L'Europe des langues

Marc Chevrier

 Le 29 mars dernier les chefs d'État de l'Union européenne se sont réunis à Turin, en Italie, pour inaugurer une grande conférence. Pendant un an, les pays membres de l'Union réviseront le fonctionnement des institutions communautaires. Parmi les thèmes à l'ordre du jour, l'élargissement de l'Union. En effet, l'Union européenne, qui compte 15 membres depuis l'adhésion de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède en 1995, pourrait encore grandir. Les postulants se pressent aux portes: les ex-pays communistes de l'Europe de l'est, comme les pays baltes et les républiques de l'ex-Yougoslavie, des îles comme Malte, Chypre et l'Islande, et même la Turquie. À ce compte, l'Union pourrait s'élargir jusqu'à 30 pays.

Cet élargissement soulève d'immenses problèmes. Il faudra réformer les rouages des institutions communautaires, déjà très complexes. Mais le plus grand défi réside au-delà. On se demande comment un si vaste regroupement de pays, si différents par leur histoire, leur langue et leur culture, pourra fonctionner et s'unir autour d'un projet politique commun. Depuis sa fondation en 1957, l'Union européenne s'est construite dans le respect des différences et des cultures nationales. Chaque pays membre, petit ou grand, peut en principe travailler dans les institutions communautaires et recevoir les documents officiels dans sa langue nationale. D'où le développement de services de traduction drainant une part importante du budget de l'Union. L'entrée de la Suède et de la Finlande a alourdi la tâche des traducteurs.

La Russie comprise, l'Europe regroupe plus de 600 millions d'habitants parlant plus de soixante langues. Les tenants d'une grande Europe unie ne voient guère de possibilité d'une politique étrangère européenne, ni l'existence d'une armée unique, sans l'usage d'une langue commune. L'anglais, s'il n'est pas la langue la plus répandue comme première langue, l'est sans doute comme langue seconde. Cependant, avec la réunification des deux Allemagne et la chute du communisme, l'allemand pèse d'un plus grand poids en Europe. Même si l'adoption d'une langue européenne commune paraît séduisante, les Européens repoussent le modèle américain du melting pot, qui réalise l'unité autour d'une seule langue adoptée par les nouveaux arrivants, qui abandonnent alors leur langue et leur appartenance d'origine. Ils rejetteraient probablement le modèle multiculturel canadien, qui promeut un certain bilinguisme dans les institutions centrales, mais dans le cadre d'une société de droit multiculturelle, ne tolérant pas plusieurs nations en son sein.

Pour le linguiste français Claude Hagège, l'unilinguisme serait contraire à la vocation linguistique de l'Europe, creuset des langues et des nations. L'unité de l'Europe passerait par le biais de langues fédératrices, qui serviraient aux échanges entre les nations, sans empêcher pour autant le maintien des langues nationales ou régionales. Comme langues fédératrices, Claude Hagège voit l'anglais, langue mondiale des affaires, déjà très parlée dans l'Europe du Nord; l'allemand, langue du pays le plus peuplé d'Europe et l'un des plus riches, qui a retrouvé en Europe de l'Est sa sphère d'influence naturelle; et le français qui, même s'il n'est plus la langue des Lumières et de la diplomatie d'antan, demeure une langue à vocation européenne. Parlé dans trois pays européens, enseigné dans plusieurs autres, le français ouvre l'Europe à la Francophonie, communauté de pays dispersés sur les cinq continents.

Il ne suffit pas que trois grandes langues fédèrent les aspirations des peuples européens. La cohésion de l'Europe nécessite aussi selon Hagège la promotion du plurilinguisme dans toute l'Europe. Pendant longtemps, les États européens ont favorisé, voire imposé, la langue de l'ethnie majoritaire. Aujourd'hui, l'enseignement des langues étrangères est de plus en plus usité dans les écoles d'Europe. Mais selon Hagège, il ne reçoit pas tout le soutien requis, et le choix des langues comme les programmes d'enseignement ne sont pas appropriés.

Claude Hagège est l'un des partisans de l'enseignement précoce des langues étrangères. En effet, l'enfant possède une grande capacité d'apprentissage. Son cerveau peut absorber la connaissance de n'importe quelle langue. Cependant, en raison du vieillissement hâtif du cerveau, cette capacité s'affaiblit vers les onze ans. Il est certes encore possible d'apprendre par après de nouvelles langues, mais au prix de grands efforts, alors qu'il en coûte peu au petit enfant. Au dire du professeur Hagège, les pays européens devraient profiter de cette disponibilité linguistique des enfants pour leur enseigner les langues régionales du pays et celles des pays voisins. De cette manière, dès les premières années scolaires, l'enfant acquerra un grande capacité linguistique, dont il pourra user pour devenir, au gré de ses choix, un polyglotte accompli.

Participant à l'émission Bouillon de culture du 22 mars dernier, Claude Hagège n'a pas hésité à soutenir que les Français faisaient erreur en privilégiant l'anglais comme seule langue seconde. Ils devraient plutôt étudier les langues romanes comme l'espagnol et l'italien et solliciter les capacités de leurs enfants pour les initier à la langue de leur puissant voisin, l'allemand. Cela n'exclurait pas l'anglais, qui s'apprend aisément quand on a passé le stade du bilinguisme. La France n'est pas peut-être pas encore acquise aux idées de M. Hagège, son nouveau Champollion. Mais les mentalités ont changé. Il est fini le temps où d'illustres écrivains se vantaient de ne connaître que le français. La popularité grandissante des séjours linguistiques à l'étranger, la publication d'ouvrages linguistiques pour le grand public ou de livres en breton et en occitan, l'élection d'un président parlant l'anglo-américain, attestent le déclin de l'unilinguisme national.


Le Québec des langues

À voir tournoyer ce carrousel des langues en Europe, on se met à rêver. Les querelles linguistiques au Québec, comme la défense acharnée de l'unilinguisme ailleurs au Canada et aux États-Unis, deviennent navrantes. Pendant longtemps, les Québécois francophones ont vu dans leur appartenance à une langue minoritaire un obstacle à la richesse et à l'universel. En fait, cette appartenance leur donne un avantage sur tous les autres Nord-Américains. Parlant une langue romane, continuellement exposé à l'anglais, comptant parmi eux des Québécois de toutes provenances, ils sont bien placés pour cultiver le plurilinguisme. Mais la défense légitime et nécessaire du français a renforcé chez certains l'idée que l'unilinguisme est le seul moyen de préserver une culture francophone au Québec. Peut-être que le meilleur moyen consisterait, sans cesser de promouvoir le français comme langue nationale, à exposer très tôt les jeunes Québécois à la diversité linguistique. Pourquoi pas leur donner la chance de se frotter à la langue de Shakespeare et à celle de Cervantès? Après tout, l'espagnol est la deuxième langue de ce continent. Dans un monde sans frontières, l'unilinguisme est un écueil; la réduction de la diversité linguistique au profit d'une langue unitaire aussi. La vocation linguistique des Québécois n'est-elle pas de parler des langues d'Amérique, qui sont aussi des langues d'Europe?

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