ou le surtraitement. On pourra difficilement prendre au sérieux nos ministres médecins s’ils ne mettent pas la prévention quaternaire au sommet de leur liste de mesures d’austérité. L’omission dans ce cas sera criante.»

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