Le Trublion de l'indépendance: Christian Saint-Germain

Jacques Dufresne

 

Il est contre le parti québécois. Dira-t-on un jour qu'il était aussi tout contre?


À propos de

L’avenir du bluff québécois
La chute d’un peuple hors de l’histoire, Liber, Montréal 2015, par Christian Saint-Germain1

N.B. Les numéros de page dans le texte renvoient à cette édition.


Ce livre est dicté par la colère… à un point tel que l’auteur ne se rend pas possible.2 Quand on s’engage, comme il le fait, dans une critique à la fois radicale et universelle, on risque fort non seulement d’être inclus dans les victimes, mais d’en être la première. Si tous les Québécois sont toujours colonisés au point de ne plus pouvoir prendre conscience de leur état, sur quelle planète libre êtes-vous donc perché monsieur Saint-Germain?


Votre livre est rempli d’irritants, parmi lesquels de nombreux jugements mal fondés, mais si bien formulés toutefois qu’on prend plaisir à vous lire tout en réagissant par notre propre colère aux exagérations que vous inspire la vôtre; et l’on se rend jusqu’à la dernière ligne car, sous la forme d’un retour à la case Vallière, vous nous proposez l’amorce d’une réflexion originale sur deux questions auxquelles le changement de cap du Parti québécois confère le plus haut degré de pertinence : le statut de colonisé, et l’indépendance : être ou ne pas être. Vous renouez avec l’esprit des années 1960.

Le statut de colonisé

Sans illusion, Christian Saint-Germain écrit :« La révolution tranquille n’a rien changé à cette condition (de colonisé), ni le Cirque du Soleil qui essaie d’écouler ses derniers clowns, ni le CHUM, ni le CUSUM (nous continuons de financer l’apartheid linguistique) » (62)

Si la décolonisation avait vraiment eu lieu on s’en serait aperçu, ajoute Christian Saint-Germain. Il cite à ce propose Franz Fanon, l’auteur des Damnés de la terre : « La décolonisation ne passe jamais inaperçue, car elle porte sur l'être, elle modifie fondamentalement l'être, elle transforme des spectateurs écrasés d'inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l'Histoire. Elle introduit dans l'être un rythme propre, apporté par les nouveaux hommes, un nouveau langage, une nouvelle humanité. La décolonisation est véritablement création d'hommes nouveaux. Mais cette création ne reçoit sa légitimité d'aucune puissance surnaturelle : la «chose» colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère.»(62)

Quelle est la part de la pensée magique dans cette définition ? Retenons pour l’instant le passage des «spectateurs écrasés aux acteurs privilégiés» et rêvons, la chose est permise, à condition de ne pas la prendre avant terme pour la réalité, d’un sursaut vital et identitaire qui aurait simultanément pour effet d’irriguer notre langue, nos traditions, notre créativité dans les domaines les plus divers, d’injecter du sang neuf là où nous pratiquons des saignées appelées coupures.

Tout en soulevant une question qui ne faisait pas partie du plan de l’auteur, celle de la mondialisation, des traités transatlantiques et transpacifiques. Vus sous cet angle, ne sommes-nous pas des recolonisés, recolonisés avant d’avoir vécu la décolonisation ?

L’indépendance : être ou ne pas être

Christian Saint-Germain propose de l’indépendance une conception claire et sentie, portée par la poésie de Miron et Perrault, où l’honneur a sa place… et la liberté. Sa liberté est telle en effet qu’il ose prendre appui sur l’auteur interdit : Lionel Groulx, cet homme que« l’on traitait en chien crevé à l’époque où Isabelle Pierre chantait les enfants de l’avenir.» « Nous appartenons, écrit Lionel Groulx dans Une anthologie, à ce petit groupe de peuples sur la terre — combien sont-ils? Quatre ou cinq? — au destin d'une espèce particulière : l'espèce tragique. Pour eux l'anxiété n'est pas de savoir si demain ils seront prospères ou malheureux, grands ou petits ; mais s'ils seront ou ne seront pas ; s'ils se lèveront pour saluer le jour ou rentrer dans le néant .» (46)

«La vie est une tragédie pour ceux qui sentent, et une comédie pour ceux qui pensent», dit la maxime espagnole. À en juger par le succès de nos humoristes, nous sommes devenus une espèce comique.

« Il existe pour les peuples, poursuit L.Groulx,  une loi de vie selon laquelle ils sont assurés d'organiser leur avenir dans la puissance et la durée. Nous l'avons toujours dit : un ordre plus haut que celui du patriotisme veut que nous croyions par-dessus tout à la vocation surnaturelle de notre peuple et que notre vie nationale s'organise sous l'influence de cette pensée régulatrice.» (34)

«Le refus de répondre à cette vocation surnaturelle laisse le discours nationaliste sans idéal. Il le relègue à des propositions tout absorbées par le comblement des besoins, la qualité de vie, le pouvoir d'achat et l'ensemble des « trouvailles » euthanasiques ou abortives. Dans une perspective historique, le combat livré par la plus modeste ursuline de Trois-Rivières pour conserver le français après la Conquête a mieux valu pour la survie du peuple que toute la brigade légère de sans-culotte du Bloc québécois partis chercher pension à Ottawa.» (34)

Vocation surnaturelle! Ce mot a des odeurs d’encens, auxquels le nouvel odorat québécois est allergique. Nous devrions pourtant tous savoir qu’il est naturel de tomber quand on est vaincu et surnaturel de rester droit. Un peuple ne reste pas droit par un refus global de son passé et en s’abandonnant à une morale qui consiste à se libérer de tout sans se demander pour quoi on se libère. Dans ses Thèses sur le concept d'histoire, Walter Benjamin écrit :

« Le passé apporte avec lui un indice secret qui le renvoie à la rédemption. N'est-ce pas autour de nous-mêmes que plane un peu de l'air respiré jadis par les défunts ? N'est-ce pas la voix de nos amis que hantent parfois en écho des voix de ceux qui nous ont précédés sur terre? [... ]»

«Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention.»(84)

«L'indice secret porté par le passé ne renvoie pas à une rédemption religieuse. La rédemption évoquée s'entend comme délivrance (Erlôsung), immi¬nence d'un temps neuf libérant le passé de lui-même tout en s'appuyant sur lui. « Il s'agit, pour Benjamin, non pas d'entendre les appels du plus lointain avenir, mais de répondre aux attentes du passé, de répondre du passé en attente et en souffrance dans le présent. »(85)

 


Libérer le passé de lui-même tout en s’appuyant sur lui, cela signifie aussi substituer au modèle québécois, trop asservi au système de santé et à ses mandarins, un modèle centré sur le citoyen. Et en effet comment pourrions-nous passer du «spectateur écrasé à l’acteur privilégié», si nous ne faisons pas preuve d’une plus grande autonomie face à notre propre santé ?

Et PKP ? Notre auteur, on pouvait le présumer, est sans ménagement à son sujet : «Panique à bord ! Les chaloupes sont déjà à la mer lorsque se jette le petit reste du nationalisme, vieillissant et chenu, dans les bras d'un marin dont le seul talent connu consiste à s'être trouvé avantagé par dévolution successorale.»(43)

De deux choses l’une : ou bien les péquistes auxquels s’attaque Christian Saint-Germain lui tourneront le dos avec mépris ou bien ils auront le courage et le bon sens politique de saisir l’occasion qui leur est fournie de se redéfinir radicalement, en commençant par s’élever au-dessus de ce bluff que Saint-Germain leur reproche d’avoir pratiqué pendant cinquante ans.


Se réclamer, sans trop d’incohérence, comme le fait notre auteur à la fois de Pierre Vallière, de Lionel Groux, de Franz Fanon, de Mao, de Pierre Perrault et de Gaston Miron pour formuler une critique dont on espère qu’elle sera roborative, est un exploit théorique de même nature que l’exploit pratique auquel le parti québécois doit aspirer. Pour l’instant, Christian Saint-Germain et PKP ont au moins une chose en commun : le premier s’inspire de Lionel Groulx, le second veille sur le destin de son œuvre en tant que membre du conseil d’administration de la Fondation Lionel Groulx. Il a en outre confié la gestion de ses biens au président de ladite fondation, Me Claude Béland.


L’une et l’autre entreprise sont toutefois menacées par la conjoncture mondiale actuelle. Comment être ou ne pas être, durer ou ne pas durer comme peuple à un moment de l’histoire où l’avenir de la planète n’est lui-même pas assuré. Si le Québec doit se redéfinir dans ce contexte, ce ne peut être que comme nation assez sûre d’elle-même pour pouvoir offrir liberté et sécurité aux immigrants qu’elle devra accueillir en nombre croissant, tout en veillant avec eux sur la riche nature qu’elle a reçue en partage.

Notes

1- Christian Saint Germain
Professeur au Département de philosophie de l’UQAM depuis 2000, Christian Saint-Germain a fait non pas un, mais deux doctorats ! Il a soutenu une première thèse, en 1988, sur le philosophe Emmanuel Lévinas et le poète Edmond Jabès, à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l'Université de Montréal, deux ans avant de commencer à enseigner à l'UQAM. Puis, en décembre dernier, le philosophe a soutenu une deuxième thèse, en droit cette fois, toujours à l'Université de Montréal. «C'est une folie… disons sérieuse. Il y a des hommes de 50 ans et plus qui courent le marathon, moi j'ai fait un deuxième doctorat», lance Christian Saint-Germain dans un grand éclat de rire, avant de confier qu'il est aussi titulaire de deux baccalauréats, dont un en sciences juridiques, et de deux maîtrises.
Sciences des religions, philosophie, droit criminel, littérature aussi, les champs d'intérêt de ce spécialiste des questions d'éthique sont diversifiés. «J'accorde beaucoup d'importance au rapprochement entre des disciplines qui, habituellement, communiquent peu entre elles, souligne le professeur. Les textes sacrés et juridiques, en particulier, m'ont toujours fasciné. Probablement parce qu'ils ont un impact direct sur les gens et le réel en général.»

2- Se rendre possible. Je reprends ici une idée que me vient de la philosophe Josette Lanteigne

Annexe

Petite anthologie

Le bluff québécois

«Aux cartes, le bluff est un procédé consistant à miser gros afin de faire croire à l'adversaire que l'on possède un très bon jeu. Le discours nationaliste québécois carbure à la mystification, au bluff . Une classe politique issue de la Révolution tranquille ergote et vitupère depuis cinquante ans contre le fédéralisme canadien. Elle a su dévoyer l'impulsion nationaliste et la faire servir à chacun de ses intérêts ponctuels. L'exercice de cette domination de classe apparemment tourné vers l'émancipation du peuple n'a pas conduit à l'exaltation du patriotisme ni à une meilleure connaissance de l'histoire du Québec ou de la langue française ; elle n'a servi qu'à nous cacher à nous-mêmes notre «humiliation ethnique ». On a confondu fuite en avant et accession à la majorité politique, pris tous les symptômes disponibles pour n'avoir jamais à affronter l’exigence d’être.» (29)

Être colonisé

«Être colonisé, c'est ne pas vouloir véritablement ce à quoi on prétend aspirer. C'est « faire à semblant » d'aller dans une direction, alors que dans les faits on rebrousse chemin. Le désir du peuple québécois tourne autour d'une assimilation dont il souhaite confusément ne pas découvrir le caractère inévitable trop tôt, tout comme il l'espère pour sa propre disparition. Nous sommes dans une dynamique de préarrangements funéraires avec le Canada et dans la recherche des plus hauts standards vétérinaires pour l'agonie individuelle.
Être colonisé n'est pas un événement dont la source ne serait qu'historique ou pourrait être aisément établie. C'est un état, une disposition, l'exact opposé d'un état de grâce. Ce serait continuer de vivre sur le plan politique en état de péché mortel, comme on disait autrefois, s'il était toutefois possible d'en être relevé par quelqu'un, ou par Dieu. C'est une prédestination, une déchéance individuelle qui s'ignore par l'effort constant de la conscience collective de n'en rien savoir. Une honte de soi étonnamment contagieuse, mais que l'on est seul à connaître. Cette honte ne s'essuie pas. La Conquête ne suffit pas à en circonscrire la portée véritable. Statut ontologique de l'être au monde subalterne, secondarisé par rapport à sa propre histoire. Les comportements logiquement contradictoires sont sans pertinence pour le colonisé19. Physique quantique de l'ambivalence, c'est un être qui tend vers le non-être, mais en s'affirmant pendant tout le trajet. Un valet de pied avec la fierté des « vaches de réforme » au moment d'être fourgué dans le camion de « sil » de l'équarrisseur. « C'est l'amère décomposition viscérale et ethnique de la mort des peuples drainés où la mort n'est même plus la mort de quelqu'un. »(Miron)
Le texte du colonisé reste sans ponctuation et sans auteur. Brouillon écrit sous la dictée, il n'est jamais mis au propre. Les verbes sont à l'indéfini, au prétérit. C'est une existence sous forme suspensive. Jamais n'entrent chez eux les apatrides. Bulles en suspension dans l'apesanteur historique. C'est une désappropriation collective, une manière de ne pas s'appartenir, tel qu'en soi-même finalement on disparaît. Le liminaire de L'homme rapaillé doit dans ce contexte être lu a contrario : « Je suis arrivé à ce qui commence », écrit Gaston Miron :

Il peut se lever et entonner l'hymne nationale du Canada
aux parties du Canadien. L'hymne au Québec composé par Raoul
Duguay n'est pas, pour dire le moins, encore tout à fait au point.
J'ai fait du plus loin que moi un voyage abracadabrant
il y a longtemps que je ne m'étais pas revu
me voici en moi comme un homme dans une maison
qui s'est faite en son absence
je te salue silence
Je ne suis pas revenu pour revenir
Je suis arrivé à ce qui commence. (Gaston Miron)»

***

Les impropriétés linguistiques du moment.

«Tirades et clips sont désormais copieusement assaisonnés des mots « effectivement », « par contre », « ça l'aide », « au moment qu'on se parle », « se garder une petite gêne », prononcés avec une mimique de fausses confidences, des « on s'entends-tu pour dire » et des questions « qu'il faut adresser » à quelqu'un de « très dédié» ou d'«excessivement» compétent. Sans compter toutes ces choses « spéciales » qui viennent chercher « en quelque part » une Mélanie ou une Cindy. La langue québécoise est soudain gagnée par la vérole ; semblable à celle transmise aux Indiens sous le régime anglais. Comme si Roméo Dallaire, récent docteur honoris causa de l'université de Montréal et le non moins sénatorial Jacques Demers avaient concocté un recueil de textes pour finissants du baccalauréat en communication.» (32)

***

L’hospitalité québécoise


«La société québécoise n'est guère plus qu'une boulette de plasticine bureaucratique, une machine à produire de l'assurance maladie, du soutien financier aux écoles confessionnelles, illégales ou non. Même Pauline Julien ne croyait pas aux sornettes de Gérald Godin parti apprendre des sets carrés aux vieux Grecs dans Mercier et revenu en dansant le sirtaki. C'est le statut pathologique de l'hospitalité québécoise : les immigrants nous regardent de haut ou pas du tout, comme c'est le cas à Outremont. Ils n'ont pas tort.» (40)

***

 

Vers l’indépendance en deux chars

«L'indépendance sans lien organique à l'histoire ni projet social, un point d'horizon — une fuite en avant — dans un discours politique vide où la seule question adressée aux citoyens n'est pas de nature existentielle, mais relève de la psychologie du consommateur : ressentez-vous votre disparition progressive dans le grand tout multiculturel canadien comme un drame constitutionnel au point de vouloir en sortir? Pas pan toute, je roule avec deux chars ! »(41)

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