Le printemps du Journal de Montréal

Jacques Dufresne

Il se passe quelque chose au Journal de Montréal. Ce tabloïd qui frôla le jaune devient savant sans cesser d’être populaire… et vivant. Il n’a jamais eu d’éditorial, ce qui, à certains moments, l’a fait ressembler à un fourretout bariolé. On y voit s’ébaucher une certaine unité. Est-ce  le prélude à une ligne éditoriale?

 C’est ce que me signifient ces amis qui m’envoient par courriel tous les jours, ou presque, un lien vers tel ou tel article de la section Opinions. Le lundi de Pâques, j’en ai reçu cinq. Virage philosophique? Vers quoi et sous quelle forme? Au milieu de l’inévitable bla bla des commentaires de l’actualité on voit apparaître ici une critique de la notion de droit de l’homme[1], là une mise en question d’un lieu commun du féminisme, [2]là encore une protestation indignée contre la marchandisation du corps humain[3] , là enfin une belle page d’histoire sur les chrétiens d’Orient.[4] Tout récemment j’ai lu un article de Michel Girard [5]sur l’actionnariat de Bombardier et un de Loïc Tassé[6] sur la refondation de l’Europe. Ce ne sont pas là des feuilles jaunâtres arrachées à un chou en décomposition. On pourrait difficilement aller plus au cœur de telles questions en quelques centaines de mots. Hier, 15 mai, Lise Ravary invitait ses lecteurs à lire Madame Bovary. [7]Pourrait-on les préparer à ce plaisir patient en remplaçant une page sportive par un article de fond de 2000 mots, comme on en trouve en abondance dans les grands journaux allemands.

À l’époque de Pâques, c’est une allusion au problème du mal qui a d’abord retenu mon attention, dans cet article[8] où Denise Bombardier se demande s’il est vrai que la raison mène le monde.

Rousseau était d’avis que l’homme est naturellement bon, que c’est la société qui le corrompt. C’est à lui que Mme Bombardier associe Justin Trudeau quand elle écrit :

Les lumières…du passé

« Contrairement à son père, le premier ministre Justin Trudeau n’a pas lu les philosophes des Lumières comme Diderot, Voltaire ou Helvétius, entre autres. Sinon, il comprendrait que gouverner exige de poser la prémisse du mal inscrite au cœur de la nature humaine. En croyant que l’homme est bon, qu’une société se définit comme un rassemblement de citoyens qui se livrent à une thérapie de groupe en permanence, dirigée par un politicien angélique, la société risque de devenir une tour de Babel. »

On aura compris que les autres représentants des Lumières, Voltaire notamment, ne partageaient pas les idées de Rousseau sur l’homme à l’état de nature. D. Bombardier lançait ainsi une réflexion qui va bien au-delà de la querelle des Lumières et du cas de Justin Trudeau. Jusqu’au milieu du siècle dernier, les Québécois ont pensé que l’homme des origines avait été corrompu par le péché originel. Le Québec, comme tant d’autres pays occidentaux, est alors entré dans une ère rousseauiste avec son côté naïf, l’innocence naturelle de l’homme, et son côté réaliste, le nouveau contrat social qu’on appellera ici la révolution tranquille. Ce rousseauisme est la matrice de la pensée dite de gauche. Il a créé un climat tel que tout changement dans la société, dans ses structures en particulier, apparaissait a priori comme une bonne chose, un pas sur le chemin du retour à l’innocence originelle en même temps que vers le paradis sur terre. Le mot changement devenait synonyme de progrès.

Quand on devient conscient du mal inscrit dans la nature humaine, on acquiert la conviction que certaines choses méritent d’être conservées, qu’un changement peut très bien être pour le pire. On commence à se demander si le progrès n’a pas été « le développement d’une erreur »[9] comme la chose est devenue manifeste en écologie.

Dans le cadre d’une chronique du Journal de Montréal, madame Bombardier pouvait difficilement approfondir cette question. Le lendemain, le 18 avril, Richard Martineau reviendra sur ce sujet dans une réflexion vivante en marge du film The Matrix. L’un des moments forts du film est le choix entre une pilule bleue pour voir la vie en rêve, et une pilule rouge, pour voir les choses telles qu’elles sont. Il y a dix-huit ans, dit Martineau, au moment de la parution du film, j’aurais choisi la pilule rouge tant j’avais pris le parti de la lucidité. Plus maintenant. « Je t’aime mieux pure apparence, des vérités j’ai trop souffert » disait un grand poète oublié. Notre franc-tireur semble lui aussi avoir besoin de la pilule bleue pour éviter de s’effondrer sous le choc de ce qu’il voit. Au point de faire sienne la critique pénétrante des médias que faisait Neil Postman au siècle dernier.

«La nouvelle tendance est de se filmer–  en train de commettre un crime–  grave et de diffuser ces images sur les médias sociaux.

Un handicapé ligoté et torturé. Une fille qui se fait violer par deux gars. Des sans-abri battus et humiliés. Un fou qui prend un revolver et qui tire sur un vieux qui se trouvait là, par hasard­­, sans aucune raison. […]

Comme l’écrivait le théoricien des médias Neil Postman: «Amusing ourselves to death.» [10]

Neil Postman, ce brillant défenseur de la culture livresque, cité dans le Journal de Montréal, c’est en soi un signe des temps.

 Une joyeuse anarchie

Avait-on planifié cette convergence entre D. Bombardier qui fait appel à la culture classique et R. Martineau qui mobilise sa culture cinématographique? J’en serais bien étonné. Il règne dans ce journal une joyeuse anarchie où la pensée de l’un se déploie en même temps qu’elle se libère et qu’elle est complétée et soutenue par la pensée de l’autre. Entre Mathieu Bock-Coté, Lise Ravary, Denise Bombardier et Richard Martineau et d’autres membres de l’équipe, de semblables reprises du ballon sont fréquentes, ce qui fait que la pensée du journal se forme par une succession de petites ébauches demeurant à la portée du lecteur moyen.

Par quelle subtile et amicale émulation ce miracle s’opère-t-il? Cette émulation, le lecteur la sent et elle lui donne un sentiment d’unité. Cette unité, dans le journal qui représente le mieux le peuple québécois, on se prend à rêver qu’elle serve de modèle à ces francophones majoritaires qui se mettent eux-mêmes en pièces non rattachables dispensant ainsi les libéraux d’avoir à les diviser pour règne sur eux à perpétuité. Au grand dam de ces minorités que ce parti tient captives en leur instillant la peur de la majorité.

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  «Lorsque les hommes ne sont plus liés entre eux d'une manière solide et permanente, on ne saurait obtenir d'un grand nombre d'agir en commun, à moins de persuader à chacun de ceux dont le concours est nécessaire que son intérêt particulier l'oblige à unir volontairement ses efforts aux efforts de tous les autres.

 Cela ne peut se faire habituellement et commodément qu'à l'aide d'un journal; il n'y a qu'un journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits la même pensée.»

Alexis de Tocqueville

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Cette unité marque aussi une étape dans l’évolution du Québec. Les cégeps existent depuis 50 ans, ce qui veut dire qu’une forte proportion de la population a eu l’occasion de se familiariser avec la pensée de Rousseau et de Voltaire. Elle prend enfin la forme d’une réconciliation des Québécois avec leur passé, ce qui est sans doute une condition de la concertation entre eux dans le présent.

À l’occasion de Pâques, il y eut, dans ce journal, de mémorables moments de vérité. Que nous ayons tous, francophones du Québec, y compris les jeunes, reçu l’empreinte du catholicisme et que méconnaître ce fait c’est se méconnaître soi-même, la chose avait été ébruitée. Mais personne à mon avis n’avait rappelé cette vérité avec autant d’aplomb, à un si grand nombre de Québécois, que Richard Martineau dans son article du 16 avril :

« Ce n’est pas parce que je ne crois pas en Dieu que je ne suis pas catholique. Le catholicisme, pour moi, n’est pas qu’un système de croyances. C’est une culture. Culturellement, je ne suis pas bouddhiste, juif ou musulman: je suis catholique. Jusqu’au bout des ongles. L’histoire de Jésus me parle, m’émeut, me touche. […]

Commentant le film de Pasolini, L’Évangile selon saint Mathieu, il écrit à propos de Jésus : « contrairement aux superhéros d’aujourd’hui, il connaît la peur. Il tremble comme une feuille et est saisi d’une immense angoisse lorsqu’il voit sa fin approcher.

Pourtant, il ne flanche pas et va au bout de son destin... »

On conteste ces résistants. C’est la preuve qu’ils ont assez d’identité et de force pour devenir la cible préférée de ceux et celles, jeunes ou vieux qui ont besoin de faire leurs dents. La lutte est égale et saine. Face à eux le camp de la diversité ne manque pas de moyens.

 

Notes



[1] http://www.journaldemontreal.com/2017/04/09/le-choc-des-droits
Comme l’a déjà dit le philosophe Alain Finkielkraut: « Les droits de l’homme sont la valeur cardinale de notre temps, l’alpha et l’oméga de la morale collective. Ils constituent le catéchisme d’un monde sans dieu. »

[2]

http://www.journaldemontreal.com/2017/04/13/lechec-feministe

[3]

http://www.journaldemontreal.com/2017/04/13/vendre-sa-virginite-pour-2-300-000-euros

[4] http://www.journaldemontreal.com/2017/04/17/la-tragedie-des-chretiens-dorient

[5] http://www.journaldemontreal.com/2017/05/16/a-quand-le-depart-de--la-famille-bombardier

[6] http://www.journaldemontreal.com/2017/05/16/refonder-leurope

[7] http://www.journaldemontreal.com/2017/05/15/purete-multiculturelle

[8] http://www.journaldemontreal.com/2017/04/17/la-raison-mene-le-monde

[9] Voir : http://www.ledevoir.com/culture/livres/496353/a-l-aube-de-la-presidentielle-francaise-ces-ecrivains-partis-a-la-rencontre-de-la-france

[10] http://www.journaldemontreal.com/2017/04/19/ithe-matrix-i-18-ans-plus-tard

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