Le viellard heureux et le vieillard malheureux

Jacques Dufresne

 

Sur le vieillard, tout a été dit, tout reste à dire et tout a gravité, gravite, gravitera en lui autour du mystère de la mort. Je soulèverai ici un coin de cet immense voile, à propos du vieillard heureux en compagnie de Victor Hugo et de Germaine Guèvremont, du vieillard malheureux en compagnie de Shakespeare et de Marie Noël.

Dans Booz endormi, Victor Hugo a célébré le vieillard heureux:

«Ce vieillard possédait des champs de blés et d'orge;[…]

Booz était bon maître et fidèle parent;

Il était généreux, quoiqu'il fût économe;

Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,

Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,

Entre aux jours éternels et sort des jours changeants;

Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,

Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière.

C’est la proximité de la mort après un bon usage de la vie qui remplace la flamme par la lumière dans l’œil de Booz. On retrouve ici Socrate et le chant du cygne, cet oiseau qui, tout à la joie de ce qui l’attend après la mort, chante son plus beau chant, à l’instar de tant d’autres oiseaux.

Booz appartient à une lignée, à la fois matérielle, charnelle et spirituelle, il est né pour transmettre ses biens, de tous genres. Et il le fait généreusement parce qu’il est économe. Ses biens ne lui appartiennent pas, c’est lui qui leur appartient et même s’il est le fondateur d’une nouvelle lignée, il s’inscrit dans une lignée plus ancienne qu’il évoque ainsi :

«Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne

Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu;

Une race y montait comme une longue chaîne;

Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Si on peut le dire heureux, Booz a connu le malheur. Un malheur qui rappelle celui de bien des vieillards d’aujourd’hui.

«Mais, vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau.

Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,

Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,

Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau.»

«Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi

Ô Seigneur a quitté ma couche pour la vôtre;

Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,

Elle à demi vivante et moi mort à demi.»

Son bonheur sera de transmettre sa vie et ses biens en dépit de son âge avancé.

«Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une Moabite,

S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,

Espérant on ne sait quel rayon inconnu,

Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Si vieux soit-il, Booz n’était pas confiné dans un centre de soins de longue durée, il vivait en symbiose avec la nature :

«C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.»

Des millénaires plus tard, en lointaine Amérique, dans un lieu encore sauvage, le Chenal du moine, un vieillard appelé Didace revivra les derniers jours de Booz, dans la même nature, la  même dignité, objet de la même sollicitude..

Didace était un retardataire. La modernité l’avait négligé ou épargné selon le point de vue. Il n’était pas le fils de ses œuvres, hijo de sus obras, dans les mots de Don Quichotte, mais fils de ses terres et encore plus de son fleuve, de ses chasses et de ses pêches.

À divers moments, variant avec les lieux, la modernité a transformé radicalement le lien entre les générations. La méritocratie a pris le relai de la lignée.  Estimant ne devoir leurs biens qu’à eux-mêmes, les gens songent plus à en jouir qu’à les transmettre. C’est la thèse qu’un célèbre philosophe de Harvard, Michael J. Sandel defend dans un livre intitule The Tyranny of Merit: What’s Become of the Common Good?”« Plus nous croyons que notre succès est notre oeuvre, moins nous redevables et donc obligés à l’égard de nos concitoyens. L'accent mis sans relâche sur l'escalade et l'effort incite les vainqueurs à se griser de leur succès et à mépriser ceux qui n'ont pas de références méritocratiques.» (M.J.Sandel, NYT le 13 avril 2020.

Divers autres facteurs entrent en cause dans ce comportement : l’urbanisation, l’argent abstrait, le bel avenir assuré à leurs enfants par la croissance économique. À quoi s’ajoute une éducation qui les avait éloignés de la source première et de la perfection à laquelle elle les invitait, pour faire d’eux des producteurs et des consommateurs, des moyens plutôt que des fins. Ainsi réduits à leur utilité, ils en viennent à se sous-estimer eux-mêmes quand ils sont devenus inutiles; issus du même climat social, leurs proches les confirment dans cette prostration, ce à quoi une sinistre rumeur fait écho dans les réseaux sociaux : boomer remover.

Telles sont les causes profondes et universelles du sort des vieillards dans notre société.

N’en concluons pas que le sort des vieillards était toujours meilleur dans la société traditionnelle. Les paysans, ce fut le cas du père Didace, avaient tout au moins un recours juridique : la donaison par acte notarié. L’héritier devait remplir certaines obligations à leur endroit. Et pour ce dernier la responsabilité était limitée par le fait qu’à défaut de soins médicaux la maladie suivait un cours naturel souvent rapide.

Le vieillard malheureux

Autre grand vieillard mythique, le roi Lear de Shakespeare est frappé par un mal de tous les temps qui revient en force aujourd’hui : la démence. Les leçons que nous pouvons tirer de cette tragédie sont d’autant plus pertinentes qu’elle survient dans une Angleterre préchrétienne ressemblant à bien des égards à l’Occident postchrétien d’aujourd’hui.  Au début de la pièce, Lear se donne à deux de ses filles, Régane et Goneril, lesquelles ont fait montre à son endroit d’un amour aussi ostentatoire que faux. La troisième de ses filles, Cordelia, est la seule qui l’aime vraiment, mais comme elle l’avertit qu’elle ne sera pas toute à lui, qu’elle se devra aussi à son futur mari, il la juge indifférente et la déshérite. Était-il déjà dément ? Il le deviendra complètement après avoir été victime de l’ingratitude de ses deux filles aînées.

Cette tragédie est celle des apparences. Lear s’est laissé prendre aux apparences de Goneril et Régane; pris au piège de ses propres apparences, il n’a pas su reconnaître la réalité de l’amour de Cordélia. Cette faute sera un enfer au cœur de sa démence. Il n’échappera à cet enfer que lorsqu’il renoncera à ses dernières apparences, ses habits royaux : «Tombez choses d’emprunt!» Partiellement guéri de sa démence par un simple, il reconnaîtra Cordélia à son chevet et sera d’autant plus touché par son amour qu’il était déchiré par le regret d’en avoir été indigne. Les déments ont-ils toujours des réveils partiels de ce genre ? Quoi qu’il en soit, il est permis de présumer que l’amour d’une Cordelia est pour eux une occasion de s’accomplir par l’amour le plus précieux, celui qui s’éveille en nous au contact de l’amour reçu. L’essentiel de nos obligations à l’égard des vieillards consiste à leur donner l’occasion d’un tel accomplissement. Encore faudrait-il éviter d’anesthésier leur conscience par un usage abusif et inapproprié de médicaments.

Au XXème siècle, Marie Noël fera écho à Shakespeare, Marie Noël, cette poétesse tragique, cette chrétienne désespérée qui a écrit :

« Quel Verbe, si Dieu soit-il, pourra me rendre

Ce mot d’amour que personne ne m’a dit»

L’écho à Skakespeare :

Crépuscule

«L’heure viendra… l’heure vient… elle est venue

Où je serai l’étrangère en ma maison,

Où j’aurai sous le front une ombre inconnue

Qui cache ma raison aux autres raisons.


Ils diront que j’ai perdu ma lumière

Parce que je vois ce que nul œil n’atteint :

La lueur d’avant mon aube la première

Et d’après mon soir le dernier qui s’éteint.

Ils diront que j’ai perdu ma présence

Parce qu’attentive aux présages épars

Qui m’appellent de derrière ma naissance

J’entends s’ouvrir les demeures d’autre part.

Ils diront que ma bouche devient folle

Et que les mots n’y savent plus ce qu’ils font

Parce qu’au bord du jour pâle, mes paroles

Sortent d’un silence insolite et profond.

Ils diront que je retombe au bas âge

Qui n’a pas encore appris la vérité

Des ans clairs et leur sagesse de passage,

Parce que je retourne à l’Éternité.»

(Marie Noël, Chants d’arrière-saison, 1961)

 

***

 

La vieillesse, huitième péché capital

Archives de Radio-Canada, dernière d’une série d’émissions sur les péchés capitaux, il y a quelques décennies, avec des sages de l’époque :  Jacques Henripin, démographe, Benoît Lacroix, père dominicain, Jean Carette, gérontologue, Michèle Charpentier, avocate et Jean-Jacques Lavoie, historien des religions.

«Certes, la vieillesse est une réalité biologique incontournable, mais elle est aussi une perception puisée à même les valeurs et les représentations sociales. En ce sens, elle a une dimension sociologique et historique.

Traite-t-on la vieillesse plus mal aujourd'hui que par le passé? Certains le croient, ayant encore à l'esprit ce temps mythique où les vieux demeuraient dans leur famille, jusqu'à leur mort. Image en bonne partie idéalisée et qui fait fi du traitement que l'on réservait parfois à ces personnes devenues, pour la famille, une charge...

Dans nos sociétés obsédées par le rendement et la jeunesse, entend-on, il nous est devenu insupportable de voir une personne vieillir, tomber dans l'inaction, souvent la maladie, ne produisant plus rien et, de plus, coûtant quelque chose à la société. Comble d'impudence, les vieilles gens nous montrent ce que nous serons un jour...

Il faudrait pouvoir considérer toute l'histoire humaine pour avoir une idée plus juste de ce que la vieillesse représente, en commençant par les sociétés primitives. Les Indiens Nambikwara n'ont qu'un mot pour dire « jeune et beau » et un pour dire « vieux et laid »... Chez les Hopi, chez les Indiens Creek et Crow, chez les Boschiman d'Afrique du Sud, on conduisait le vieillard dans une hutte, construite tout exprès à l'écart du village, on y déposait un peu de nourriture et on l'y abandonnait. Les Esquimaux demandaient aux anciens de se coucher dans la neige et d'y attendre la mort; ou, au cours d'une expédition de pêche, on les oubliait sur une banquise; ou encore, on les enfermait dans un igloo où ils mouraient de froid. »

 

 

 

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