Le regard qui écoute

Jacques Dufresne

À propos de : Le regard qui écoute, par Rémy Gagnon, aux éditions Nota Bene. Les chiffres après une citation renvoie à la page du livre.

Ce livre vaut la peine, la peine qu’on se donne pour le lire. Et de la peine, il m’en a donnée. Peine de n’être ni assez intelligent, ni assez attentif pour comprendre. Je dois dire à la décharge de l’auteur que je suis pris d’une terreur aveuglante dès que je vois le nom de Heidegger dans un livre.

Heureusement, Rémy Gagnon est d’abord poète. C’est d’ailleurs pourquoi il me séduit dans tous les passages de son livre où l’évocation l’emporte sur la démonstration.

Il pose, chose rare, une question fondamentale qu’il a vécue et qu’il vit encore tous les jours : comment habiter un lieu, comment lui appartenir, s’y enraciner? En le regardant, dit-il, du regard1 qui écoute, qui prend en compte l’invu, qui n’est pas l’invisible mais le non vu du visible, «sorte de surcroît inaperçu qui n’est pas l’invisible, l’invu contient le possible toujours déjà là, l’à-être-révélé que seul l’homme dont le regard écoute peut mettre au jour.» (10)

J’ai fait à quelques reprises l’expérience prosaïque du regard qui entend. Contexte de ce miracle : un grand lac du Nord où sur des kilomètres et des kilomètres il n’y a que trois ou quatre chalets, le plus souvent inhabités, par un temps parfaitement calme et une nuit sans lune. L’ami que je quittais avait, pour me guider vers mon propre chalet, allumé un feu sur sa plage. Garde-le toujours en vue, m’avait-il conseillé. À des kilomètres de distance, je regardais toujours le feu et j’entendais les conversations de mes amis aussi distinctement que si j’avais été près d’eux.
Expérience précieuse en effet qui est devenue pour moi une sorte d’allégorie de la caverne. Supprimezr les bruits autour de vous et en vous et vous entendrez ce que vous verrez, vous verrez aussi ce que vous entendrez. Je voyais littéralement mes amis autour du feu. Remarquez, au passage, comment je donne ici spontanément au mot bruit le sens qu’on lui donne dans la théorie de l’information.

Supprimez-en le bruit et vous habiterez le monde. C’est bien ce nous dit Gagnon en une page admirable :

«Mais pourquoi le regard qui écoute? D'abord parce qu'il est un regard discret rarement considéré, passif de prime abord et surtout incertain. Parce qu'il se porte sur le réel sans volonté particulière, sans volition, sinon celle de laisser-venir (verlassen) les choses et les phénomènes dans l'esprit d'une pure rencontre. Cette posture est déterminante, car je crois que la forme synesthésique du regard qui écoute préserve la condition paradoxale de notre humanité, faite de forces et de faiblesses, de joies et de souffrances. Le regard qui écoute épouse ainsi un autre rythme que celui des yeux du corps. Et cela me semble essentie. Car j'ai la conviction que ce surcroît abrite l'inquiétude humaine2 et que le regard qui écoute permet justement son déploiement. Contrairement à la peur qui démembre l'être, l'inquiétude l'alimente en décuplant son pouvoir de création. C'est d'ailleurs là la condition de possibilité de toute liberté. En un sens, l'inquiétude humaine est un rempart qui se dresse contre ce qui peut nier notre essence d'être libre et créatif, notre désir de comprendre et d'agir dans le monde. Encore une fois, si le regard qui écoute peut laisser-venir, pour elle-même, la chose derrière la chose, c'est parce qu'il est un regard affecté, jamais complaisant, jamais sûr de lui et que, pour cette raison, il avance chargé d'incertitudes et de questions.»(8)

Les évocations s’éveillent l’une l’autre et se comprennent les unes par les autres, même si aucun lien explicite ne les unit. Voici quelques souvenirs que le texte de Rémy Gagnon à réveillés en moi:

«Que vous dirai-je enfin, je fuis des yeux distraits
qui me voyant toujours, ne me voyaient jamais.»

Racine, adieu d’Antiochus à Bérénice.

Rémy Gagnon fuit un monde rempli de voyeurs distraits qui ne voient jamais. «Comme Rimbaud, il veut voir ce que l’homme a cru voir», retrouver le «regard originaire».

Voici un premier souvenir de Valéry. Il aide à mieux comprendre la quête de Gagnon.

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
[...]
Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
(Palme)

Un autre texte, en prose, tirée d’une conférence sur son enfance, évoque encore mieux une quête de sens semblable à celle de Rémy Gagnon. Si quelqu’un a jamais habité le monde en poète, c’est bien Valéry.

«Certainement, rien ne m'a plus formé, plus imprégné, mieux instruit -- ou construit -- que ces heures dérobées à l'étude, distraites en apparence, mais vouées dans le fond au culte inconscient de trois ou quatre déités incontestables: la Mer, le Ciel, le Soleil. Je retrouvais, sans le savoir, je ne sais quels étonnements et quelles exaltations de primitif. Je ne vois pas quel livre peut valoir, quel auteur peut édifier en nous ces états de stupeur féconde, de contemplation et de communion que j'ai connus dans mes premières années. Mieux que toute lecture, mieux que les poètes, mieux que les philosophes, certains regards, sans pensée définie ni définissable, certains regards sur les purs éléments du jour, sur les objets les plus vastes, les plus simples, le plus puissamment simples et sensibles de notre sphère d'existence; l'habitude qu'ils nous imposent de rapporter inconsciemment tout événement, tout être, toute expression tout détail,-- aux plus grandes choses visibles et aux plus stables, --. nous façonnent, nous accoutument, nous induisent à ressentir sans effort et sans réflexion la véritable proportion de notre nature, à trouver en nous, sans difficulté, le passage à notre degré le plus élevé, qui est aussi le plus «humain». Nous possédons, en quelque sorte, une mesure de toutes choses et de nous-mêmes. La parole de Protagoras, que l'homme est la mesure des choses est une parole caractéristique, essentiellement méditerranéenne.»

Comment ne pas s’intéresser aux grands mythes, quand on est ainsi à la recherche du premier regard? Rémy Gagnon s’inspire ici explicitement de Valéry, qui a écrit: «les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours.» (25)

Le foyer n’a plus le sens qu’il avait dans la mythologie grecque, mais il évoque encore faiblement l’âme, le cœur de la maison. Un feu de bois est littéralement un cœur qui palpite, une présence, par rapport à la froide uniformité d’un chauffage central.

D’où l’intérêt de Rémy Gagnon pour le mythe d’Hestia (la Vestale):


«Regarder pour mieux habiter est un énoncé décisif pour les Occidentaux que nous sommes. On en prendra toute la mesure en le rapportant à Hestia (Vesta), la déesse vierge des Grecs, le feu élémentaire et flamboyant, le fond des choses que l'on peut également imaginer comme le noyau brûlant de la terre, son foyer, son lieu le plus intime à partir duquel l'homme mesurait sa proximité par rapport à l'être. Avec Hésiode, on découvre le travail de la déesse immaculée, de celle qui prend soin de la sainte maison, qui accueille et nous fait nous sentir chez nous, en toute sécurité. À elle seule, cette figure de la terre et du feu nous rappelle au sens profond de l'habitation, au sentiment d'être proche de quelque chose, d'être familier, de voir et de sentir l'intime présence de son être, le crépitement réconfortant de son feu qui indique le repère, le foyer de convergence d'où l'on part et l'on revient. «Elle est, écrit Cicéron dans ses Entretiens sur la nature des dieux, la gardienne de cette partie de notre vie qui s’écoule dans l’intimité du chez soi.»(127)

Hestia aux yeux de Rémy Gagnon, c’est aussi la vie dont le logos grec, et à plus forte raison, le chiffre et la technique, nous ont éloignés. Comment en retrouver les sources, les racines?

La réponse à cette question, Rémy Gagnon, l’esquisse dans une page saisissante où il opère un rapprochement entre Heidegger et Simone Weil sur la question du déracinement :

«C'est comme si l'être pur et authentique pouvait potentiellement adhérer au mouvement de convergence vers le centre et, à l'inverse, comme si tout écart ne pouvait que provoquer la mise à distance fatale de l'être des choses, le déracinement (Heimatlosigkeit) qu'Heidegger, mais aussi Simone Weil, considéreront comme un problème contemporain primordial. Principe de toute aliénation, le déracinement est ce par quoi l'homme devient étranger à lui-même parce qu'il a littéralement perdu de vue la dimension du chez-soi, le sens du séjourner auprès des choses. Le déracinement anéantit l'individualité et son pouvoir de création parce qu'il enfonce les hommes dans la noirceur de l'aveuglement et les force à s'inscrire dans un monde où ils n'ont pas à faire, plus à faire-monde.»130
[…]
«Tant et aussi longtemps que cela ne sera pas transmis dans l'éducation comme ce qui est au cœur de notre vie collective, il ne sera pas possible de concevoir la Heimat comme le plan primordial de notre existence ni, d'ailleurs, d'envisager le regard qui écoute comme le sol de toute impulsion créatrice et de toute liberté, comme ce qui nous permet, écrit Simone Weil dans L'enracinement, de recevoir toute «influence extérieure non pas comme un apport, mais comme un stimulant qui rend la vie propre [des hommes] plus intense.»144

Notes

1- À mon premier contact avec ce livre, j’ai cherché, sans succès, le nom d’Ivan Illich dans la bibliographie, plus précisément le titre de l’un de ses livres, La perte des sens, (Fayard 2004) où il est question de l’évolution du régime optique au cours des âges. On peut résumer cette évolution ainsi. Autrefois, le regard rayonnait vers l'objet, l'embrassant littéralement des yeux. À l'ère du show, notre regard dépend d'interfaces qui nous voilent le réel. (Pour en savoir plus, http://agora.qc.ca/documents/ivan_illich--la_perte_des_sens_par_helene_laberge

2-Ici un regret : que Rémy Gagnon n’ait pas fait le lien entre sa pensée sur l’inquiétude et celle de Jacques Lavigne, auteur de l’un des classiques de la philosophie québécoise : Jacques Lavigne, L’inquiétude humaine, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1953, 230 pages. En voici un extrait : «L’homme est libre, mais sa vie n’est pas à lui, n’est pas de lui. Et cependant il lui faut faire sienne cette vie même s’il la subit. Car nul n’agit sans se donner une fin qui l’engage tout entier. C’est la conscience d’une telle situation qui provoque l’inquiétude.» http://agora.qc.ca/dossiers/Inquietude

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