Le suicide chez les agriculteurs : une crise du sens ?

Stéphane Stapinsky

La révolte récente des agriculteurs français a ramené au premier plan de l’actualité un phénomène troublant qu’on observe depuis quelques décennies, et qui s’accentue en ce début de XXIe siècle : le nombre élevé de suicides chez les agriculteurs par rapport au reste de la population.

Car, c’est un fait avéré qu’aujourd’hui dans le monde, et pas seulement en France, bien des paysans sont malheureux, bien des agriculteurs déprimés. Le modèle productiviste, un véritable désastre à tous les points de vue, est en train de les tuer en même temps qu’il contribue à nous empoisonner et à détruire notre habitat.

Tout suicide, sauf peut-être les suicides motivés philosophiquement (du genre de celui de Socrate), devrait être pour nous une interpellation, voire une sommation. Une sommation à nous questionner sur notre comportement, à nous questionner sur notre monde, sur la société dans laquelle nous vivons. Ce que je dis là va un peu à l’encontre de la tendance actuelle, qui tend à ramener uniquement à nous-mêmes nos actes (dont le suicide fait partie), car il ne faut surtout pas que quelqu’un d’autre « culpabilise ». Si untel s’est suicidé, le mystère de son acte lui appartient. Je n’ai pas à me sentir impliqué d’une quelconque façon. C’est lui qui a choisi de le faire.

Ce qui est déconcertant dans le cas des suicides du monde agricole, c’est que lorsque le sociologue français Durkheim s’est penché sur la question, à la fin du XIXe siècle, il a découvert que les paysans étaient la catégorie professionnelle la moins touchée par celui-ci. Aujourd’hui, dans la plupart des pays, la situation s’est radicalement inversée. Des chercheurs du U.S. Census Bureau avaient d’ailleurs fait, en 1890, le même constat. Le taux de suicide des agriculteurs américains est présentement deux fois plus élevé que celui de la population globale du pays (1)

Qu’est-ce qui a donc changé entre la fin du XIXe siècle et le début du XXIe siècle pour expliquer cet état de fait ? Les paysans d’autrefois avaient une vie qui étaient pourtant loin d’être idyllique, caractérisée par des périodes de disette ou de gêne matérielle considérable, soumise aux aléas de la nature, sans aucun filet de protection sociale (sauf la charité publique). Leur vie, à bien des égards, était plus rude, plus incertaine qu’aujourd’hui, mais ils cédaient bien moins souvent que les agriculteurs actuels aux impulsions suicidaires. Pourquoi ?

Jacques Dufresne a raison de souligner que les analyses courantes du phénomène du suicide des agriculteurs, proposées par les médias grand public, si elles introduisent des explications qui ne sont pas fausses, demeurent souvent bien superficielles. Elles enregistrent les faits, sans poser la question dans toute son amplitude. Elles passent très rapidement sur certains enjeux que nous qualifierions de philosophiques. Elles évitent surtout toute remise en question radicale du modèle économique dominant et du rapport à la nature, à la vie qu’il instaure. Il est généralement pris pour acquis aujourd’hui, parmi ces analystes mainstream de la question, que l’homme doit servir l’économie et non l’inverse. Si certains problèmes surviennent (comme le suicide), on fera ce qu'on peut pour les confronter mais pas question, bien sûr, de nuire de quelque façon que ce soit à l'économie telle qu'elle fonctionne. Car c’est ainsi que tourne le monde, que nous le voulions ou non.

Ce court article ne prétend pas rendre justice à tous les aspects de cette vaste question du suicide des agriculteurs, dans tous les contextes où elle se présente. Elle touche en effet un large éventail de pays, allant des États-Unis, du Canada, de l’Australie et de la France, à la Chine et à l’Inde. Même les pays islamiques sont touchés. Comment réunir, dans un même tableau, sans distordre les faits, le cas de l’Inde, où sévit une véritable épidémie de suicides dans certains États de l’Union – un paysan s’y suiciderait à toutes les trente minutes, selon le titre d’un rapport du Center for Human Rights and Global Justice (2); plus de 300 000 l’auraient fait depuis le milieu des années 1990 – et ceux de la France ou du Canada où, si la situation est préoccupante, les chiffres sont sans commune mesure avec ceux du géant de l’Asie du sud? C’est chose pour ainsi dire impossible. Pourtant, quel que soit le pays considéré, un fait demeure : le constat d’un taux fort élevé de suicides au sein de la classe agricole.

En France, par exemple, ce taux est trois fois plus élevé chez les fermiers que chez les cadres. On l’a répété à l’envi ces derniers mois, un suicide d’agriculteurs a lieu tous les deux jours. Selon les données officielles, près de deux cents agriculteurs se suicideraient annuellement. Mais ce nombre serait nettement sous-évalué et les associations d'agriculteurs et de prévention du suicide parlent plutôt de six cents. Car un certain tabou entoure en effet, dans les milieux ruraux, le fait de mettre fin à ses jours. Un nombre élevé d’accidents seraient en réalité des suicides déguisés, qui ne sont pas comptabilisés comme tels.

Un agriculteur québécois sur deux souffrirait de détresse psychologique, selon l'organisme JEVI Centre de prévention du suicide. Au Québec, si 3% de la population a déjà pensé sérieusement à se suicider, dans le cas des agriculteurs, ce taux passe à 5,7% (7,7% chez les producteurs de porcs) (3).

Des constats similaires peuvent être faits concernant l'ensemble des pays que nous avons évoqués..

Il nous faut bien sûr rappeler que la variable individuelle est également à prendre en compte. Autant d’hommes, autant de suicides, et autant de causes de suicide, dirons-nous. Chaque situation a sa complexité, qu’on ne doit pas nier. Complexité sur les plans psychologique, sociologique, économique, culturel, pour n’en indiquer que quelques-uns. Il est sûr que, dans un certain nombre de cas de suicide, le fait qu'ils soient agriculteurs n'est qu'un considération secondaire; s'ils s'enlèvent la vie, c'est pour d'autres raisons qui tiennent à leur situation particulière.

Ayant en tête ces caveats, nous essaierons de mettre en évidence un certain nombre de traits convergents entre les situations des pays indiqués plus haut. Tentant d’expliquer le mal-être des agriculteurs français, l’organisme Solidarité Paysans identifie certains facteurs aggravants : « L’évolution de leur place dans la société, la détérioration de leur image, la déliquescence des liens dans le monde agricole, l’isolement, la perte d’autonomie dans la conduite de l’exploitation, l’ampleur croissante des tâches administratives, les injonctions normatives et sanitaires, la surcharge de travail, le stress, l’endettement, la faiblesse des revenus et la dépendance aux aides publiques… » (4) Ces facteurs se retrouvent, mutatis mutandis, dans chacun des pays concernés par la problématique du suicide agricole.

L’explication économique : la plus commune

Les contraintes du modèle productiviste dominant jouent ici à plein. On peut établir un parallèle entre les soubresauts de l’économie, les changements qui affectent une filière particulière, et l’augmentation ou la baisse du taux de suicide. C'est vrai aux États-Unis et en France, comme en Inde et en Australie. Ainsi, lors de la crise de la vache folle, en 2001, on a constaté que le taux de suicide chez les éleveurs de bovins britanniques avait fait un bon de 1000% ! « Les périodes de crise économiques paraissent aussi davantage propices à ce passage à l’acte. Des universitaires ont ainsi démontré dans une étude récente publiée dans le British Medical Journal qu’il y avait une surmortalité par suicides d’environ 4 900 suicides en 2009 par rapport à la moyenne des années 2000-2007 dans 54 pays des continents européen et américain. Des études menées antérieurement avaient montré que les suicides tendent généralement à s’accroître en période de crise. » (5)

Nous vivons à l’ère de l’hédonisme, nous dégustons les merveilleux produits qu’apportent sur nos tables les agriculteurs, mais nous sommes trop peu conscients que la plupart d’entre eux, pour arriver à les produire, mènent des vies de fous. Ce sont, en effet, « des gens courageux, qui ne comptent pas leurs heures, qui ne prennent jamais de vacances, qui ont parfois dû s'endetter et qui sont contraints de travailler à perte. On ne leur laisse aucune échappatoire. » (6)

Même si, on l’a dit plus haut, la vie paysanne a toujours eu ses contraintes, force est d’admettre que celles que génère le capitalisme à l’ère de la mondialisation dépassent toute mesure. Il faut produire sans cesse, et au moindre coût, car on est en concurrence avec le monde entier et le travail au rabais des pays du Tiers-Monde.« On assiste aujourd’hui à une complexification du travail. Les agriculteurs doivent être spécialistes dans tout : la gestion, l’informatique, la mécanique et la génétique, explique Ginette Lafleur, membre du Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie. Avec la libéralisation des marchés, on ne fait plus concurrence au village d’à côté, mais à la planète entière. La production a augmenté et le nombre de travailleurs sur une ferme a diminué. La responsabilité repose sur moins d’épaules. Le travail, sans relâche, peut miner à la longue. » (7)

Il faut s’endetter pour payer l’équipement, les engrais, les semences qui permettront d’accroître sans cesse le rendement. Il ne s’agit évidemment pas de nier la part de responsabilité de bien des agriculteurs dans cette situation. Ils ne sont pas différents de nous tous. La proposition productiviste, présentée à grands renforts de publicité et de propagande pendant des décennies, a fini par séduire la majorité d’entre eux. Leur cas me rappelle ces pêcheurs qui, refusant tout sens des limites, font de la surpêche et en arrivent à vider un océan…

Une spirale d’endettement s’est ainsi mise en place, à laquelle bien des agriculteurs ne peuvent échapper : « Quand les services contentieux de tous les créanciers (MSA, banques, coopératives, centres de comptabilité…) mettent la pression pour être remboursés, il est nécessaire d’agir rapidement. Mais souvent le malaise ressenti et les pressions exercées paralysent et empêchent d’agir sereinement. Alors, c’est l’engrenage, et peu à peu les paysans sont asphyxiés par les crédits à court terme, les huissiers, les maisons de recouvrement de créances, la rapacité des autres agriculteurs… certains s’anesthésient par le travail, d’autres ne voient plus de solution d’avenir… » (8)

En Inde, pays durement touché, on l’a dit, par une épidémie sans précédent de suicides de paysans (on pourrait presque parler d’effet Werther), l’explication principale tiendrait aussi dans l’endettement dans lequel ceux-ci sont plongés dans une économie capitaliste en plein boom.

Pour nombre d’agriculteurs, le constat est sombre : « la mondialisation, la politique des prix bas et la financiarisation à outrance du monde agricole ont eu raison de leur métier », ainsi que le rappelle le communiqué de Solidarité Paysans cité plus haut.

La perte du sens de leur travail

Dans un article paru dans une livraison antérieure de cette Lettre, Jacques Dufresne se dit d'avis que, « de toute évidence le mal est plus profond : le paysan n’aime plus son métier depuis qu'on l’a industrialisé et technicisé à outrance brisant ainsi son lien symbiotique et sacré avec la terre. Terra educat. La terre nourrit. Quand on a de bonnes raisons de penser que la terre empoisonne plutôt que de nourrir, peut-on encore l’aimer? »

Un agriculteur interrogé par une télévision française exprime bien cette aliénation : «Il n'y a plus de sens au métier, il n'y a plus rien. Moi je livre mon lait dans une coopérative laitière. Un camion vient, je ne vois même pas le chauffeur. Je n'ai aucun rapport avec l'industrie laitière. Le paysan n'est qu'un numéro». Louis poursuit, dépité: «Il n'y a aucune écoute de la part de certains de mes collègues. La chambre d'agriculture se fiche de notre situation. Nous sommes seuls. » (9)

Les changements décisifs sont survenus au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. « La vieille logique paysanne, qui réclamait la lenteur, se voit balayée par des directives et un vocabulaire nouveaux : l’importance du rendement, la production accrue, la rationalité économique imposent leurs normes. Autant de termes qui révèlent cruellement aux paysans que le progrès ne s’embarrasse pas du souvenir. D’une agriculture de subsistance dont on vendait le superflu, on passe à son contraire : la subsistance du paysan dépendra du superflu, c’est-à-dire de sa capacité à produire plus que ne l’exigent ses besoins. La petite paysannerie commence alors à s’étioler, laissant derrière elle le désert manifeste des campagnes, quand seuls les grands propriétaires s’en sortent et s’industrialisent à marche forcée. » (10).

Le métier d’agriculteur, surtout lorsque celui-ci était propriétaire de ses terres, a toujours été marqué du sceau de l’autonomie. Une autonomie durement conquise sur l’âpreté de la nature, une autonomie soumise à bien des contraintes, mais une autonomie tout de même. Aujourd’hui, cette liberté, cette autonomie de l’agriculteur sont mises à mal de tous les côtés. Le marché « libre » se révèle, on l’a vu, extrêmement contraignant. La lourdeur administrative engendrée par les exigences des gouvernements (et, dans le cas de l’Europe, par l’UE) et les diverses autorités (sanitaires, environnementales), exigences souvent changeantes il faut le dire, est une source de stress chronique pour l’agriculteur. Les fameuses normes de l’Union européenne, dans un pays comme la France, s’attirent dans le milieu agricole bien des récriminations. S’ajoutent à cela les banques, la nécessité de se tenir au fait des innovations technologiques sous peine d’être déclassés. Comment s’étonner que l’agriculteur d’aujourd’hui, toujours épris d’autonomie, ait l’impression d’avoir une vie moins enviable que celle du serf du moyen-âge…

Le caractère problématique de la transmission de leurs terres à leurs descendants est sans doute un autre facteur qui influe négativement sur le moral des agriculteurs. Une chose me frappe. Bon nombre des agriculteurs qui choisissent le suicide auraient sans doute pu vendre à profit leurs terres, aux Chinois ou à quelque promoteur immobilier, mettant ainsi à l’abri du besoin leur famille. Mais il semble bien que cette seule idée serait pour eux un reniement de l’héritage qu’ils ont reçu, une trahison en quelque sorte. Et ils gardent toujours espoir de reprendre le dessus sur la fatalité. C'est cet espoir qui les fait persévérer. Car leur identité est ancrée très profondément (on parle souvent de plusieurs générations) dans cette terre qu’ils travaillent. D’où cet autre déchirement, insoutenable : la conscience d’avoir fait des sacrifices durant toute une vie mais, au bout du compte, celle de n’avoir rien à léguer à ses héritiers, car une banque vient un jour tout vous prendre. Cette conscience, dans bien des cas, d’une rupture du lien intergénérationnel, doit être la source d'une douleur profonde qui favorise le passage à l’acte.

Dans les entrevues faites avec des agriculteurs, que nous avons pu parcourir dans maints journaux et revues, une des plaintes qui revient le plus souvent dans leur bouche est celle du « manque de reconnaissance » dont leur profession serait l’objet. « Nous sommes moins reconnus que des clochards », ira jusqu'à dire l’un d’entre eux, maraîcher dans le Morbihan (11).

De fait, y a-t-il une autre figure dont la valeur symbolique s’est autant inversée en quelques dizaines d’années que celle de l’agriculteur, du paysan ? Pour prendre l’exemple du Québec, au début du XXe siècle, la population en général tenait en haute estime ceux qu'on appelait les « cultivateurs ». Certains intellectuels voyaient encore, à l’époque, l’agriculture comme un axe essentiel de développement de la nation. Aujourd’hui, même à la télé, l’agriculteur, dans sa symbolique, est plutôt associé à la ringardise, à l’inculture, voire à une certaine perversité sexuelle… (je pense ici, bien sûr, aux mauvaises blagues que l’on fait couramment sur les agriculteurs et les animaux…).

Par ailleurs, le regard qu’on porte sur eux aujourd’hui est le plus souvent très critique. « Lorsque les grands titres de la presse parlent aujourd’hui du monde agricole, c’est souvent pour en relever les problèmes, renvoyant ainsi une piètre image d’eux-mêmes aux agriculteurs. On les dit responsables de la pollution chimique, de la vache folle, de la prolifération des algues vertes en Bretagne (…), et pour couronner le tout on les accuse de recevoir des sommes faramineuses en guise de subventions. » (12)

Autre grief, dans le cas du Canada et du Québec : celui de priver les consommateurs du meilleur prix par une gestion de l’offre qu’ils ont réussi à imposer à la société.

La coexistence entre les néo-ruraux, ces urbains venus s’installer à la campagne, et les agriculteurs, n’est pas non plus toujours aisée. Les premiers arrivent souvent tout pétris d’idées préconçues et d’idéalisme, comme la Bernadette du film de Gilles Carle, avec, en bout de ligne, inévitable, une désillusion cruelle : « Quand elle met les pieds sur la vraie terre, elle découvre que les feuilles multicolores recouvrent souvent une bonne couche de boue, que des effluves de merde traversent souvent l'air pur de la campagne, que la tranquillité n'existe nulle part, que la simplicité des gens n'apparaît qu'occasionnellement et toujours comme une victoire sur la complexité de la vie. » (13) Cette réalité de la vie des agriculteurs, tous les nouveaux-venus ne l’acceptent pas, ce qui ne manque pas de générer des tensions.

Le délitement du tissu social dans les milieux ruraux n’est pas non plus pour soulager les agriculteurs de leur détresse. « Autrefois, la communauté agricole était tissée serré, souligne Marcel Groleau, président de l’Union des producteurs agricoles. Les familles sur les fermes étaient nombreuses et, en cas de pépin, on demandait de l’aide aux oncles et aux cousins. On allait donner un coup de main au voisin. Il y avait une possibilité d’entraide qui n’est plus. Aujourd’hui, on assume davantage seul les risques inhérents à la production agricole. Si tu perds un employé, ton voisin ne te prêtera pas le sien, il en a besoin. » (14)

Fait significatif, de plus en plus d’agriculteurs peinent à trouver une conjointe dans leur milieu. Certaines émissions de télé réalité exposent d’ailleurs le phénomène sur un mode ludique. Je pense notamment à « L’amour est dans le pré », diffusé au Québec sur la chaîne V, qui « met en vedette des agriculteurs qui souhaitent trouver le grand amour. Pour se faire, ils accueillent sur leur ferme des prétendantes avec qui ils partagent leur réalité quotidienne, en espérant qu’une relation amoureuse voit le jour avec l’une d’elles. » (15) Le simple fait de diffuser une telle émission montre que le problème est bien réel.

Ce qui est peut-être pour moi le plus tragique, c’est que l’agriculture n’est plus, avant toute chose, un mode de vie, mais qu’elle est devenue une activité économique comme une autre, soumise aux mêmes impératifs de productivité que les autres secteurs. Constat banal, certes, mais assez effrayant, quand on songe à ce qu’il implique. Le lien de l’agriculture avec la vie, le lien privilégié qu’elle entretenait auparavant avec la terre, avec une terre bien particulière est devenu plus qu’évanescent.

Dorénavant, ce lien étant rompu (ou presque), tout paraît possible, y compris le pire. Par exemple, d'abandonner un jour l’idée voulant qu’une des assises d’un pays soit l’obtention de la souveraineté alimentaire apportée par les fermiers dudit pays. Ou de concevoir que la disparition quasi complète de la classe agricole d’un pays, en raison des nécessités du marché, serait une chose de peu de conséquence. Ou d'envisager le fait que toute la nourriture destinée à la population d’un pays proviendrait un jour de l’étranger. Que l’économie locale de telle ou telle région soit ruinée, ne pose plus en soi de problème pour les financiers qui nous gouvernent. Un banquier bien connu n’a-t-il pas dit un jour que si une région n’arrivait pas à subvenir à ses besoins, à créer des emplois, etc., on n’avait qu’à la « fermer »… Le libéralisme économique n’y verrait en tout cas aucune objection, car toute réalité est pour lui une variable interchangeable avec une autre. Une pomme de Chine vaut bien une pomme du Québec, un pseudo-lait hyperprotéiné de fabrication américaine peut tr;s bien remplacer le lait véritable produit ici. Car il n’y a dorénavant plus de frontières.

Reprenons ici la question que nous posions plus haut. Qu’est-ce qui a changé entre la fin du XIXe siècle et le début du XXIe qui permet d’expliquer la recrudescence des suicides dans le monde agricole? Certes, les contraintes économiques sont fortes comme jamais et les transformations survenues dans le métier d’agriculteur suscitent des doutes profonds, existentiels, chez ceux qui l’exercent.

Dans son autobiographie Le Soleil de la pitié, Jean-Paul Desbiens, le frère Untel, insiste sur la pauvreté qui fut le lot de son enfance. Les occasions de désespérer ne manquaient alors pas. La privation, les mauvais coups du sort, les requêtes incessantes (et humiliantes) des créanciers rythmaient le quotidien de cette famille catholique. Pourtant, quelle que fût la dureté de cette vie, le suicide ne faisait pas partie des « solutions » envisageables pour s’en sortir.

Un autre aspect, non négligeable, de notre histoire récente, est donc à prendre en compte, en Occident du moins : la déchristianisation progressive de nos sociétés. Je ne veux pas, bien sûr, paraître trop simpliste en introduisant, à la fin de cette discussion, ce qui pourrait avoir les allures, sans jeu de mots, d’une sorte de « deux ex machina », de réponse toute faite pour ainsi dire. Toujours est-il que la croyance religieuse pouvait certainement amortir les chocs survenant dans la vie des paysans d’autrefois et donner un sens aux déconvenues qu’ils subissaient.

Encore aujourd’hui, certains, qui n’ont pas posé le geste irréparable, affirment devoir le fait d’être toujours en vie à leur foi. Comme Michel, 52 ans : «"Si je n’y suis pas passé, c’est parce que j’avais la foi. " » [Il] l’avoue sans détour: le suicide, il y a pensé. » Autre exemple : Noël Rozé, 47 ans, éleveur laitier à Caro (56). «"J’ai eu une grosse baisse de moral après ma sortie de l’hôpital. Je me suis battu avec beaucoup d’énergie, alors ce serait dommage de faire une dépression maintenant, même si le banquier a coupé ma ligne de crédit dès qu’il a su que j’étais malade", dit-il. Croyant, mais pas pratiquant, il estime que sa foi le protège un peu. » (16)

Pour certains, le fait qu’ils soient croyants a donc bel et bien un effet protecteur. Un site religieux américain, destiné aux agriculteurs, dit la même chose sur un ton de prosélytisme. Au lieu de se tourner uniquement vers une instance terrestre, extérieure, pour chercher une solution à ses problèmes, l’agriculteur ne devrait-il se tourner vers Dieu pour trouver un sens à son action :

« L'agriculteur américain aime probablement à se voir comme étant autonome, mais quand quelque chose va mal ou lorsqu'il a besoin d'aide, il a tendance se jeter dans les bras du gouvernement pour obtenir des conseils ou un soutien. Cependant, le gouvernement ne reconnaît pas Dieu ou Sa Parole, et les conseils et l’aide qu’il procure font davantage de mal que de bien. Si les agriculteurs américains veulent recevoir la bénédiction du Seigneur, ils doivent en premier lieu chercher auprès de Lui la sagesse et le pouvoir qui rendront possible leur réussite. Son Royaume, ils le trouveront d'abord s’ils voient leurs fermes comme faisant partie d’une pratique religieuse à travers laquelle ils sont appelés à régir la Création et à exercer un ministère sur les autres âmes. Dieu veille sur tout; les agriculteurs doivent reconnaître cette réalité et cesser d’être inquiets. S’ils ne s’abandonnent pas à la volonté divine, la part énorme d'incertitude et de risque liée à leur métier les conduira à la dépression et le suicide, et c’est ce que nous voyons aujourd'hui. » (17)

On peut certes estimer que ces propos font un peu prêchi-prêcha. Les incroyants seront évidemment sceptiques. Mais bon nombre de nos ancêtres pensaient ainsi. Toujours est-il qu’il serait très intéressant d’avoir des études sur les croyances des agriculteurs en relation avec le taux de suicide qui les afflige.

Croyants et incroyants s’entendront néanmoins sur le fait que le défi de ce début du XXIe siècle consiste à trouver « cet autre modèle agricole (…) qui rend les paysans heureux ». « Un modèle de gestion économe et autonome ‘’qui nourrit son homme’’, sans détruire ni le sol, ni la ressource en eau. » (18)

Pour conclure, nous reprendrons à notre compte ces mots d’un homme politique bien connu, pour une fois bien inspiré. Ils concernent la France, mais leur portée est bien plus générale :

« La ruralité correspond à une aspiration profonde de notre peuple. Pas seulement parce quʹil y trouve ses racines. La ruralité nʹest pas une nostalgie ; elle nʹest pas une valeur du passé inadaptée à notre époque. Elle est dʹabord une éthique : lʹhomme ne vit pas sans la terre ; il vit avec la terre et se nourrit de la terre. La culture humaine et la culture de la terre sont en réalité indissociables. Nous sommes tous des paysans, au sens éthique du terme. Lʹéthique paysanne est le lien entre le passé, nos racines et notre histoire... Il nʹy a pas de pays sans paysans. » (Jacques Chirac, septembre 1999).

Notes

(1) http://www.redeemingthedirt.com/2012/07/
(2) http://chrgj.org/wp-content/uploads/2012/10/farmer-suicides.pdf
(3) http://www.tvanouvelles.ca/2012/09/10/un-taux-de-suicide-alarmant-chez-les-agriculteurs
(4) Solidarité Paysans, Le mal-être des agriculteurs a des causes professionnelles, communiqué de presse, 10 octobre 2013 -- http://cmr.cef.fr/img/pdf/communique_etude_suicide_agriculteurs.pdf
(5) Eddy Fougier, «Suicides des agriculteurs : ce qu'il faut lire entre les lignes des rapports officiels», Atlantico, 16 octobre 2013 -- http://www.atlantico.fr/decryptage/suicides-agriculteurs-qu-faut-lire-entre-lignes-rapports-officiels-wikiagri-eddy-fougier-872439.html
(6) http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20141013.obs1885/chez-les-agriculteurs-un-suicide-tous-les-deux-jours.html
(7) http://plus.lapresse.ca/screens/ed6e03e7-066d-416e-868a-aef1f1e23b31%7csxoah6nztois.html
(8) Solidarités Paysans, ibid.
(9) http://rmc.bfmtv.com/emission/suicide-chez-les-agriculteurs-nous-sommes-moins-reconnus-que-des-clochards-954307.html
(10) https://comptoir.org/2014/11/14/lavenir-de-lagriculture-un-enjeu-politique/
(11) http://rmc.bfmtv.com/emission/suicide-chez-les-agriculteurs-nous-sommes-moins-reconnus-que-des-clochards-954307.html
(12) https://comptoir.org/2014/11/14/lavenir-de-lagriculture-un-enjeu-politique/
(13) https://fr.wikipedia.org/wiki/la_vraie_nature_de_bernadette
(14) http://plus.lapresse.ca/screens/ed6e03e7-066d-416e-868a-aef1f1e23b31%7csxoah6nztois.html
(15) http://vtele.ca/emissions/l-amour-est-dans-le-pre/description.php
(16) http://www.la-croix.com/religion/actualite/le-suicide-un-fleau-pour-le-monde-agricole-2015-10-12-1367587
(17) Suicide Rate for American Farmers Double the Average of Other Occupations, 3 juillet 2012 – http://www.redeemingthedirt.com/2012/07/
Traduction libre de : « The American farmer probably likes to view himself as self-reliant, but when something goes wrong or he needs help he tends to run to the government for advice or a handout. However, the government doesn’t acknowledge God or his Word, and their advice and assistance has done more harm than good. If American farmers want to receive the blessing of the Lord, then they need to begin looking to Him for wisdom and power to make them successful. They need to seek first His Kingdom by viewing their farms as part of a life of worship in which they are ruling over God’s creation and ministering to others. God is in control, and farmers need to recognize that and stop worrying. If they don’t, then the huge amount of uncertainty and risk involved with farming will lead to depression and suicide, just like we see today. »
(18) http://www.bastamag.net/cet-autre-modele-agricole-francais

ANNEXES

Témoignages

Extraits tirés d’une lettre à sa femme d’un fermier de l’Iowa qui s’est suicidé en 1999

«Mon seul regret, c’est de t’abandonner, les enfants et toi. Ma vie d’agriculteur m'aura laissé beaucoup de souvenirs, certains heureux, la plupart douloureux. La douleur a finalement vaincu – les prix dérisoires, les factures qui s’empilaient, enfin tout quoi! Les enfants et toi méritez mieux. Je ne sais tout simplement plus quoi faire. Cultiver ma terre, c’est tout ce que je sais faire mais ce n’est plus suffisant pour que nous nous en sortions. Je suis tellement fatigué de me battre, car je sens que c’est un jeu où je serai toujours perdant. Nous avons tout perdu (…) Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours voulu finir ma vie comme agriculteur, et surtout, ici, en ce lieu qui m’est cher. Je sais maintenant que cela ne se produira pas. Je ne blâme personne d’autre que moi-même pour m’être accroché aussi longtemps à ce travail. C’est pourquoi tu dois, avec les enfants, t’éloigner de tout cela, et de moi. On dirait bien que je ne suis bon qu’à rater tout ce que j’entreprends. ILS ont finalement gagné. »

http://articles.chicagotribune.com/1999-08-16/news/9908160054_1_farming-low-grain-prices-iowa-gov

Traduction libre de :

"The only thing I will regret is leaving the children and you. This farming has brought me a lot of memories, some happy, but most of all grief. The grief has finally won out -- the low prices, bills piling up, just everything. The kids deserve better and so do you. I just don't know how to do it. This is all I know and it's just not good enough anymore. I'm just so tired of fighting this game, because it is a losing battle. Everything is gone, wore out or shot, just like me."

All I ever wanted was to farm since I was a little kid, and especially this place. I know now that is never going to happen. I don't blame anybody but myself for sticking around farming for as long as I have. That's why you have to get away with the kids from this and me. I'm just a failure at everything, it seems like. They finally won."

Le cas d’un « rescapé »

« Louis Ganay y était également. À 35 ans, il gère seul un troupeau de cinquante vaches laitières. Tous les matins, sept jours sur sept, il se lève à 5h30 pour la première traite, et enchaîne sur une très longue journée. Une situation extrêmement difficile, mais qui ne lui laisse pas le choix.

"Se lever tôt tous les matins. Savoir que dans le mois on ne va pouvoir se prélever que 200 ou 300 euros avec 80h de travail par semaine, c'est une véritable torture", se désole-t-il. "C'est une torture mais on continue de le faire".

En 2014, une quinzaine de ses vaches meurent, de manière foudroyante. Pour l'éleveur, en plus du traumatisme, c'est le début d'une longue suite d'ennuis financiers. Il est frappé d'interdit bancaire. Petit à petit, il s'enfonce dans la dépression, et envisage d'en finir.

"La fatigue physique, la pression psychologique, la banque qui veut vous lâcher, la mort des bovins… Je n'avais plus de raison de vivre, alors un jour, je me suis mis à tresser une corde", raconte l'éleveur. "J'ai tressé une corde et je me suis dit: 'C'est bon, on en finit'."

Il n'ira finalement pas jusque là. Il se relève, finit par obtenir un accord avec sa banque et ses fournisseurs pour étaler le remboursement de ses dettes. Il commence également à témoigner de sa situation sur Internet. Raconter son histoire l'aide, mais surtout, il reçoit en retour de nombreux messages et lettres de soutien. Car il est loin d'être le seul agriculteur français à vivre cette situation. »

http://www.bfmtv.com/societe/le-tabou-du-suicide-des-agriculteurs-954464.html




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