Le surnaturel selon Bernanos

Emmanuel Mounier

« On ne fait pas au surnaturel sa part. » Le curé de Fenouille, de ces mots si simples qu'ils risquent de passer inaperçus, nous ouvre le monde de Bernanos sous sa perspective sans doute la plus secrète. Encore ne faut-il pas s'y tromper. Surnaturel, pour trop de chrétiens, veut dire exceptionnel. Et si l'on se donne un peu vite à la lecture de Bernanos, on risque d'être mal découragé de cette erreur. Des curés qui vomissent sur les talus où chuchotent des visions, des filles intrépides qui vont cheveux au vent à l'extase, des prêtres imposteurs, des sauvageonnes démoniaques, des miracles qui trébuchent et des assassinats qui ressemblent à des mystères divins, je crains que ces images et d'autres aussi violentes ne laissent à beaucoup de lecteurs le sentiment d'un auteur forcené qui se plaît aux cas extraordinaires, où l'être humain se tord et grimace sous l'effet d'une trop vive flamme intérieure. Le surnaturel devient alors une spécialité littéraire, un peu à part, comme les amitiés particulières ou le monde de l'aviation.

Bernanos n'aimait pas les théologiens, mais sa théologie était sûre. « On ne fait pas au surnaturel sa part », il savait que cela voulait dire deux choses. La première, que le surnaturel n'est pas un secteur réservé de miracles et de prestiges, mais l'humble lumière de la vie divine cherchant, dans la plus humble créature, le plus insignifiant de ses gestes. La seconde, qu'il est la source de toute histoire, que rien ne peut s'affirmer indépendant de sa présence ou de son action sans s'affirmer indépendant de l'être et retourner au néant. [148] Loin de s'identifier à l'exceptionnel, le surnaturel, dans un univers sacré jusqu'à la fibre, est la banalité même du monde. Et si le prêtre est le personnage principal des livres de Bernanos, il n'est pas un type parmi d'autres, un peu en dehors de la vie commune, à côté, au-dessous ou au-dessus : comme le Christ qu'il perpétue, il est l'homme central, l'homme le plus homme, le plus typique et le plus banal, puisqu'il est préposé à la vocation commune de l'humanité - amener le maximum de plénitude humaine au contact de la plénitude divine.

Il semblerait que ce dussent être là des vérités courantes pour une conscience chrétienne. Mais trop souvent, le romancier chrétien, pour n'avoir ni la simplicité ni la force de se placer d'emblée dans le mystère chrétien, préfère se rabattre sur des positions psychologiques préparées à l'avance. Ils ont fait au surnaturel sa part ; et le monde est devenu bouffi, le surnaturel baroque. Bernanos a détesté d'un même cœur la bouffissure de l'un et les faux prestiges de l'autre. Contrairement à ce que l'on croit, il n'a pas choisi l'exceptionnel contre le médiocre, le formalisme de l'aberrance contre le formalisme de l'observance. Si quelque machinerie diabolique s'attarde encore dans le Soleil de Satan, son projet le plus constant a été de rendre à la perspective du salut et de la perte sa banalité, de baigner à nouveau la vie quotidienne, sans en excepter la moindre surface, dans la présence divine. C'est au cœur de notre nature que Bernanos va chercher le secret qu'elle balbutie d'une voix surhumaine.

Emmanual Mounier, « Un surnaturalisme historique - Georges Bernanos », Paris: Éditions du Seuil, 1953. Publié, sous le même titre, dans Georges Bernanos, essais et témoignages réunis par Albert Béguin, Neuchâtel, « les cahiers du Rhône »; Paris, Seuil, 1949. 




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