Les 16 jumeaux du Wisconsin
Article d'abord paru le 18 février 1985 dans le journal La Presse
Les bébés commerciaux et les mères porteuses sont en train de passer dans les m?urs, mais ce ne sont là que des jeux d'enfants. Dans un laboratoire de médecine vétérinaire du Wisconsin, on vient de produire seize taureaux jumeaux. Des jumeaux parfaitement identiques, que personne, pas même une vache en chaleur, ne pourra distinguer dans les champs. On est parvenu à diviser un embryon une première fois, puis une deuxième fois, puis, puis,... Au Wisconsin on s'est arrêté à seize, à l'école de médecine vétérinaire de St-Hyacinthe à quatre.
À noter que les embryons peuvent être conservés au congélateur. Les jumeaux ont donc la particularité de pouvoir être de tous les âges, ce qui présente un intérêt commercial considérable. Quand on aura trouvé une tête de série exceptionnellement rentable, certains sachets congelés vont valoir des millions.
Les spécialistes de l'embryologie, humaine, qui font régulièrement des pèlerinages dans les laboratoires de médecine vétérinaire, ne peuvent qu'être jaloux de leurs confrères. Ils ne tarderont pas à les rattraper. La prochaine étape, inévitable, C'est la mise en marché de séries humaines exceptionnelles.
Pour connaître l'humanité de demain, il suffit d'observer le monde animal d'aujourd'hui. On a rationalisé la reproduction dans les troupeaux avant de la contrôler chez les humains. On a eu autant de suite dans les idées en ce qui concerne l'insémination artificielle. Pourquoi ce processus s'arrêterait-il au seuil du développement le plus intéressant: la production en série d'êtres exceptionnels? Y a-t-il un meilleur moyen de réduire les coûts du système de santé, d'éliminer la criminalité, d'en finir avec le péché originel, le mal radical, le délit d'être né?
Plusieurs leaders intellectuels de notre société ont déjà préparé le terrain pour ces heureux événements. Dans un récent débat sur les bébés commerciaux, à l'émission Parler pour parler de Radio-Québec, le professeur Jacques Lazure de l?UQAM a repris à son compte, en en faisant un absolu, un vénérable argument juridique: on ne fait pas de tort à qui consent. Quand on lui a fait remarquer que la logique commerciale qu'il défendait amènerait les acheteurs de bébés à s'assurer qu'ils en auront pour leur argent, donc à se procurer de préférence des géniteurs géniaux, il a répondu qu'il n'y avait rien là que de très normal.
Quelques jours plus tard, à l?émission Le Point de Radio-Canada, une éminente juriste de McGill, Mme Knoppers, reprenait le même vénérable argument en le renforçant par une allusion émue à la situation des parents stériles rêvant d'avoir un enfant.
Toujours au nom du même argument, un juge anglais venait de créer un précédent historique en donnant raison à un père lointain, contre une mère porteuse qui avait voulu garder l'enfant bien qu'elle ait consenti à se lier par un contrat avec le père.
L'heure du, choix est venue. À toutes ces manipulations, à tout ce marchandage, il faut opposer un non catégorique le non que les esprits libres ont jadis opposé au projet de Hitler en vue de constituer une race pure.
La plupart des gens éprouvent un malaise vague mais profond devant ce phénomène. On a déjà réussi à les intimider. Quel malheur! Ces intuitions mai assurées sont peut-être le dernier réservoir de sagesse sur cette planète.
Ceux qui se sont laissé intimider doivent savoir que, dans leur refus de certaines manipulations, ils peuvent se réclamer:
1. De l'école de Francfort. Ce mouvement de pensée contemporain, influencé par
Heidegger et par un certain Marx, repose sur une critique de la technique qui permettait de prévoir ce qui se passe maintenant, et des choses bien pires encore.
2. De la grande tradition grecque, au centre de laquelle se trouve la notion de limite et où le mot mal est synonyme de démesure.
3. De la tradition chrétienne, dans laquelle le corps est un signe, non un instrument, et où le mal est une des conditions de la liberté, et non pas ce qui gêne l'homme dans ses projets.
Les personnes stériles, dira-t-on, sont des malades qui ont les mêmes droits que les autres malades. Aussi longtemps que les manipulations sont demeurées discrètes et limitées, cet argument conservait un certain poids, que lui enlèvent les excès actuels et ceux qu'il faut prévoir pour demain.
Si les pratiques des médecins nazis ont paru si odieuses, c'est en grande partie parce qu'on était forcé de les associer à une idéologie elle-même odieuse. Les pratiques actuelles se font le plus démocratiquement du monde. On pourra, pour les défendre, s'inspirer de ces fameux droits de la personne qui furent décrétés pour prévenir des excès comme ceux des nazis. Raison de plus pour demeurer vigilant!