Les mots transfuges
L'homme et la machine, l'homme et l'animal. Voici deux domaines où trop de mots sont des pièges plutôt que des phares. Il faut d'abord sortir des pièges pour accéder à la lumière des phares. Quelqu'un, un jour, sans autre raison que le plaisir d'utiliser une métaphore frappante, appliqua le mot intelligence à l'une de ces machines de Turing qui font si vite certaines opérations mécaniques qu'elles donnent l'impression de penser. Le mot intelligence se charge alors d'un sens nouveau que l'on tend à confondre avec le sens premier. Pour préciser la nature de cette faute de logique, Raymond Tallis, l'un des pionniers des neurosciences, utilise l'expression thinking by transferred epithet, que je traduis par « penser par mots transfuges ». Le mot transfuge est celui qui passe du camp de l'humain au camp de la machine, c'est le cas du mot intelligence quand il est appliqué aux ordinateurs, ou inversement du camp de la machine au camp de l'humain, c'est le cas du verbe fonctionner dont on use et abuse en psychologie et en sociologie. On assimile l'humain à l'animal et l'animal à l'humain par le même procédé. C'est ainsi que les frontières se brouillent de part d'autre de l'humain. Auparavant, on avait plutôt tendance à rapprocher l'homme de Dieu et Dieu de l'homme. Depuis que ce lien est coupé on rapproche l'homme de la machine d'un côté, de l'animal de l'autre. Comme si l'homme n'avait pas d'identité par lui-même. Raymond Tallis est un athée dont le grand mérite est de défendre brillamment son identité d'homme. « En introduisant subrepticement la conscience dans la matière du cerveau, au moyen de l'analogie avec l'ordinateur, nous rendons vraisemblable une explication matérialiste de la conscience ».(Raymond Tallis, Aping Mankind, ACUMEN, Durham, UK, p.187) Photo: Raymond Tallis
Plus la conscience et le corps s'unissent pour éprouver des sentiments assimilables à l'amour, à l'admiration et à la compassion, plus il est difficile de les numériser, de les formaliser. Les machines n'émuleront jamais que la dimension mécanique des êtres vivants et les êtres vivants ne se reconnaîtront eux-mêmes dans ces émulations que dans la mesure où ils se seront d'eux-mêmes réduits à leur dimension mécanique.