Lexique sur la corruption

Jacques Dufresne

Ébauche d’un lexique de la corruption

La corruption est la mort lente de la viande

Toujours se souvenir de ce premier sens quand on emploie le mot corruption. La corruption a mauvaise odeur, on la sent avant de la voir. C’est probablement à ce niveau du nez, le plus vieux de tous nos sens, que se trouve la meilleure prévention. Tenons-nous loin de la mafia: elle sent mauvais. La viande avariée se décompose d’elle-même, c’est l’ajout de viande fraîche qui la fait durer. Il faut l’empêcher de faire du recrutement. D’où le rôle essentiel que jouent les policiers et les journalistes spécialisés dans le crime organisé. Fins limiers. Heureuse expression : le limier est un chien qui a du nez.

Un vice nommé est un vice affaibli

Pour cette raison, il faut de toute urgence adjoindre une linguiste à la présidente de la Commission Charbonneau.
Si Monsieur Zambito, sur lequel pèse de lourds soupçons de collusion avec le crime organisé, a été accueilli comme un héros par le jeune public participant à l’émission Tout le monde en parle, c’est de toute évidence parce que dans l’esprit de ce public tout est encore flou. Cela ne présage rien de bon. Les coupables récidiveront d’autant plus facilement qu'au lieu d’être marqués au fer rouge par certains mots sans complaisance, ils auront tous le sentiment d’appartenir à la même catégorie du vaguement malhonnête.


Un petit exercice de vocabulaire s’impose. C’est l’adjectif malhonnête qui convient le mieux à l’ensemble des témoins qui défilent à la Commission Charbonneau. On dit d’une personne qu'elle est malhonnête quand elle triche, quand elle ne respecte pas ses engagements. Mais le mot malhonnête, s’il est le seul utilisé, risque d’inciter les gens à amalgamer la faute la plus légère et le crime le plus sordide. Puisque le mot est une flèche destinée à empoisonner le vice, il faut viser juste.


On peut en effet tricher d’égal à égal, c’est le cas lorsqu’un maquignon trompe un autre maquignon sur l’âge d’un cheval. On entre ainsi dans la sphère de la malhonnêteté mais l’honneur est sauf. On peut aussi tricher en s’appuyant sur une force extérieure occulte, le crime organisé par exemple. On se déshonore ainsi. On peut en plus choisir comme victime une personne sans défense. C’est l’avilissement. On peut faire tout cela parce qu'on est mou, sans dignité, incapable de résister aux pressions extérieures. On sombre alors dans la veulerie. On atteint le fond de l’abîme, l’abjection, quand, dans une collusion, on fait appel à un intermédiaire veule, pour menacer de mort un concurrent non désiré.

Corrompu, bas, vile, veule, sordide, ignoble, abject, infâme, écoeurant, répugnant, dégoûtant, dégradant, les mots pour dire le mal ne manquent pas. Chacun correspond à une expérience sensible particulière. Le mot corruption rappelle la chair pourrie dont raffolent les oiseaux charognards. Le mot vil rappelle le vilain, celui qui était au bas de la société. Veule est un mot lié à la tannerie : un cuir veule est un cuir mou. C’est l’expérience de la saleté qui nous a donné le mot sordide, mot dont la racine latine est ordes, ordures. L’être abject c’est le rebut de la société, celui qu'on a rejeté et qui mérité d’être rejeté.

Le mal aseptisé

Parmi tous ceux qui suivent à la télévision les audiences de la Commission Charbonneau, combien ont déjà vu, senti une tannerie, toucher le cuir mou, combien ont vécu dans l’extrême saleté, combien même ont déjà senti de la viande corrompue, vraiment corrompue? Il n’y a même plus de lie au fond des bouteilles de vin et de bière. L’hygiène, entre autres facteurs, nous a débarrassés de tout cela mais du même coup elle a affaibli le sens des mots dont nous avons besoin pour fustiger des vices qui, de toute évidence, n’ont pas disparu, même si nous avons quelques bonnes raisons de croire qu'ils sont plus abstraits qu'auparavant. Quant aux autres mots pour dire le mal, vil, bas, ignoble, déshonorant, etc., ils renvoient tous à une société fortement hiérarchisée où le degré de moralité est associé de très près à la place occupée dans l’échelle sociale.


Le rejet de cette société ne pouvait qu'entraîner la relativisation des vertus et des vices qui y étaient rattachés. L’honneur, et donc le déshonneur, fut la première victime. En Occident, l’honneur fut d’abord associé au fait d’être bien né et d’être ainsi capable, dans l’action, d’une grandeur pouvant dépasser les exigences du strict devoir. «Qu’est-ce que l’honneur, c’est la force de l’âme animée ou réveillée par le devoir, et qui quelquefois même, nous porte au-delà de ce qu’il prescrit.» (Ste-Foix) Les honneurs devinrent ainsi les signes distinctifs du rang, de la place occupée dans la hiérarchie sociale.


Si l’on en croit ce propos de Chamfort, l’honneur était déjà tombé en discrédit au XVIIIe siècle. Les hommes désormais naîtraient égaux en honneur et en dignité.
«C'est une vérité reconnue que notre siècle a remis les mots à leur place; qu'en bannissant les subtilités scolastiques, dialecticiennes, métaphysiques, il est revenu au simple et au vrai, en physique, en morale et en politique. Pour ne parler que de morale, on sent combien ce mot, l'honneur, renferme d'idées complexes et métaphysiques. Notre siècle en a senti les inconvénients; et, pour ramener tout au simple, pour prévenir tout abus de mots, il a établi que l'honneur restait dans son intégrité à tout homme qui n'avait point été repris de justice. Autrefois ce mot était une source d'équivoques et de contestations; à présent, rien de plus clair. Un homme a-t-il été mis au carcan, n'y a-t-il pas été mis ? Voilà l'état de la question. C'est une simple question de fait, qui s'éclaircit facilement par les registres du greffe. Un homme n'a pas été mis au carcan : c'est un homme d'honneur, qui peut prétendre à tout, aux places du ministère, etc.; il entre dans les corps, dans les académies, dans les cours souveraines. On sent combien la netteté et la précision épargnent de querelles et de discussions, et combien le commerce de la vie devient commode et facile.» (Maximes)

De la corruption à l’évaporation

Il faut résister à la tentation de voir dans tout cela un effondrement définitif de la morale et réfléchir plutôt sur le caractère de plus en plus abstrait, formel, hygiénique, aseptique, des crimes actuels les plus graves et les plus lourds de conséquence. La corruption des milieux financiers qui a provoqué la crise de 2008 n’était pas de la viande en décomposition, mais une abstraction mathématique inodore. Les crimes mineurs disséqués à la Commission Charbonneau appartiennent à la même atmosphère aseptisée. Les enveloppes brunes sont propres et elles sont déposées sur des tables de bons restaurants par des messieurs bien cravatés. Et si les coupables se sentent si peu coupables au fond, c’est parce que les billets palpables, enfermés dans les enveloppes brunes, leur paraissent tout palpables qu'ils soient, bien irréels par rapport aux milliards disparus de la Caisse de dépôt.

Occasion de revenir sur une affaire trop vite oubliée. Si l’on veut en finir avec les passeurs d’enveloppes brunes, il faudra que l’on remonte plus haut dans la pyramide abstraite de la finance. Le responsable de la perte colossale de la Caisse de dépôt, monsieur Henri-Paul Rouleau, s’en est tiré avec une promotion chez Power. Il n’avait fait soi-disant, que des erreurs, que des mauvais placements, comme bien d’autres spéculateurs. La réalité c’est qu'à l’instar des grands spéculateurs de New York, lui et sa garde rapprochée, alléchés par de fabuleux boni, ont perdu pied sur terre et ont volé ensuite sur les ailes de leur moi au milieu de formules mathématiques auxquelles ils ne comprenaient rien. Il vaut mieux présumer qu'ils n’y comprenaient rien, car si on devait conclure qu'’ils avaient compris, il faudrait les tenir coupables, car leur raison leur aurait fait voir qu'une telle bulle allait éclater un jour. Mais à leur niveau on est aussi responsable de ce qu'on ne comprend pas, plus précisément du fait qu'on agit sans comprendre, poussé par l’avidité du moment.

À ce propos, il faut lire et relire le livre de Mario Pelletier, La Caisse dans tous ses états, 1 dont voici un extrait : «Il faut dire enfin que l'avidité particulière avec laquelle la Caisse a accumulé des PCAA dans ses portefeuilles tient à une soif obsessive de rendement et à une politique qui la favorisait. Rousseau avait établi un système de rétribution fondé sur les mesures probabilistes, comme la VaR dont on a parlé au chapitre précédent. Les gestionnaires de portefeuilles pouvaient gagner des primes plus élevées s'ils obtenaient des rendements qui surpassaient les paramètres de leurs VaRs. C'était là un incitatif suffisant pour accumuler des PCAA, qui avaient au départ obtenu des rendements plus élevés que les autres instruments financiers à court terme. Rappelons qu'en 2006, notamment, la CDP avait versé un montant record de 39,7 millions de dollars en primes de rendement, une augmentation de 55% par rapport à l'année précédente.
Cette obsession du rendement a sûrement contribué au fait que la CDP a acheté plus de PCAA que les autres. On en accumulait de plus en plus parce que ça rapportait vite et bien, et le conseil d'administration ne voyait que les taux de rendement qui montaient. Après tout, ces instruments financiers complexes, ces produits – ces «fonds de poubelle», comme les qualifie un gestionnaire de la Caisse qui tient à rester anonyme – étaient bien cotés par les agences de notation. Cela suffisait pour rassurer les administrateurs et les déposants de la CDP.» 1
Nous sommes loin ici de la viande corrompue à l’ancienne, plus près de l’évaporation de gaz toxiques en haute atmosphère. Peut-être faudrait-il désormais remplacer le mot corruption par le mot évaporation.

1-Mario Pelletier, La Caisse dans tous ses états, Éditions Carte Blanche, Montréal 2009.

Corruption ou corrosion ?


Nous le savions déjà, mais nous avions tendance à l’oublier. Les neurosciences nous le rappellent : avant même que notre conscience entre en scène, certains frémissements, non seulement dans notre cerveau, mais dans l’ensemble de notre corps, nous prédisposent un peu trop bien l’égard de certaines personnes, généralement des proches par l’espace, par le sang ou par des affinités particulières. Nous éprouvons pour ces personnes une empathie qui nous incite à les favoriser, en contexte familial, où la chose n’a rien d’immoral, mais aussi en contexte public où la chose peut dégénérer en népotisme.


Dans le même esprit, mais en s’appuyant sur la simple observation, Aristote disait que l’homme est un animal sociable zoon politikon, ce qui l’amenait à affirmer l’existence, à côté de l’amitié entre deux personnes, d’une amitié liant entre eux les habitants d’une cité. Il désignait les deux amitiés par le même mot philia. Voici le sens qu'il donnait à la philia en tant qu'amitié qui fait les communautés : «La philia, quel que soit l'équivalent français adopté, c'est la réserve de chaleur humaine, d'affectivité, d'élan et de générosité (au-delà de la froide impartialité et de la stricte justice ou de l'équité) qui nourrit et stimule le compagnonnage humain au sein de la Cité : et cela à travers les fêtes, les plaisirs et les jeux comme à travers les épreuves. La philia, c'est aussi le sentiment désintéressé qui rend possible de concilier, comme le veut Aristote, la propriété privée des biens et l'usage en commun de ses fruits, conformément au proverbe – repris par l'auteur de la Politique à l'appui de sa thèse opposée à celle de Platon – qu'entre amis "tout est commun" ».1

Qui voudrait vivre dans une communauté, une cité, une nation qui seraient privées de cette chaleur fondée sur l’empathie? Telle serait une collectivité qui ne serait que juste : une machine…menacée par la corrosion. En revanche, la collectivité trop chaleureuse, on le sait, est menacée par la corruption!

Mais c’est souvent parce qu'ils font partie d’une machine étatique usée par la corrosion que des fonctionnaires s’enfoncent dans la corruption. Ils agissent alors plus par calcul que par amitié, plus par habitude de la froideur que par amour de la chaleur, comme leurs interlocuteurs du monde des affaires qui les méprisent. Ce calcul égoïste est la pire des choses : il prend son envol dans les petites magouilles pour s’élever ensuite vers l’abstraction de la haute spéculation frauduleuse. Il est à la fois injuste et inhumain.

1-Jean-Jacques Chevalier, Histoire de la pensée politique, tome 1, Payot, Paris 1979.

La corruption réciproque

Je te fais nommer dans mon conseil, tu me fais nommer dans le tien. Cet échange de bons procédés est un moindre mal et peut même être une excellente chose, s’il procède d’une véritable amitié. Un ami digne de ce nom, en effet, n’aura pas comme unique souci d’attendre un retour d’ascenseur de son alter ego; il s’efforcera aussi de le mettre en garde contre des décisions injustes qui terniraient sa réputation. Hélas! il n’est pas exclu que le calcul égoïste réciproque occupe plus de place que l’amitié dans les pratiques de ce genre. C’est ce qui ressort en tout cas de l’interview que Michel Nadeau, ex-vice-président de la Caisse de dépôt et placement, accordait récemment à Radio-Canada. Comment pourrait-il en être autrement quand le calcul égoïste est le mobile principal, sinon unique, dans le capitalisme d’avant-garde, celui de Ayn Rand e d’Allan Greenspan. Écouter:  http://www.radio-canada.ca/audio-video/pop.shtml#urlMedia=http://www.radio-canada.ca/Medianet/2013/CBF/SamediEtRienDautrePourquoiPasDimanche201302090910_1.asx

L’empathie créatrice

Un sous-ministre des finances qui donnerait un contrat important à l’un de ses fils serait aujourd’hui accusé de népotisme. La chose était admise au temps de Richelieu. Étienne Pascal, percepteur des impôts de la Haute Normandie, fit appel aux services de son fils, prénommé Blaise. L’invention de la première calculatrice, passée à l’histoire sous le nom de Pascaline, fut la conséquence de ce qui, de nos jours, serait vu comme un conflit d’intérêts. C’est en effet dans le but d’alléger la tâche de son père que Blaise eut l’idée d’une machine à calculer. Le même Pascal devait fréquenter par la suite un milieu un peu moins honnête que celui de sa famille : celui du jeu. Il en profita pour faire progresser le calcul des probabilités.

La corruption par excès de confiance

On est familier avec l’abus de confiance. Il faut noter qu'il a souvent sa source dans un excès de confiance, faute que commit Solon au moment d’établir la première constitution démocratique. Sa constitution faisait suite à une réforme agraire par laquelle il libérait les petits paysans de l’injuste dette qui leur avait été imposée par les grands propriétaires. Il eut hélas l’imprudence de porter son projet de loi à la connaissance de deux de ses meilleurs amis. Sans doute voulait-il bénéficier de leurs conseils. Ils s’empressèrent de s’endetter lourdement pour acheter des terres, étant assurés que la nouvelle loi les libérerait de leur dette. Cette trahison est la faute originelle de l’état de droit. Ce qui devrait nous rappeler que l’âme de l’état de droit ne réside pas dans une perfection morale impossible, mais dans la possibilité de dénoncer le mal et de punir ceux qui le commettent.


«Cette ordonnance lui attira le plus fâcheux déplaisir qu'il put éprouver. Pendant qu'il s'occupait de cette abolition, qu'il travaillait à la présenter sous les termes les plus insinuants, et mettre en tête de sa loi un préambule convenable, il en communiqua le projet à trois de ses meilleurs amis, Conon, Clinias et Hipponicus, qui avaient toute sa confiance. Il leur dit qu'il ne toucherait pas aux terres, et qu'il abolirait seulement les dettes. Ceux-ci, se hâtant de prévenir la publication de la loi, empruntent à des gens riches des sommes considérables, et en achètent de grands fonds de terres. Quand le décret eut paru, ils gardèrent les biens, et ne rendirent pas l'argent qu'ils avaient emprunté. Leur mauvaise foi excita des plaintes amères contre Solon, et le fit accuser d'avoir été non la dupe de ses amis, mais le complice de leur fraude. Ce soupçon injurieux fut bientôt détruit, quand on le vit, aux termes de sa loi, faire la remise de cinq talents qui lui étaient dus, ou même de quinze, selon quelques auteurs.»

Le conflit d'intérêt est inscrit dans l'acte de naissance de l'état de droit et par suite de la démocratie. Faut-il s'en étonner? Le seul fait de pouvoir nommer le conflit d'intérêts, d'en prendre conscience, est le signe d'une vie politique déjà profondément imprégnée par le souci de la justice. Si la mafia est si dangereuse et si c’est elle d’abord qu'il faut combattre, c’est parce qu'elle impose le silence.

L’incompétence pire que la corruption

Le fonctionnaire incompétent, écrit Richelieu dans ses Mémoires, est plus dangereux pour l'État que le fonctionnaire corrompu. On me pardonnera d'avoir traduit le mot facile par incompétent. Voici le texte: «Je ne puis passer en cette rencontre sans dire ce que Ferdinand, grand-duc de Florence, qui a vécu de notre temps, disait à ce propos qu'il aimait mieux un homme corrompu, que celui dont la facilité était extrême, parce, ajoutait-il, que le sujet corrompu ne se peut pas toujours laisser gagner par ses intérêts, qui ne se rencontrent pas toujours, au lieu que le facile est emporté de tous ceux qui le pressent, ce qui arrive d'autant plus souvent qu'on connaît qu'il n'est pas capable de résister à ceux qui l'entreprennent.» 1. Il faut entendre ici le mot facile au sens de femme facile.
Tout se complique soudainement. Nous voyons apparaître un conflit entre le bien ou l'intérêt de l'État et les principes. L'État est souvent mieux servi par le fonctionnaire qui s'écarte des principes que par celui qui les respecte scrupuleusement mais dont c'est là l'unique compétence. D'où la tentation d'aller vers l'un ou l'autre des deux excès suivants: fermer les yeux sur l'incompétence du fonctionnaire irréprochable, tout permettre au fonctionnaire compétent. Il m'a toujours semblé qu'au Québec, nous sommes plus menacés par le premier excès que par le second.

1-Oeuvres du cardinal de Richelieu, Librairie Plon, Paris, 1933, p. 33-34

La corruption par excès de sens des affaires

A force de porter les affaires aux nues, par-delà le bien et le mal, nous avons fait de la réussite en affaires une norme morale, qui sert d’excuse à la plupart des témoins qui se présentent devant la Commission Charbonneau. La complicité, contre l’État et la société, avec le crime organisé n’est pas un crime «puisque c’est comme ça qu'on fait des affaires au Québec». Avec la bénédiction de la déesse américaine des affaires, Ayn Rand « L'État c'est le mal. » « L'argent est le baromètre des vertus d'une société. » « L'avidité est morale. »

Corruption lucrative, corruption productive

Entre la corruption productive et la corruption purement lucrative, une distinction s’impose. Prélever, pour son usage personnel, un pourcentage élevé sur toutes les ventes de pétrole dans un pays, comme on le fait de façon routinière dans bien des pays pauvres, voilà un exemple de corruption exclusivement lucrative. Un individu s'enrichit, mais le pays s'appauvrit, du moins si comme les choses se passent en général, le profiteur utilise son argent pour acheter des biens de luxe produits à l'étranger.


Il faut bien distinguer cette corruption lucrative, voire prédatrice, de celle que pratiqua Richelieu. Pour ce grand ministre, il était normal que l’on s’enrichisse personnellement à proportion de l’enrichissement que l’on assure à son pays. Richelieu a réussi sur les deux plans. «Il est normal, écrit-il, qu'un ministre veille sur sa fortune en même temps que sur celle de l'État».


Il n’est pas exclu, la chose est même probable, qu'un chef d’État compte parmi ses amis plusieurs personnes d’une exceptionnelle compétence. Serait-il sage de l’empêcher de faire appel à l’une de ces personnes pour assurer la réussite d’une opération délicate où la confiance entre le chef et l’exécutant est aussi importante que la compétence objective dudit exécutant? La loyauté entre amis peut persister même dans des opérations secrètes. L’exécutant voudra d’autant plus réussir que son ami, chef de l’État, a pris des risques en lui accordant sa confiance.

Corruption légale, sans honneur, mais non sans odeur.

Il existe des pratiques hypocrites, légales, savantes même dont on a l'habitude dans les pays comme le Canada, même s'il se classe parmi les premiers au palmarès de l'honnêteté. Je songe à ce haut fonctionnaire d'Ottawa, qui sous l'autorité de Marc Lalonde, alors ministre des finances, avait préparé le projet de loi sur le financement de la recherche et du développement par la réduction de l'impôt des entreprises. La compagnie Olympia and York, de Toronto, gagna 500 millions de dollars grâce à la nouvelle loi. Six mois plus tard, le haut fonctionnaire législateur devenait vice-président d'Olympia and York. Dans les pays riches, on pratique ainsi la corruption à retardement.

Question aux humoristes

Vous êtes désormais les gardiens de nos mœurs. Castigat ridendo mores. Corriger les mœurs par le rire. Ce proverbe est devenu le premier de nos commandements. Êtes-vous à la hauteur de vos responsabilités? Vos bons mots ne sont-ils pas trop souvent des vers grouillant sur nos vices et les parasitant alors qu'ils devraient être, comme ceux d’Aristophane et de Molière, des flèches bien acérées qui les empoisonnent et les paralysent?

Situation corruptrice

Comme s’il n’y avait pas assez de mal dans la nature et dans l’homme, nous en ajoutons en créant artificiellement des situations corruptrices, des occasions qui font des larrons. Les conventions collectives en sont remplies. C’est un secret de polichinelle: le médecin qui veut se refaire une fortune rapidement installe son bureau près d’un centre d’accueil pour personnes âgées. Le besoin est toujours là. Il ne lui reste plus qu’à déterminer le nombre de ses visites en fonction de l’état de ses finances personnelles. Il y a quelques années, une opération de la cataracte exigeait deux heures de travail. Elle se fait aujourd’hui en quinze minutes. Comme le tarif prévu pour cet acte n’a pas changé, qu'il est toujours de 375 $, les ophtalmologistes s’enrichissent. Il faut dire à leur décharge qu'il n’y a plus de liste d’attente pour cette chirurgie, il manque plutôt de cristallins à enlever.

L’occasion, comme le diable, se réfugie souvent dans le détail. En 1990, une recherche sur le financement de l’aide juridique m’avait permis de découvrir que les avocats de l’aide juridique omettaient toujours telle étape de la procédure, qui n’était pas vraiment essentielle. Le législateur avait néanmoins prévu des honoraires pour ladite étape. Faut-il s’en étonner, les avocats du secteur privé, travaillant à l’acte pour l’aide juridique, jugeaient cette étape importante et réclamaient les honoraires qui y étaient rattachés.


Voici une entreprise privée qui, pendant des années ne paie pas son dû à la Commission de santé et de sécurité au travail. Pour se débarrasser d’une telle dette sans débourser un sou, il suffit pour les propriétaires de fermer leur entreprise, d’en créer une nouvelle sous un nouveau nom, ou un simple numéro et de relancer l’entreprise fermée dans ces conditions. C’est là un autre type de situation corruptrice.
Un trou dans une loi fiscale, un échappatoire, un loophole est aussi une situation corruptrice, souvent créée intentionnellement, sous l’influence de lobbyistes dans le but de favoriser une entreprise ou un type d’entreprises. Le fonctionnaire qui a créé techniquement l’échappatoire passera bientôt au secteur privé où il mettra son expérience à profit pour repérer les échappatoires existant et en repérer de nouveaux.

Faut-il ou non opérer? La chose n’est pas toujours parfaitement claire cliniquement, c’est là généralement une zone si grise que la décision d’opérer, même si elle ne s’impose pas, peut être prise en toute bonne conscience. C’est ce qui rend la situation corruptrice si dangereuse. Elle risque de transformer chaque honnête citoyen en un complice objectif de l’injustice. Elle présente aussi un grand avantage, On ne parviendra jamais à éliminer toutes les situations corruptrices, et la chose ne serait peut être pas souhaitable, il faut garder du jeu dans les affaires humaines. Pour ce qui est de l’État, il ne serait pas nécessaire d’élever le niveau moral de la société pour la combattre efficacement. Il suffirait de donner à une équipe de fonctionnaires le mandat de dresser une liste des situations corruptrices, de la rendre publique et d’en faire la mise à jour annuellement.

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