Le sens de l'héritage. Entretien avec Alain Finkielkraut
A l'heure du passage à un nouveau millénaire, le philosophe Alain Finkielkraut, en véritable humaniste, évoque pour Label France la nécessité de préserver une certaine idée de la transmission, la valeur de la nostalgie et de l'hospitalité, insiste sur la transcendance des œuvres, l'utilité des nations, et dénonce les mirages du multiculturalisme, de la technique et du futur. Une parole salutaire à l'aube du XXIe siècle
Label France : Quelles sont à vos yeux les valeurs les plus importantes à sauvegarder et à transmettre ?
Alain Finkielkraut : Avant même de s'interroger sur les valeurs, l'essentiel serait pour moi que nous puissions transmettre une certaine idée de la transmission.Je dois avouer que je suis assez inquiet devant la fascination que ce changement de millésime provoque un peu partout car j'y vois une bizarre impatience et l'idée que ce qui importe avant tout c'est de s'adapter à des mutations.
Il faut sans doute se préparer et apprivoiser notamment les nouvelles technologies, mais, si l'on s'abandonne complètement à cet enthousiasme, on risque d'en arriver au paradoxe selon lequel la seule chose à transmettre serait le futur ! Or, justement l'idée de la transmission repose sur le fait que le présent ne connaît pas toutes les réponses. S'il est livré à lui-même ou s'il ne se conçoit qu'ouvert sur le futur, le présent est une prison. Nous devons savoir nous distancer de nous-mêmes, et les œuvres du passé peuvent nous y aider.
C'est pourquoi il importe d'avoir le souci des œuvres avant d'avoir le souci des valeurs, sur lesquelles nous nous entendons tous : l'égalité, la liberté, la fraternité, ou la tolérance. Car il existe une valeur particulièrement fragile, celle de la compréhension du monde humain, qui passe par la lecture des œuvres. Ainsi, je dirais qu'il faudrait léguer une exigence de transmission et une valeur essentielle, qui est la passion de comprendre.
Cette fidélité à l'héritage, au cœur de votre dernier ouvrage qui stigmatise « l'ingratitude » de notre temps vis-à-vis du passé, n'est-elle pas une forme de nostalgie qui risquerait de nous empêcher d'aller de l'avant ?
Il ne s'agit pas d'une nostalgie du passé en tant que tel. Toutefois, je crois que la nostalgie a tout de même sa place. Je suis frappé par la haine dont ce sentiment peut être l'objet. Alors que, comme Jankélévitch l'a magnifiquement montré, ce sentiment a quelque chose de très humain. La nostalgie nous attache à des petits riens parce que ceux-ci nous rappellent des moments qui ne reviendront plus. Le temps étant irréversible, le passé en tant que tel est objet de nostalgie. Donnons droit de cité à la nostalgie, cessons de vivre exclusivement dans l'attente d'un futur meilleur. Le technicisme ambiant voudrait nous convaincre que la nostalgie ne sert à rien. Sans doute, mais elle fait partie de l'humanité de l'Homme.
« Acceptons la dimension temporelle de notre existence dans toute son amplitude ». Mais lorsque je parle de la transmission, je veux dire qu'il existe des œuvres du passé qui s'arrachent au passé auquel elles appartiennent. Nous avons développé en Occident une certaine idée du classique qui consiste à penser que nous sommes, certes, inscrits dans un temps historique, mais qu'il y a entre les hommes une possibilité de communication autour de significations pensables par-delà l'Histoire. Ce n'est pas le passé en tant que tel qu'il s'agit de cultiver, c'est une relation entre les hommes qui ne soit pas complètement assujettie à l'Histoire.
En quoi l'écrit et la culture livresque se distinguent-ils radicalement des nouvelles technologies de l'information et de la communication ?
Il ne s'agit pour moi ni de diaboliser ces nouvelles technologies, ni d'idolâtrer l'écrit. Mais je crois simplement qu'en dépit de la mutation qui s'annonce, il faut défendre le livre. On vante l'interactivité qui règne sur l'internet. Or, je n'ai pas besoin de cela pour réfléchir ou pour penser lorsque je lis un auteur. On est en train, aujourd'hui, d'assimiler communication et interaction. Et c'est cette assimilation que le livre réfute. Il n'y a aucune interactivité avec un livre. C'est un mode de communication tout à fait étrange, une conversation bizarre avec quelqu'un qui d'une certaine façon ne vous parle pas, qui a donné le meilleur de lui-même, qui survit dans ses œuvres.
En outre, le texte que vous lisez dans un livre a un ordre, une autorité. Vous pouvez déchirer des pages, mais vous ne pouvez pas le « machiner » comme vous le souhaitez en sélectionnant seulement ce qui vous intéresse, tel ou tel thème dont vous voudriez toutes les occurrences, comme le permet le multimédia. Le livre a une pesanteur, une hétéronomie, un hiératisme qui s'impose à vous. Le livre n'est pas flexible et il n'est pas interactif.
L'interaction ne doit pas être le tout de la communication. Car, si elle le devenait, nous ne communiquerions plus qu'entre vivants, ce qui serait barbare.
Quelles sont les limites, selon vous, de ces nouvelles technologies ?
Le portable et internet, par exemple, nous rendent énormément de services, nous permettent d'être plus performants, mais rien ne remplace le silence de la réflexion solitaire. Si notre valeur essentielle, pour nous Occidentaux, c'est l'autonomie, comment voulez-vous être autonome dès lors que vous êtes en état d'interactivité permanente ? Vous serez un bon gars coopératif, mais vous ne serez pas forcément un esprit libre.
De surcroît, la conversation vivante, que l'on a autour d'un repas avec des amis, a un charme et une singularité qui ne peuvent être remplacés pas ces machines. Ne perdons pas de vue ce grand héritage de l'amitié au profit de cette communication généralisée. Enfin, la technique a produit le sans-distance. C'est une réalisation extraordinaire, mais dans ce tête-à-tête de l'individu avec la globalité, il y a un sens du monde qui risque de se perdre. Le monde, ce n'est pas forcément ce que cette forme de la mondialisation nous en dit, ce n'est pas seulement des réseaux. C'est aussi des territoires, des nations, des paysages.
D'ailleurs, on a l'impression que, depuis le début de la guerre en ex-Yougoslavie en 1991 jusqu'à la Conférence de l'OMC à Seattle aujourd'hui, tous les événement politiques ont été là pour nous rappeler la pesanteur des choses, à nous qui sommes sans cesse en train de l'oublier. Oui, il y a des territoires, oui, il y a des appartenances, oui, la question des frontières reste une question capitale, oui, aussi, il y a des paysans et des paysages.
Il fut une époque où il fallait voir au-delà de ces frontières, de ces districts. Le cosmopolitisme de la pensée des Lumières au XVIIIe siècle incarnait cette aspiration, cette nécessité pour l'individu de s'arracher aux préjugés de la tradition, du particulier pour atteindre à des valeurs universelles. Désormais, il s'agit de s'arracher à d'autres évidences. Non plus celles du local, mais celles du global. Car si village il y a, MacLuhan disait juste, c'est bien un « village planétaire ». Et il y a des préjugés du global aujourd'hui qui nous empêchent de voir la réalité ou qui nous conduisent à mépriser toutes les appartenances particulières, comme des formes barbares d'humanité.
Contre l'humanisme abstrait, vous réhabilitez dans votre dernier livre l'enracinement de l'être humain dans le concret et le particulier ---.
La philosophe Simone Weil, déjà, dénonçait ce qu'il a de barbare dans le fait de déraciner les hommes. Je crois que ce mouvement d'arrachement, au sens d'émancipation, qui est le propre de la civilisation moderne, doit aujourd'hui s'appliquer au fétichisme de la technique. A l'époque moderne, la technique nous a permis de nous arracher à la terre, aujourd'hui, je crois qu'il faut nous arracher à la technique pour garder un certain contact avec la terre.
Il y a en germe une réconciliation du particulier et de l'universel dans cette reconnaissance que tous les hommes appartiennent à une terre ---.
Je crois que notre civilisation occidentale reposait sur une articulation extrêmement subtile du particulier et de l'universel. L'Europe, c'était à la fois cette exigence universelle marquée par les droits de l'Homme et du citoyen, qui fonde la démocratie moderne, et en même temps l'enracinement de cette exigence dans des nations particulières, qui ont permis à ces aspirations universelles de voir le jour. La nation était alors un acteur politique qui avait le souci du monde.
L'un des risques de l'époque dans laquelle nous entrons est précisément celui d'une disjonction entre le particulier et l'universel, où l'universel se trouve réduit à une espèce de globalisation dominée par la technique et l'économie, et où le souci du monde laisse la place à la culture par chacun de ses identités particulières, dans l'horizon du multiculturalisme. Je crois qu'il faut résister de toutes les manières à une telle disjonction. Je ne dis pas que la nation soit un acteur indépassable. Mais je dis que, si nous faisons l'Europe, c'est précisément pour empêcher que cette disjonction se produise.
La nation n'est donc pas un cadre périmé à vos yeux ?
Non, en effet. Mais surtout, il faut comprendre que tous les peuples n'en sont pas au même stade, parce qu'ils n'ont pas tous eu la même histoire. Nous autres Européens de l'Ouest entendons dépasser l'Etat-nation pour constituer l'Europe. Or, il y a des peuples, notamment en Europe de l'Est, qui sortent à peine d'empires pour pouvoir se constituer en nations. Il faut reconnaître la légitimité de leur revendication. Cependant, il faut rester exigeant sur les principes démocratiques qui doivent fonder ces Etats-nations.
Après des siècles de domination du monde, parfois violente et meurtrière, par l'Occident, vous contestez le fait que sa mauvaise conscience le retienne de jouer un rôle dans le monde.
Cette mauvaise conscience a du sens. D'ailleurs, la mauvaise conscience, c'est la conscience même. Je ne plaide donc pas pour un retour à l'innocence. L'Occident a sans aucun doute des choses à se faire pardonner et il continue d'en avoir : le creusement des inégalités entre les pays du Nord et du Sud, à travers la société de marché que l'Occident a apporté au monde, par exemple. Loin de moi donc l'idée de convertir la mauvaise conscience de l'Occident en je ne sais quelle souveraineté joyeuse. Alors qu'on pourrait en être tenté aujourd'hui, puisque le libéralisme a vaincu tous ses rivaux, en s'avérant être un système plus viable que tous les autres. Le communisme a dénaturé l'anticapitalisme : sortir du communisme, c'est donc élaborer une critique du capitalisme qui ne doive plus rien à cette idéologie.
Mais en même temps, bien sûr, la mauvaise conscience peut avoir des effets pervers quand elle nourrit la bonne conscience du camp d'en face ou qu'elle fait abdiquer aux Européens l'ambition d'étendre aux autres les valeurs universelles des droits de l'Homme par exemple.
Je crois que toute politique doit se concevoir aujourd'hui dans un horizon cosmopolite. C'est là un des apports de la modernité. Le sens de la politique, c'est la responsabilité vis-à-vis du monde. Nous devons donc agir dans le monde et pour le monde. Nous, Occidentaux en particulier, parce que c'est dans notre culture et que nous avons, de plus, les moyens de le faire.
Dans ce cadre, la France a-t-elle un rôle particulier à jouer ?
De Gaulle pensait que la nation était la communauté politique par excellence et il plaidait donc pour l'autodétermination des peuples. Je crois que c'est un des messages que nous devons, nous autres Français, continuer à porter dans le monde. Nous l'avons malheureusement un peu oublié alors qu'il aurait pu jouer un rôle important au moment de l'effondrement des derniers empires. Or, dans la mesure même où nous cherchons aujourd'hui à dépasser la nation, notre tendance a été de regarder comme dangereuse toute revendication nationale, et d'aborder négativement la « fragmentation » des empires et l'émergence des « petites nations ». Je crois que la France a perdu une belle occasion d'être elle-même.
D'autre part, la France doit aussi continuer de rayonner dans le monde par sa langue. La langue française n'est pas qu'un simple moyen de communication, ce qui fait sa singularité, c'est qu'elle a quelque chose d'artificiel, qui n'est pas l'artifice de l'Etat ou de l'administration, comme le disent aujourd'hui les régionalistes, mais celui de la littérature. Il y a un lien prodigieux entre la langue française et la littérature française. D'ailleurs, les étrangers qui aiment notre langue l'aiment à cause de cela. Voilà un héritage que nous devons préserver.
Quels savoirs, quelles aptitudes l'école de demain devrait-elle inculquer ?
L'école a pour vocation d'assurer la grande médiation de nos sociétés entre les vivants et les morts.
C'est une évidence, qui a été formulée au début de l'humanisme, mais qui tend aujourd'hui à disparaître du discours officiel. Comme l'affirmait Charles Péguy au début du siècle, l'instituteur n'est le représentant ni de l'Etat, ni de la société, mais celui de l'humanité à travers ses œuvres, le représentant des poètes et des artistes. Et il doit le demeurer, a fortiori à l'époque de l'écrit généralisé.
L'école a pour rôle d'enseigner la culture générale aux enfants, ce qui n'est pas exclusif d'un certain type de préparation professionnelle, d'une certaine adaptation au monde moderne. Mais ce rôle est central. Il doit même être renforcé aujourd'hui où l'on prépare la réduction du temps de travail afin que tout le monde puisse travailler.
Cela veut dire que l'école doit en revenir à sa fonction originelle, « scholé » en grec signifie loisir, l'apprentissage du loisir, la capacité de consacrer son loisir à la réflexion, à la conversation, à la contemplation. C'est une tâche urgente, puisque le loisir va se répandre. Va-t-on laisser l'industrie des loisirs gouverner le loisir ? Va-t-on laisser s'installer cette hégémonie télévisuelle et consumériste sur le loisir ? Est-ce que le loisir, ce sera en effet de plus en plus d'émissions de télévision ou bien pouvoir faire ses courses le dimanche ?
Si on considère que la civilisation a mieux a offrir, alors il faut rendre à l'école sa vocation, parce que le loisir qui était le privilège des maîtres dans les sociétés antiques, devient aujourd'hui le problème de tout le monde.
Que pensez-vous de la tendance à réduire de plus en plus la place des enseignants au profit de celle des ordinateurs ?
On nous vante les ordinateurs comme outils pédagogiques parce qu'ils sont interactifs. Il s'agit en fait de remplacer la verticalité par l'horizontalité. Il existe une verticalité - un rapport hiérarchique - de la relation entre l'enseignant et l'élève que le sentiment démocratique contemporain ne supporte pas. Tout ce qui est horizontal est mieux que tout ce qui est vertical. Je pense que cette idée est absurde, car la verticalité est indispensable à l'école, il faut de la transcendance à l'école, sans transcendance, rien ne s'enseigne. Transcendance de l'admiration pour les œuvres, transcendance aussi, c'est-à-dire dissymétrie, de tout rapport pédagogique entre celui qui sait et celui qui ne sait pas.
L'apprentissage de la langue est aussi victime du renversement de la notion de générosité et de ce culte de l'interactivité généralisée. On veut donner la parole aux élèves avant de leur donner la langue. La langue s'apprend en écoutant et en lisant, et non pas en parlant, contrairement à ce qu'on dit. Mais tout ce qui relève de la réceptivité est mis au ban. C'est une aberration.
De quelle façon interprétez-vous l'émergence de mouvements citoyens internationaux telle qu'on l'a vu à Seattle en décembre 1994 ?
J'ai trouvé les organisations non gouvernementales (ONG) qui ont manifesté à Seattle assez formidables. Parce qu'elles ont opéré la distinction entre la mondialisation et le souci du monde. Parce qu'on est sorti de cette opposition un peu trop facile entre les cosmopolites, ces « manipulateurs de symboles » qui transcendent les frontières, et les frileux crispés sur leur territoire. Or, ces hommes et ces femmes qui sont arrivés pour protester contre l'uniformisation du monde avec leurs fromages, leurs produits, leur terroir étaient là pour défendre tous les terroirs, pour défendre la terre.
Ce sont là deux idées du monde qui se sont affrontées, prouvant que la mondialisation n'a pas le monopole de l'idée de monde. C'est ce qui était merveilleux à Seattle, ce démenti extraordinaire et au marxisme et au libéralisme avec ce « paysans de tous les pays unissez-vous ! » Les paysans ont donné à cette élite lobotomisée une leçon d'internationalisme, et cela, c'est vraiment une des rares bonnes nouvelles de l'époque présente.