Les «humanities» dans les cégeps francophones ?

Jacques Dufresne

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Le ministre québécois de l’éducation autorisait récemment le cégep de St-Laurent, une institution francophone, à remplacer les trois cours de philosophie obligatoires par divers cours de sciences humaines rassemblés dans les cégeps anglophones sous le terme générique de humanities, Il ouvrait en même temps la porte à l’anglais comme langue d’enseignement de ces cours. La loi 101 ne s’appliquant pas aux cégeps, la crainte de voir ces institutions devenir des instruments de l’anglicisation, à Montréal d’abord, est palpable depuis plusieurs années. La récente décision du ministre la justifie.1 Dans ce contexte, la substitution des humanities à la philosophie prend une signification particulière mettant en cause non seulement la langue anglaise, mais aussi le modèle culturel québécois. Rappelons que le premier régime pédagogique des cégeps comportait quatre cours de philosophie, quatre cours de littérature française et quatre cours d’éducation physique obligatoires pour tous les étudiants. C’est Jean-Paul Desbiens, alias le Frère Untel qui, en tant que directeur des programmes de l’enseignement collégial, eut la plus grande part de responsabilité dans cette décision, une décision qui assurait, entre les deux Québec en voie de séparation, la transition la plus heureuse et la plus audacieuse que l’on puisse imaginer. Tous les futurs techniciens du Québec seraient initiés à Platon, à Descartes et à Marx, au même titre que les futurs universitaires, Du même coup, le Québec resterait fidèle au modèle français et européen plutôt que de s’engager davantage dans l’orbite culturelle américaine.

Mille facteurs favorisent en ce moment l’essor de la langue anglaise partout dans le monde et avec une intensité plus grande au Québec. Le numérique américain est l’un de ces facteurs. Il y a 25 ans, on utilisait couramment l’expression autoroutes de l’information pour désigner le réseau internet. Plusieurs ont vu dans le choix de ces mots une allusion implicite à ces routes romaines qui ont si bien servi la cause du latin. Les faits semblent leur donner raison. Ajoutez à cela la montée, parmi les francophones du Québec, d’un pragmatisme qui les éloigne de leur attachement traditionnel à leur langue et une mondialisation qui propulse l’anglais à l’avant-scène et vous comprendrez pourquoi le recul du français au Québec inquiète bien des observateurs en ce moment.

C’est dans ce contexte qu’il faut se situer pour bien interpréter la substitution des humanities à la philosophie. Il ne s’agit pas là d’un fait nouveau et isolé mais d’une étape significative dans un combat contre la philosophie qui a commencé immédiatement après la création des cégeps en 1967.

 Dans les collèges classiques, qui furent alors jumelés à des instituts de technologie, la philosophie était la discipline royale et elle était enseignée, sauf exception, par des religieux pour la plupart disciples de Thomas d’Aquin, le philosophe le plus influent dans l’église catholique. Quelle place cette discipline allait-elle occuper dans les cégeps où un grand nombre de nouveaux postes seraient ouverts?  Quels beaux débouchés pour les étudiants en sciences humaines dans les universités! Un lobby des sciences humaines prit donc forme peu à peu et il eut dans ses voiles le vent qui se détournait de l’église et de ses prêtres philosophes.

Le rapport de la Commission Parent contenant le projet de réforme de l’enseignement collégial fut déposé en 1964, alors que les libéraux de Jean Lesage étaient encore au pouvoir. La philosophie aurait-elle eu la vie sauve sous leur autorité? En 1966, c’est, contre toute attente, L’Union nationale, sous la direction de Daniel Johnson, qui reprit le pouvoir. Il est permis de présumer que ce gouvernement, plus conservateur que le précédent, était favorable au maintien de la philosophie. D’autre part, dans cette discipline, comme dans l’enseignement de la littérature française, les professeurs les plus compétents se trouvaient dans les collèges classiques. Le simple bon sens voulait qu’on évite de les mettre sur une voie de de garage sous prétexte qu’ils étaient des clercs.

C’était l’époque où au, Québec, les changements s’opéraient à la fraction de seconde. Parmi les professeurs de philosophie, de nombreux clercs quittèrent passèrent à l’état laïc. Plusieurs d’entre eux centreraient leur enseignement sur des philosophes modernes, tels que Descartes et Kant ou contemporains, comme Gabriel Marcel, Karl Jaspers, Jean-Paul Sartre. En 1969, l’esprit de mai 1968 en France souffla en rafale sur le Québec, et en particulier sur les cégeps et les facultés de philosophie. Il y aurait bientôt au Québec plus de disciples de Marx et de Marcuse que de Thomas d’Aquin. Dans les cégeps, les postes à combler étaient si nombreux qu’on recrutait des candidats qui n’avaient pas encore obtenu leur baccalauréat. Ils devenaient automatiquement permanents et dans les départements de philosophie de plusieurs cégeps, ils formaient des groupes de pression qui recrutaient eux-mêmes les nouveaux professeurs, souvent sur une base idéologique. On peut voir dans ces groupes une préfiguration de ceux qui, en ce moment, exercent leur pouvoir dans les médias sociaux. Dans quelques cégeps, les adeptes de la philosophie analytique, américaine formaient des groupes semblables quoique plus modérés.

Tel était le tableau d’ensemble quand, en 1972, le gouvernement libéral de Robert Bourassa voulut imposer un nouveau régime pédagogique où deux cours de philosophie sur quatre étaient supprimés, au profit, pouvait-on craindre, des humanities. Il faut reconnaître que, dans le chaos et l’anarchie du moment, il y avait de quoi inquiéter un gouvernement responsable.

En tant que directeur de la revue Critère et responsable de l’enseignement de la philosophie au cépep Ahuntsic, lequel était dans le peloton de tête, j’ai eu un certain rôle à jouer dans la saga que suscita le projet gouvernemental. Voici mon interprétation de ces événements : les autorités du ministère de l’éducation avaient sous-estimé l’ampleur et la profondeur des changements survenus en peu de temps dans la société québécoise et dans le réseau des cégeps en particulier. Si la philosophie avait à ce moment été identifiée aux anciens professeurs des collèges classiques, donc au passé et à la droite, le gouvernement aurait gagné son pari. Les choses avaient toutefois évolué d’une façon telle que la philosophie était désormais identifiée à la gauche, ce qui eut comme première conséquence déterminante que les syndicats, très combatifs à ce moment, prirent énergiquement sa défense. Socrate triomphait sous la bannière de Marx. J’avais à ce moment de nombreux contacts parmi les directeurs et les ténors des cégeps anglophones, lesquels avaient leurs raisons de contester le projet gouvernemental.

Il ne restait plus qu’à unir tous ces opposants dans un front commun haut de gamme sur le plan intellectuel. C’est la revue Critère qui a relevé ce défi. J’ai demandé à Fernand Dumont et Guy Rocher de signer un article commun, en présumant, mais sans en être sûr, qu’ils se montreraient favorables au maintien des cours obligatoires de philosophie, ce qu’ils ont fait, sans toutefois prendre position sur le nombre de cours à conserver. Comme je savais que Jean-Paul Desbiens défendrait le programme qu’il avait lui-même conçu et en partie imposé, la bataille était gagnée. La ferveur nationaliste qui allait bientôt porter le parti québécois au pouvoir servit sans doute notre cause.

Le statu quo devait durer une vingtaine d’années, mais pour les contempteurs de la philosophie ce n’était que partie remise. En 1993, dans le sillage d’une réforme générale mettant l’accent sur les compétences, le nombre des cours obligatoires de philosophie fut réduit de 4 à 3.  Dans la préface d’un ouvrage collectif sur l’histoire de l’enseignement collégial de la philosophie, Paul Inchauspé, ancien directeur général du cégep Ahuntsic résume bien l’histoire de cette discipline, histoire qui se confond avec celles des mutations culturelles survenues dans l’ensemble de la société québécoise depuis 1960

« Récemment,  ( nous sommes en 2015 ) un rapport commandé par le ministère de l’Éducation sur l’enseignement collégial remettait en question la pertinence de l’enseignement de la philosophie pour les étudiants inscrits dans les programmes techniques du cégep. Encore une fois! Ce livre-ci montre bien la grandeur et la misère de l’enseignement de la philosophie qui se donne au cégep. Grandeur parce que, malgré tout, il se perpétue ; misère parce qu’il lui faut, sans cesse, lutter pour continuer à exister. Mais, pour comprendre ce qui se passe là, il faut prendre du recul, regarder d’abord les choses d’un peu loin.» 2

Dans le contexte de cette histoire, qui se poursuit, quelques articles du numéro de Critère de 1973, ont conservé toute leur pertinence. Dans L’expérience des cégeps, urgence d’un bilan, Guy Rocher et Fernand Dumont s’élèvent d’abord contre une spécialisation prématurée contraignant les étudiants à faire un choix de carrière dès le secondaire. À ce choix de carrière avant l’heure, ils opposent un choix de cours, une polyvalence semblable à celle du secondaire. Tournant le dos à ce qu’ils appellent la « défunte culture générale » réduite, à leurs yeux, à une compilation encyclopédique, ils proposent ensuite une culture fondamentale, axée sur la critique de même que sur le transfert des connaissances et fondée sur quatre dimensions : l’histoire, l’expression, l’Entendement (et son langage, les mathématiques) , la transcendance ( et son lieu, la philosophie).

«Aussi faut-il qu'une éducation qui se prétend fondamentale, critique et transférable fasse appel à la transcendance.

La transcendance, ce n'est pas nécessairement Dieu. Il suffit d'avoir la moindre connaissance de la pensée moderne pour éviter cette méprise. La transcendance, c'est plus simplement ce lieu éminent où l'on se tient quand on fait de l'histoire, quand on parle, quand on trace des théorèmes. Ce lieu hypothétique vaut d'être exploré pour lui-même: c'est pourquoi nous croyons, mais dans ces limites, que l'enseignement de la philosophie devrait faire partie d'une culture fondamentale. »

En donnant à son article un titre grec, All’ épi paideia, Olivier Reboul disait son attachement à la culture classique. Il allait ensuite de soi que sa préférence aille à un corpus unique plutôt qu’à une polyvalence, une optionnalité, dissolvantes à ses yeux.

« Ce qui m'amène finalement au problème de l’optionalité. Libérale en apparence et respectueuse de l'enfant, cette doctrine pourrait bien constituer en fait la plus implacable des sélections ; en laissant à tous l'illusion de choisir leur programme, elle n'est qu'un procédé particulièrement hypocrite de trier une élite. Car enfin comment l'enfant qui entre dans le secondaire pourrait-il choisir entre la géométrie et la guitare, comment l'étudiant qui entre au CEGEP pourrait-il choisir entre la philo et l'anglais technique, alors qu'il ignore tout des termes du choix? Un enseignement démocratique me semble l'opposé de ce libéralisme mystificateur; car donner la culture fondamentale à tous les jeunes implique qu'on favorise chacun dans les matières où il est le moins doué: ce sont les fragiles qui ont le plus besoin de sport, les poètes de physique, les scientifiques de littérature. Et l'optionnalité est non seulement désastreuse pour l'enfant, mais pour la société elle-même: car si chacun n'apprend que ce qui l'intéresse, on aura des ingénieurs incapables de comprendre les problèmes sociaux, des architectes ignorant tout de nos besoins et de nos rêves, des médecins aussi fermés à leurs malades que des vétérinaires, des directeurs asservis aux ordinateurs, des technocrates aveugles quant aux fins de leur technique, des artistes étrangers au patrimoine artistique et à ce que les hommes attendent de l'art. On aura surtout une masse de travailleurs ignorant le sens de leur travail et des consommateurs inaptes à choisir, à aimer, à juger par eux-mêmes. Un tel résultat n'est ni plus ni moins que la faillite de l'éducation.»

Au moment où la culture classique était ainsi menacée, les objectifs envahissaient la pédagogie. Dans Le règne des objectifs ou la taylorisation de l’éducation, j’ai moi-même rappelé, à partir d’une distinction entre les fins et les objectifs, que l’éducation est un art orienté vers des fins et non une technique visant des objectifs.

« Il semble normal que les technocrates poursuivent des objectifs. Le même mot toutefois paraîtrait tout à fait insolite dans la bouche d'un artiste. On imagine mal Michel-Ange annonçant qu'il s'est donné pour objectif de produire deux David par mois ! Le terme n'est pas neutre. Il dérive du mot objet. Il désigne une fin représentable, c'est-à-dire une fin qui est présente dans l'esprit comme un objet est présent dans le monde : avec un contour précis et un contenu exact. Les nombres étant les choses qui réalisent le mieux cette forme de présence à l'esprit, on pourrait dire de l'objectif qu'il atteint sa perfection lorsqu'il peut être traduit par une formule mathématique.
 
Il existe aussi des fins non représentables. Les artistes le savent par expérience. Quand ils commencent une œuvre, ils ne sont pas dans le même état d'esprit que le maçon dont l'objectif est de poser tant de pierres en tant d'heures. Ils n'ont pas d'objectifs. Ils savent cependant où ils vont, dans la mesure du moins où ils sont inspirés. Ils ont une fin. Elle est présente à leur esprit non à la manière d'un feu de circulation, mais à la manière d'une étoile. »
 
 

1- http://lautjournal.info/20200122/une-autre-etape-dans-la-bilinguisation-des-cegep

2-L’enseignement de la philosophie au cégep, Histoire et débats, sous la direction de Pierre Després, Presses de l’Université Laval, 2015. http://www.philomondeactuel.chaire.ulaval.ca/wp-content/uploads/Ens.-de-la-phi.-au-c%C3%A9gep_extrait.pdf

 

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