Les fêtes de Mozart à Salzbourg (1756-1906)
Mais, Mozart, s'il n'est issu de personne, est le produit d'une époque, époque d'art, de dilettantisme, de fine préciosité, de charme tendre et enlaçant. C'est l'époque qui vit naître les talents des Greuze, des Largillière, et des La Tour : c'est l'époque de Beaumarchais.
Faire de Mozart cela, et n'en pas faire autre chose : ne pas le rendre plus grand, sous prétexte de le glorifier et de le célébrer; ne pas commettre cet anachronisme scandaleux qui l'eût élevé à la hauteur d'un Beethoven ou à l'égal d'un Wagner, voilà quel était le rôle de ceux qui avaient tenu à rendre à Mozart l'hommage dû à son génie, à propos du cent cinquantième anniversaire de sa naissance, à Salzbourg.
Et pour atteindre ce but, ils devaient, avant tout, relire sa vie, et s'imprégner de ses lettres.
La vie de Mozart ! mais elle a entièrement déteint sur son oeuvre elle l'explique totalement.
Enfant prodige qui, à trois ans, cherchait des tierces sur le clavecin, et qui, à sept ans, composait déjà, Mozart ne pouvait subir d'autres influences que celles, innées en lui, qui le poussaient à jouer et à composer... Il ne prend aucune leçon, il ne connaît aucun maître, il compose comme il mange, comme il boit et comme il dort : instinctivement. Et il compose avec une facilité qui est restée proverbiale : cela jaillit de la source la plus pure.
Il a une mère, née tout près de Salzbourg, d'humeur gaie et rieuse; il a un père autoritaire, mais intelligent, et gai aussi; il a une soeur, la tendre, la délicieuse Marianne, musicienne aussi, et spirituellement, follement joyeuse. Mais la famille n'est pas riche : il faut subvenir à leurs besoins. Le jeune Mozart ira par les villes, jouant les airs qu'il vient de composer, faisant admirer à tous sa virtuosité plus encore que son talent, que son génie de créateur... Et d'être ainsi obligé de jouer pour vivre, et d'avoir devant soi, continuellement, perpétuellement, le spectre de la misère prête à foncer sur ce malheureux pianiste, qui erre à la recherche de la gloire, cela tempère ce qu'aurait d'enclin à la joie, le caractère musical de W.-A. Mozart.
Toutes les cruelles déceptions, toutes les amères désillusions devaient peu à peu rendre le jeune homme plus tristement impressionné : c'est d'abord la trahison d'Aloyse Weber, dont il avait été follement épris; c'est la mort de sa mère, à Paris; c'est le plagiaire Noverre, qui lui vole sa musique; c'est l'ingrate infidélité de son ami Grimm ; ce sont tous ces accidents de la vie qui se chargent d'imprégner de plus en plus de mélancolie et d'amertume sa musique qui ne demandait, au contraire, qu'à éclater, joyeuse, pimpante, parfumée !
Dès ce moment, il vit soit à Salzbourg, soit à Vienne, et c'est à Vienne qu'il passe la phase intense de sa vie musicale, à Vienne où vécurent Gluck et Haydn, à Vienne où vivront également et Beethoven et Schubert. Mais là, malgré l'appui de l'empereur Joseph II, il est obligé de se livrer toute la journée à des travaux de commande et à des leçons; mais, par contre, le soir il va au bal, il va dans les familles nobles et riches de Vienne, et, pour toute occasion, il compose valses, menuets et divertissements!
Il est joyeux d'avoir rompu la chaîne qui l'attachait à l'archevêque de Salzbourg, il est heureux d'être libre, d'être fêté, d'être apprécié.
« Il est, selon l'expression de Weber, l'auteur de Freyschütz, en pleine maturité de bon génie. Désormais l’expérience seule peut encore le développer. »
Il se marie, et Mozart, dans une de ses lettres nous trace ainsi le portrait de sa femme, Constance Weber : « Elle n'est certes pas laide, mais elle n'est non plus rien moins que belle. Sa taille est bien prise, et toute sa physionomie est dans ses deux yeux noirs. Elle n'a pas de prétentions à l'esprit, mais elle a celui qu'il faut pour s'acquitter de ses devoirs d'épouse et de mère... Bref, je l'adore et elle m'aime de toute son âme. »
Le mariage devait augmenter ses dépenses, et terminer la courte période joyeuse de sa vie; dès lors, il se mit de plus en plus à la recherche d'une position fixe ou, à son défaut, de leçons et de concerts. « Je ne puis contenir mon indignation, s'écria Haydn, lorsque je réfléchis que cet homme unique est encore à la recherche d'une position, et que pas un prince ni un monarque n'a eu l'idée de se l'attacher. »
Mais la gloire guettait le jeune musicien, et les Noces de Figaro allaient le consacrer définitivement; mais sans modifier en rien sa situation pécuniaire. Don Giovanni ne devait pas non plus l'enrichir, et comme Joseph II venait de mourir, il fut en disgrâce ; et sa gêne devint rapidement de la misère. Sa femme était malade, les éditeurs ne voulaient plus l'imprimer. Mozart est navrant, lorsqu'il écrit: « Rendez-vous compte de mon affreuse position et vous me pardonnerez mon insistance... J'accepterai d'une main reconnaissante la moindre chose dont vous pourrez vous priver. »
Il continue sa vie de misérable, a encore une douleur due à la perte de son cher ami Haydn, qui partait pour Londres. La Flûte enchantée, la Clémence de Titus ne l'aident pas à sortir de sa déplorable situation, et il meurt, composant ce fameux Requiem, qui aurait dû, dans son esprit, servir à ses obsèques :
« Ce Requiem, vois-tu, c'est pour moi que je l'écris, ce sera mon oeuvre suprême, et le chant de mes funérailles. »
Et il meurt, dans la plus épouvantable, dans la plus sombre des misères, âgé à peine de trente-cinq ans...
C'est avec l'âme, c'est avec son coeur, avec ses sens, défigurés, un peu, par l'âpre lutte pour la vie, qu'il écrivit ses oeuvres musicales. Elles sont imprégnées de lui-même, et de sa sensibilité ; elles ne réalisent pas, elles, ni les pensées d'un Beethoven ni les grandes idées d'un Wagner. Elles ne disent que le caractère de celui qui les conçut.
Son caractère ! J'en sais peu de plus simple et de moins compliqué. C'était celui d'un enfant, tour à tour enjoué et mélancolique mais sa mélancolie était acquise, tandis que son enjouement était, au contraire, spontané. Comme un enfant, il était sentimental. Il lui arrivait souvent de dire, jusqu'à dix fois dans la journée, à ceux et à celles qu'il appréciait : « M'aimez-vous bien ? » Et il pleurait, si elles répondaient que non. Comme un enfant, il adorait le jeu, jouait aux quilles, à Prague, tandis qu'il écrivait Don Giovanni, était d'une force extraordinaire au billard, et composa le quintette de la Flûte enchantée pendant une partie de billard. Il aimait son serin, et en parle longuement dans ses lettres. Il adorait la danse, et eut ainsi, à Vienne, beaucoup de succès de femmes. Il aimait le vin, et composa, raconte-t-on, l'ouverture de Don Juan, en une nuit, pendant que sa femme lui versait de nombreux verres de punch.
Il adorait sa femme, Constance Weber, mais il l'aimait comme un enfant, témoin cette lettre qu'il laissa un matin, partant pour une promenade à cheval, espérant que sa femme la trouverait au réveil :
« Bonjour, ma bonne amie, je souhaite que tu aies bien dormi, que rien ne t'ait dérangé ; prends garde de ne point prendre froid et de ne pas te faire mal en te baissant; ne te fâche pas contre les domestiques, évite toute espèce de chagrin jusqu'à mon retour, aie bien soin de toi; je reviendrai à neuf heures. » Et ailleurs : « Bonne nuit, mon petit rat, dors en paix ! »
Mais il est certain que, pendant son long séjour à Vienne, il aima aussi les belles femmes viennoises, qui goûtaient fort sa musique…
La musique, mais c'était sa vie, son besoin, en même temps que son divertissement. Dès qu'il se plaçait devant un piano, son âme s'élevait et son attention était toute absorbée par l'harmonie des sons. C'était pour lui à la fois une occupation et une récréation. Mais, a-t-il dit : « la musique ne doit jamais blesser l'oreille. Même dans les situations les plus horribles, elle doit la satisfaire; en un mot, la musique doit toujours rester de la musique. » Il l'écrit avec une facilité légendaire; en une demi-heure il composa une sonate, en une nuit l'ouverture de Don Juan. Mais il écrit simplement, selon la sensation du moment, la transcrivant immédiatement, sans recherche aucune ni affectation. La légèreté n'excluant – bien au contraire – ni la tendresse, ni l'émotion, voilà le caractère dominant de la musique de Mozart; elle traduit, nous venons de le voir, exactement son esprit.
Les artistes qui, à Salzbourg, furent chargés de rendre à Mozart le légitime hommage qui lui était dû, ont, tous, je tiens à le dire de suite, compris que Mozart était bien, comme l'a appelé Vincent d'Indy, un oiseau chanteur, vivant, spirituel et tendre : ils ne l'ont pas déformé, ils ne l'ont pas « complété », ils ne l'ont pas exagéré.
Et il faut leur en savoir infiniment de gré...
Le premier soir vit la représentation de Don Giovanni, qui fut deux fois donné au théâtre; et de même, deux fois, on interpréta les Noces de Figaro.
Ce sont les deux oeuvres dramatiques de Mozart à coup sûr les plus célèbres. Don Giovanni nous fut offert en italien, tel qu'il a été composé par l'abbé da Ponte; il nous a été offert dans son intégrité non seulement matérielle, mais morale.
Je ne sais pas de livret se prêtant moins bien que celui de Don Juan à la musique ; mais qu'importe le livret ? Mozart a des idées très arrêtées sur les rapports de la musique et de la poésie dans l'oeuvre dramatique : la poésie dans l'opéra, dit-il, doit absolument être la fille obéissante de la musique. Pourquoi les opéras italiens, malgré leur misérable livret, plaisent-ils partout, même à Paris ? Parce que la musique y domine en souveraine et fait passer sur tout le reste !
Gluck n'était nullement de cet avis et prétendait, lui, que la musique « doit seconder la poésie ». C'est le contrepied de l'opinion de Mozart.
Quoi qu'il en soit, dans Don Juan, Mozart a mis à profit sa théorie : la musique domine en souveraine ; c'est elle qui explique tout, les situations comme les sentiments, et jusqu'aux effets, comme, le clair de lune du début, ou l'orage de la fin. Elle est maîtresse souveraine : c'est pourquoi elle demande, plus que tout autre, dans son interprétation, un doigté, un tact particuliers.
Ce doigté, Madame Lilli Lehmann, la grande cantatrice wagnérienne, l'a eu; et elle a fait de la reconstitution, à Salzbourg, de Don Juan, un bijou finement ciselé, coquettement parfumé, tout imprégné de l'art de Mozart, et du plus pur, et du plus vrai.
Ce fut un enchantement ; elle réalisa, non seulement la mise en scène de cet ouvrage, mais encore elle se donna elle-même dans l'exécution. Elle fit une Dona Anna touchante, tendre, pathétique, amoureuse, sublime.
Mademoiselle Johanna.Gadeky-Tauscher, qui venait de New-York, a su donner à la physionomie ingrate, et peu sympathique d'Elvire, un cachet tout particulier; si elle n'a pas, malgré tous ses efforts, réussi à nous faire aimer Elvire, elle a su du moins nous faire apprécier un talent fait d'une voix chaude et vibrante, et d'un jeu plein d'une convenable réserve et de tact.
Zerline, c'était Mademoiselle Géraldine Farrar. Je ne saurais dire le succès qu'elle a remporté dans ce rôle, secondaire en réalité. Elle a su le mettre au premier plan, grâce à son charme, à sa câlinerie, à sa délicieuse coquetterie. Avec M. Moser, qui jouait Masetto, elle a chanté les scènes fameuses avec un éclat tel qu'elle a illuminé, rien que par sa présence et par la grâce de ses attitudes, la scène qu'un ténor de Berlin, M. Francesco d'Andrade, qui faisait Don Juan, obscurcissait par son interprétation erronée et à contre-sens du célèbre héros.
Vous vous imaginiez un Don Juan charmeur, léger, séducteur fin et habile, grâce à sa vivacité et à son entrain, « bon enfant » jusque dans le cynisme, mélancolique parfois, mais tendre toujours ; ce chanteur, au contraire, était lourd et grossier, il était turbulent et pressé; il fut dans la scène avec le commandeur, d'un tragique d'Ambigu, qui était bien plus près du comique... De plus, certains travers de mise en scène, attachés particulièrement au rôle de Don Juan, ont été remarqués par tous et sont imputables à cet acteur, non à Madame Lilli Lehmann ou à M. Reynaldo Hahn qui conduisait Don Juan, appelé à ce pupitre par la confiance et la reconnaissance de Madame Lehmann. Il n'a pas, lui non plus, déformé l'oeuvre : il a su allier la légèreté et la fraîcheur, mêler le pathétique au tendre, évoquer la caresse comme la terreur ; et il ne l'a alourdie d'aucune pensée qui lui eût été personnelle, sans égards pour le divin musicien qu'il interprétait. Il est vrai que son orchestre était magistralement préparé à cette exécution de Mozart : il n'a eu qu'à se laisser aller et à laisser faire... Il s'est acquitté de ce rôle avec conscience, avec une conscience exacte de l'œuvre du maître...
Nous avons retrouvé cet orchestre – qui est celui de l'Opéra de Vienne – avec son directeur très illustre, M. Gustave Mahler (*), et sa troupe, non moins célèbre, dans les Noces de Figaro. Par ordre de l'empereur, et pour la première fois, l'Opéra de Vienne est sorti de son cadre, et est venu donner, à Salzbourg, deux représentations des Noces de Figaro.
C'est encore l'abbé da Ponte qui écrivit, pour Mozart, le livret des Noces : et cela, sur la demande même de Mozart, qui avait trouvé dans la célèbre pièce de Beaumarchais de l'intérêt, du mouvement, surtout de la vie...
L'oeuvre est la même, poétiquement ; mais elle est transformée, musicalement, par le caractère sentimental de Mozart : tous les caractères ont tourné au tendre et au passionné.
Rosine, comtesse Almaviva, est bien plus tristement atteinte par la froideur de son mari ; elle est aussi plus émue, plus agitée, par le désir inquiétant du petit page Chérubin.
Le comte est pris de passion pour Suzanne : ce n’est pas le simple « béguin » de la pièce française; de même Figaro est jaloux, très jaloux : il est loin de la légèreté insouciante du Figaro français.
Chérubin est plus qu'indiqué chez Mozart : son âme est entièrement développée.
Mais les situations, comme les personnages comiques, ont demeuré, tempérées, il est vrai, parfois, d'une note mélancolique et tendre.
Il y a certainement, dans la partition des Noces, une influence incontestable de la musique italienne, très en honneur à ce moment-là, particulièrement de Paisiello, qui triomphait avec il Barbiere. Mais Mozart y a imprimé sa note personnelle faite de tendresse, de charme caressant, de grâce sentimentale et mélancolique.
M. Mahler nous a remarquablement fait comprendre les délicates nuances dont est faite cette partition, la plus parfaite peut-être du maître de Salzbourg.
M. Mahler est une physionomie musicale excessivement intéressante : il conduit ses musiciens comme si c'étaient des soldats, à la baguette. Tout est calculé par lui, tout est réglé. Il ne laisse rien au hasard, ni à la libre volonté d'un de ses exécutants. Il veut être le maître de la moindre nuance symphonique, il veut être le maître des interprètes également. Il est tout à la fois; c'est le vrai capellmeister allemand. Et il faut dire qu'il réalisa dans les Noces un des ensembles les plus merveilleux auxquels j'aie jamais assisté, sans avoir, pour cela exagéré l'oeuvre.
Pas une note discordante dans l'interprétation de ce chef-d'oeuvre : la mise en scène, oeuvre également de M. Mahler, était d'un goût irréprochable.
Quant aux interprètes, je ne saurai trop lequel détacher d'un ensemble hors de pair, où tous rivalisaient de zèle, et où aucun ne jeta une note un peu terne, où aucun ne fut inférieur à son camarade. Ce fut la perfection...
Je serais heureux si la représentation qu'annonce des Noces M. Albert Carré, qui s'est assuré le concours de Madame Emma Calvé, était égale à l'admirable effort fait par la troupe de l'Opéra de Vienne, à Salzbourg...
Nous n'avons entendu de Mozart ni Idoménée, ni la Clémence de Titus, ni la Flûte enchantée, où il a laissé aller son imagination tendre jusqu'au délire, ni Cosi fan tutte, où Mozart badine avec l'amour.
Mais on nous a offert des concerts, où, choisis dans la miraculeuse production du.maître, parurent ses symphonies, ses sonates, ses quatuors, ses concertos.
Le premier concert réunissait deux artistes également célèbres, mais la même adoration du génial musicien Mozart : l'un, le plus glorieux des compositeurs français, l'autre, le plus célèbre, peut-être, des chefs d'orchestre allemands.
La réunion de ces artistes était bien faite pour nous impressionner, pour nous permettre d'attendre des résultats dignes de l'oeuvre qu'ils avaient à interpréter : notre espérance ne fut pas déçue.
M. Félix Mottl a très bien su nuancer la symphonie en ré majeur, sans la faire sortir de son cadre, sans vouloir la faire égale à une symphonie de Beethoven. Maître impeccable d'un orchestre démesuré, mais discipliné, il en a fait absolument ce qu'il voulait : et il a su ne pas rendre philosophique ou intellectuelle une oeuvre conçue uniquement dans le sourire, dans la tendresse, dans le charme.
La symphonie de Mozart est né de l'oeuvre de Joseph Haydn, véritable « inventeur » de la symphonie; elle se continuera dans l'oeuvre de Beethoven.
Et pourtant rien de plus dissemblable que ces trois compositeurs.
L'un, Haydn, respire la joie, l'énergie, la force; Mozart au contraire la tristesse, la mélancolie, la douceur; le troisième, élevant la symphonie à des « hauteurs supra-terrestres » (1), en fait un thème à méditation. Les deux premiers nous font vibrer et sentir, le troisième nous fait songer et méditer.
L'orchestre de M. Mottl a fait saisir admirablement toutes ces nuances. Mais ce fut, particulièrement, l'éminent auteur de Samson et Dalila, M. Camille Saint-Saëns, qui, dans le concerto en mi bémol, a traduit au piano, de façon expressive, tout ce qu'a de grâce, d'art, de légèreté, de charme entraînant et captivant, l'oeuvre symphonique de Mozart. Il n'a pas insisté : il a glissé. Il s'est abandonné, tout entier, à l'oeuvre délicate qu'il avait à exécuter, accompagné peut-être un peu trop lourdement, par un orchestre de sonorité intempestive. Et une ovation enthousiaste, bien légitime, fut faite au maître français, le plus pur, le plus noble, le plus français de nos compositeurs...
Par une transition habilement imaginée, M. Félix Mottl nous fit connaître ensuite un thème et variations en ré mineur pour cordes et deux cors, fragment d'un assez long divertissement de Mozart, qui fut un véritable enchantement : la légèreté mélodique, le souffle poétique imprègnent ce divertissement, et lui donnent un air mi italien, mi allemand bien caractéristique de l'oeuvre complète de Mozart.
On a pu admirer la souple organisation de M. Mottl qui, après avoir conduit la symphonie, le concerto et le divertissement de Mozart, a interprété, de façon magistrale, l'admirable symphonie – la cinquième – de Beethoven. Elle a montré également l'orchestre de la Philharmonie de Vienne sous son véritable jour, qui est la force, l'énergie, l'éclat... Nous devions le retrouver, le lendemain, sous la direction de M. Richard Strauss.
C'est le compositeur allemand le plus justement célèbre de l'heure présente. Une jeune gloire, légitime, a accueilli ses œuvres, et, tout dernièrement encore, sa Salomé. Il possède une force créatrice qui en font, à juste titre, le descendant des Wagner et des Beethoven...
Chef d'orchestre de la cour, il est un des meilleurs interprètes de l’œuvre wagnérienne. À Salzbourg, il ne sut pas assez se dégager de ces influences de Bayreuth, et il conduisit un peu lourdement, un peu philosophiquement.
L'ouverture de la Flûte enchantée parut bien peu gracieuse; elle fut prétentieuse, romantique, intellectuelle : la symphonie concertante pour violon et alto, jouée par M. et Madame Petchnikoff et l'orchestre, parut également un peu lourde ; elle qui au contraire aurait demandé tant de grâce et de délicatesse.
Mais là où reparut, avec sa virtuosité et son organisation musicale, M. Richard Strauss, c'est dans la neuvième symphonie de Bruckner. Bruckner est de Salzbourg, comme Mozart ; il est mort il y à quelques années à peine. La symphonie que l’on nous a offerte de lui est pleine de souvenirs wagnériens et en particulier de Parsifal : elle est intéressante à coup sûr, mais on sent un musicien à ce point assailli par les souvenirs de Wagner, qu’il ne peut arriver à s'en dégager. Il ne réussit pas à nous faire penser ce qu'il voudrait : son oeuvre, mystique et froide, à un peu détonné, à côté de celle de Mozart. Si elle avait pu impressionner, le jeu savant et ardent, plein d'une foi convaincue, de M. Richard Strauss l'eût conduit à la victoire ! Le jeune et brillant musicien y a été l'objet d'ovations interminables.
Le troisième concert comportait la musique de chambre et la musique d’église formait le programme du quatrième concert.
La musique de chambre de Mozart présente, plus encore que ses symphonies et ses concertos, la marque indélébile de son esprit sensible, tendre, sentimental. La colère est une charge dégoûtante ! disait Mozart. Combien plus belle est la grâce, la tendresse, le charme.
Le « clou » de ce concert était le quintette avec clarinette en la majeur, qui fut admirablement rendu par M. Bartolomey; par contre, un pianiste, M. Guido Peters, joua une interminable sonate qu'il prolongea à plaisir avec des effets de torse et de mains.
Quant au quatuor de Mozart en mi bémol, c'est une de ces oeuvres qu'il dû écrire pour obliger ou célébrer quelque bienfaiteur, ou pour rendre service à des artistes, oeuvres dont il disait : « Malheur à qui me jugera sur ces misères ! »
Entre temps, Mademoiselle G. Farras chanta avec distinction, l'air exquis Non temer amato bene. Sa voix est toujours juste et vibrante : et son éclatante beauté triompha, une fois de plus. Mais je la préfère à la scène, où elle donne, bien plus que dans la froide atmosphère d'un concert, la sensation qu'elle est une grande artiste.
Le quatrième concert nous révéla un Mozart religieux, celui qui fut maître de chapelle et qui travailla pour son auguste maître, l'archevêque de Salzbourg.
On sait que Mozart, au cours de son existence de pianiste errant, vint à Paris, où il habita non loin de la rue du Croissant. Il y perdit sa mère, il y fut cruellement exploité, il y fut malheureux, trahi, abandonné. Mais c'est à regret, cependant, qu'il quitta notre ville; et il fallut toute l'autorité qu'avait sur lui son père pour le faire rentrer à Salzbourg, où l'archevêque le nomma son maître de chapelle. A son arrivée à Salzbourg, le coeur en deuil, avec ses illusions perdues et ses espérances déçues, malgré la trahison que lui infligea, à son retour, celle qu'il aimait, il se mit au travail, qui est le grand consolateur, et composa la Messe du couronnement que nous avons entendu l'autre semaine.
Elle est célèbre ; elle respire la foi, mais une foi faite de bonté et de charité ; Mozart n'a pas le temps d'esquisser un sanglot, qu'il est vite repris par l'espoir et par la confiance. C'est toujours, chez lui, le coeur, les sens qui s'expriment, beaucoup plus que l'intelligence. Le Credo et l'Agnus Dei en sont les morceaux les plus parfaitement caractéristiques.
L'exécution ne fut pas, la plupart du temps, à la hauteur de l'oeuvre: les choeurs n'étaient pas suffisamment assouplis, l'orchestre n'était pas sûr, et les solistes, des amateurs viennois, ne donnèrent pas à la messe de Mozart toute l'extase qui convenait. M. Brag, seul, chanta juste : mais sa voix était désagréable.
L'Ave verum corpus date de six mois avant sa mort : c'est une page très courte que l'orchestre du Mozarteum de Salzbourg rendit le mieux qu'il put.
Enfin le concert se terminait par un Te Deum composé, dit-on, par Mozart, à l'âge de quatorze ans.
Cela n'est pas fait pour nous étonner puisqu'on sait qu'à sept ans, véritable enfant prodige, il commença à composer. Le concert de musique sacrée avait débuté par un choeur de Michaël Haydn, frère de Joseph Haydn. Il remplit, pendant quarante-quatre ans, les fonctions de maître de chapelle et d'organiste de la cathédrale de Salzbourg, où il mourut en 1806. Il composa un nombre considérable de messes, de symphonies et de musique de chambre.
Son Tenebrae factae sunt dénote une grande maîtrise : il a été très intéressant de comparer cette oeuvre de Michaël Haydn avec les oeuvres religieuses de Mozart.
Et ce fut tout…
Nous n'avons entendu ni marches, ni menuets, ni gavottes; il n'en reste pas moins que le programme fut composé de très artistique façon, avec un exact sentiment du génie de Mozart, de ce qu'il contient de pur, de noble, de sincèrement touchant.
(*) L'auteur a écrit Malher. Nous avons rectifié l'orthographe fautive.
Note
(1) J'ai reçu de M. Chevillard la très intéressante lettre suivante :
Monsieur,
Je suis bien peu préparé, entre deux excursions de montagne, à vous parler de Mozart et de son oeuvre : l'un et l'autre prennent une si considérable place de l'histoire musicale qu'il faudrait s'y recueillir un peu avant d'aborder un tel sujet. Je puis cependant vous dire que je considère Mozart comme le plus parfait des maîtres allemands. En mettant, cela va sans dire, une grande partie de son oeuvre, qui est immense, de côté, il en reste encore assez pour offrir aux générations de tous les temps des modèles de l'art le plus fort. Il est impossible de préférer un de ses chefs-d’œuvre à un autre. Ils sont trop.
J'ai une prédilection marquée pour les Noces de Figaro, dont l'action et la musique sont si étroitement liées et dont les grands ensembles sont d'un si merveilleux développement : en Allemagne, l'influence de Mozart a été directe sur Beethoven ; la première manière de celui-ci se ressent quant à la forme et à l'écriture de son illustre devancier; mais quand le génie de l'un et de l'autre atteint les hauteurs supra-terrestres, leur style diffère complètement.
Mozart a eu une action à peu près nulle sur l'Ecole française: il a été longtemps méconnu des générations récentes. Un heureux mouvement s'est cependant produit autour de son œuvre depuis peu de temps et nos jeunes générations commencent à la trouver un peu moins enfantine.
Je dois dire qu'un de nos maîtres connaissait admirablement Mozart, c'est Charles Gounod dont le charme et la pièce musicale sont si souvent imprégnés du culte qu'il vouait à l'auteur de Don Juan.
CHEVILLARD.