Le potager hors la loi de Drummondville

Jacques Dufresne

Mobilisation mondiale en faveur d'un couple qui a transformé le devant de sa maison en un potager, ce qui, à Drummondville, est encore interdit par la loi.

Ce n'est pas là une banale protestation contre l'autorité publique. C'est le retour des saisons et du rythme là où le vert inaltérable du gazon évoquait l'éternel printemps. Le potager est soumis aux quatre saisons. Le gazon n'a qu'un printemps et un hiver. Le potager est aussi la synthèse de l'éthique et de l'esthétique. Le gazon c'était l'esthétique mais acquise au prix de fautes contre l'éthique tel l'emploi d'herbicides toxiques. Le potager, biologique, cela va de soi, c'est l'éthique prolongée par l'esthétique primordiale, celle du douanier Rousseau(voir son tableau Le rêve, ci-après) et de Victor Hugo :

« Une sorte de vie excessive gonflait
La mamelle du monde au mystérieux lait;
Tout semblait presque hors de la mesure éclore;
Comme si la nature, en étant proche encore,
Eût pris, pour ses essais sur la terre et les eaux,
Une difformité splendide au noir chaos ». Hugo

 Le gazon c'est le racisme botanique. Une seule plante et quelques-unes de ses sœurs y sont admises. Le trèfle y est à peine toléré en tant que moyen écologique pour maintenir l'humidité du sol. Tandis que le potager c'est le multiculturalisme, tempéré il est vrai par un compagnonnage contraire aux lois de l'inclusion. Le maïs tolère à ses pieds une courge qui protège l'humidité du sol, il s'accommode d'un plan de haricot qui s'appuie sur lui pour s'élever vers le soleil, mais ne lui demandez pas trop d'altruisme, mettez des tournesols à ses côtés et ce sera sans doute la guerre.

Et l'homme?Que devient-il caché par les maïs? Est-il encore maître et souverain de la nature? Que gagne-t-il en retour de la perte de sa toute-puissance sur le gazon? Le gazon, c'était un esclave qu'il traitait avec un sadisme non déguisé consistant à l'empêcher de croître pour qu'il reste vert. Privé de cette puissance, l'homme n'en sera que plus fécond, sa fécondité sera celle d'Éros, le dieu du compagnonnage. Plutôt que de disséquer les sols et les plantes en vue de les manipuler chimiquement et génétiquement, il les observera pour pouvoir les imiter. Tel pommier dans les bois donne chaque année de très beaux fruits sans exiger ni émondage, ni arrosage. Trouver son secret et l'imiter. C'est la permaculture … et le partage. Les urbainculteurs de Drummondville, Josée Landry et Michel Beauchamp, invitent leurs voisins à cueillir une carotte ou une tomate quand ils passent devant leur maison. Il est encore des lieux, et la chose est autorisée par la loi, où ce sont des portes et des entrées de garage asphaltées qui donnent sur la rue, qui tiennent lieu de façade, c'est à dire de face. C'est le règne de la machine. La sociabilité revient avec la vie.

Le gazon n'est plus une herbe sacrée dont on doit protéger la pureté contre les véroniques et la verdeur contre le soleil. Pour ma part, je n'ai jamais accepté que l'on sacrifie à cette divinité bien rasée pissenlits, épervières et autres mauvaises herbes portant jolies fleurs. J'ai osé dire un jour dans une émission de radio grand public ma préférence pour les pissenlits. Un champ rempli de pissenlits ou à défaut d'un champ, un parterre, est en effet l'une des plus belles choses que l'on peut contempler au début du printemps. Cela m'a valu d'être ostracisé, chassé de la communauté des citoyens normaux.

En cette matière, telle était encore la force du conformisme, il y a seulement vingt-cinq ans. Le gazon était le symbole par excellence de l'ordre établi. Ordre social d'abord : entourée d'un tel parc, chaque maison de banlieue devient un château donnant au propriétaire le sentiment d'avoir sa juste part de la richesse collective. Ordre politique : « La propriété privée, dit Serge Bourchard dans le film La savane américaine donne une sécurité et le gazon est ce qui délimite cette propriété. Le propriétaire du gazon est donc roi chez lui et organise la nature qui lui appartient tout comme Louis XIV à Versailles. Le projet américain, c'est la démocratisation de l'aristocratie des lumières ». Chacun peut être roi à petite échelle. Ordre économique : le petit espace vert bien rasé est en effet un marché assuré pour les herbicides et les tondeuses. Tondre, tondre et tondre encore, le bruit de ces engins était l'écho de ceux de l'usine dans les aires et les temps de repos: l'angelus industriel.

Nous voici dans l'ère post industrielle. L'agriculture urbaine est plus qu'une mode. Pendant la guerre de 1939-1945, elle a nourri bien des familles en Europe. Elle a permis aux Cubains d'éviter la famine quand la Russie, après 1989, a interrompu ses livraisons de pétrole au pays de Fidel Castro. J'y vois un triomphe raisonnable de la vie contre une rationalité déraisonnable. Le potager classique, linéaire, est constitué de rangs assez éloignés les uns des autres pour qu'un cheval ou un motoculteur puisse y passer. Cela facilite le désherbage. Le nouveau potager c'est l'ancienne nature. Après le linéaire, retour réfléchi au complexe.

Il y a un moment déjà que les Italiens vivant à Montréal ont remplacé le gazon par la moisson. Ils le font pour le plaisir de manger de bons légumes à bon compte, mais aussi sans doute pour faire l'économie d'un climatiseur. Les haricots, les concombres et les tomates poussant à la verticale protègent efficacement le rez-de-chaussée des maisons contre les rayons du soleil. Poussant à la verticale, ils occupent dix fois moins d'espace que leurs homologues rampant à la surface du sol, si bien qu'on peut cultiver une quantité étonnante de plantes, tout en restant debout. En redressant la plante, l'homme se redresse lui-même; certaines fraises toutefois continueront de ramper et l'homme continuera de se pencher, de s'agenouiller, sans quoi il pourrait croire un jour que la plante qui s'élève est attirée vers lui et par lui et non vers le soleil et par le soleil!

« Le gazon dégage le ciel, l'horizon, comme la savane. Il nous permet de marcher sans crainte, de voir loin et de voir venir les prédateurs ». (S. Bouchard) Voici une banlieue vue d'un avion. Quelques arbres y symbolisent la forêt, la piscine c'est le plan d'eau, le gazon la savane. Tel fut le premier habitat de l'homme. Arbre, herbe, eau, un amateur d'art préférant conserver l'anonymat affirme que la présence de ces trois éléments dans un tableau accroît sa valeur. Le nouveau potager remplace cet archétype masculin et diurne par un autre féminin et nocturne. Nettoyée de son chlore, la piscine servira de citerne.

Les nouveaux jardiniers sont des écologistes cohérents; leur culture ne consomme que leur énergie personnelle et elle absorbe autant de gaz carbonique qu'une production industrielle. Mais peut-être ces écologistes sont-ils aussi des sages qui se préparent à l'avenir tel qu'il sera et non tel qu'on le rêve encore, sans prendre acte du fait que la plupart des ressources renouvelables sont au seuil de l'épuisement et que ce qu'il en reste ne peut être exploité qu'au moyen d'un apport d'énergie sans cesse croissant. Au terme d'une grande étude sur cette question, Ugo Bardi soutient que pour être sûr de ne jamais manquer de fer ni de cuivre l'homme devrait revenir à la simplicité paysanne. Il serait sûr alors de pouvoir trouver le peu de métaux dont il aurait besoin dans les déchets de la civilisation industrielle.

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