Le nationalisme naïf et natif
Il est de plus en plus difficile de penser le nationalisme On a si bien identifié et stigmatisé ses excès, qu’on en a oublié ses premiers mouvements, ses premiers élans, parfaitement naturels, jusqu’à preuve du contraire.
Je peux prendre mon histoire personnelle comme point de départ, sans ostentation, puisqu’elle n’a rien d’exceptionnel. Il y a un peu plus d’un siècle, mes grands parents paternels émigraient aux États-Unis, à Woonsoket Rhode Island, avec sept de leurs enfants, une fille et six garçons; l’ainée, devenue religieuse était restée au Canada. Ils revinrent quelques années plus tard au pays qui les avait vu naître, St-Félix de Valois dans Lanaudière, non sans avoir fait quelques économies dont les retombées s’avéreront importantes.
Pourquoi sont-ils revenus? Selon de nombreux témoignages, la vie était meilleure là-bas, ce qui aide à comprendre pourquoi tant de leurs homologues n’ont pas fait le voyage de retour. Mon père, qui n’a jamais caché les bons souvenirs qu’il conservait de sa migration, m’a confié un jour qu’ils avaient voulu se rapprocher de l’aînée, atteinte d’une maladie grave, dont elle allait bientôt mourir d’ailleurs. Ce sens de la famille faisait partie à mes yeux de l’amour de leur pays. Je tenais à ce qu’ils soient revenus par des mouvement du cœur, pour continuer sur un autre mode l’œuvre des fondateurs, une œuvre de vie et d’art. Je ne pouvais pas m’imaginer naissant à Woonsoket quand j’avais eu le bonheur insigne de naître à Ste-Élisabeth de Joliette, dans cette vallée fertile, à mi-chemin entre le Fleuve aux grandes eaux et les Laurentides aux grands pins blancs. Bel exemple des illusions fécondes du nationalisme.
J’ignorais tout de la Toscane et des autres paradis sur terre, mais je suis persuadé que si, à la même époque, on m’avait donné le choix de naître près de l’Arno plutôt que de ma rivière Bayonne, j’aurais préféré le second destin. L’appartenance a ses raisons… J’avais le pressentiment que mon propre accomplissement était lié à celui de ma micro région, lui-même à l’image de celui du pays entier. Ce pressentiment était solide comme le roc parce qu’il était le prolongement symétrique de la reconnaissance que m’inspiraient les fondateurs. Le nationalisme tel que je le vivais sans le savoir était une reconnaissance pour le passé qui se transformait en une confiance dans l’avenir… et dans mes compatriotes.
Cette confiance n’était pas une chose fictive. Le mot nation enferme le verbe naître. Je suis né en 1941 à l’époque des coopératives au Québec, époque sous-estimée, à mon avis, par rapport à celle de la Révolution tranquille, qui fut marquée par le renforcement de notre État. Il se trouve que mon père devint le gérant de la coopérative laitière de Ste-Élisabeth de Joliette et que l’un de mes oncles fonda à St-Félix de Valois une caisse populaire dont il demeura le président pendant cinquante ans, ce qui lui donna l’occasion de participer au développement de l’élevage intensif du poulet. L’argent rapporté des USA servait ainsi à nous rendre indépendants de ces mêmes USA sur un point important de l’alimentation. Les poulets fermiers apparaîtraient ensuite. Des choses semblables se produisirent dans de nombreuses microrégions.
Ce type de développement s’est inscrit tout naturellement au cœur de mon nationalisme. Pouvez-vous imaginer le Québec sans Desjardins, sans la Fédérée, sans Agropur? On peut seulement regretter que Bombardier n’ait pas été dès le début une coopérative. Ma vision du monde allait être marquée à jamais par ce contexte. Habitant au village et connaissant personnellement tous les cultivateurs qui apportaient leur crème à la beurrerie, je ne savais pas à dix ans ce que c’était que d’être un inconnu pour quelqu’un. Avouez qu’à une époque où les méfaits de la solitude se font de plus en plus sentir, et où les liens virtuels ne semblent pas en mesure d’y remédier, il y a de quoi éprouver un brin de nostalgie.
Il se trouve que l’argent rapporté des États-Unis a aussi permis à mes parents d’offrir une bonne éducation à leurs enfants, cela m’a valu de faire des études classiques dans d’excellentes conditions, privilège qui au même moment, dans le grand pays du Sud n’était accessible qu’à des millionnaires. Ce qui me ramène à l’essentiel de mon nationalisme : la convergence de l’accomplissement personnel et de l’accomplissement collectif. Enlevez cette convergence d’une collectivité et vous lui faites un mal irrémédiable. Il s’agit d’une loi assimilable à la coévolution en écologie. Individus et espèces évoluent dans un environnement qui lui-même évolue. La métaphore de l’arbre et de la greffe vient aussi à l’esprit. Le tronc, c’est le destin collectif auquel se grefferont ensuite les destins individuels.
Pour croire en la convergence de ces deux destins, il faut croire à la possibilité de chacun d’eux. Que les individus puissent et doivent s’accomplir selon leur propre loi, tous en conviendront. Que les collectivités soient appelées à une fin semblable, à une manière unique de contribuer au perfectionnement de l’humanité, la chose va moins de soi. Nous savons tous pourtant qu’aucun des pays du monde que nous avons le plus de raisons d’admirer n’aurait pris forme s’il n’avait eu un principe directeur dans son histoire. Un tel principe directeur, que cela plaise ou non, est lié à ce que j’appelle ici le nationalisme. Le nationalisme c’est l’adhésion à l’idée que l’histoire de son pays a un sens.
Épopée mystique, défaite devant l’Angleterre, exode des paysans en quête d’un emploi, départ des missionnaires désireux de transmettre leur foi, ère de la coopération, ère de l’État et de la laïcité, ère néolibérale…Cette diversité dans le temps n’a pas brisé l’unité à laquelle je me sens toujours rattaché. Cette unité il est seulement de plus en plus difficile d’en saisir le contour, mais quel beau défi que de s’employer à le faire!
Il est clair à mes yeux que le sens de notre histoire est de plus en plus lié à l’écologie, laquelle suppose des aptitudes que nous avons acquises dans le passé : aptitude à la spiritualité, à la fusion avec le paysage, à la coopération, à la simplicité, au partage (comme dans nos services d’éducation et de santé), à l’entraide internationale (comme le font plusieurs de nos jeunes, à l’instar des missionnaires d’autrefois).
La botanique n’est-elle pas la première science qui s’est développée ici? Nous voilà dans l’obligation de protéger mieux que jamais nos oasis naturelles encore intactes, de cultiver partout et en tout temps l’aménité et la beauté de nos paysages… et d’accorder pour cela la priorité aux sciences et aux techniques de la vie, à la condition qu’elles servent d’abord à protéger ladite vie plutôt qu’à la manipuler.
À l’époque, au cours de la décennie 1980, où j’avais une chronique régulière dans La Presse du samedi, il m’a été donné de participer au débat sur le futur musée des sciences de Montréal. Sur les tables des bureaux d’architectes, il y avait divers projets calqués sur des réalisations américaines. J’ai pris position en faveur du Biodôme pour une raison qui a paru logique à la majorité. L’Est de Montréal avait d’abord été occupé par des paysans en surnombre à la campagne. Pour les aider à mieux s’adapter à la ville, on leur avait donné le Jardin botanique, puis l’insectarium. Le Biodôme s’inscrivait parfaitement bien dans ce développement. C’était aussi une façon de minimiser l’échec prochain d’un sport, le baseball américain, qui ne convenait pas à Montréal, en plus d’être incompatible avec l’objectif de réduire l’empreinte écologique de la ville. N’est-ce pas dans cet esprit qu’il conviendrait de développer désormais l’ensemble du Québec?
Et l’immigration? Pendant un siècle nous avons été des migrants comme le sont aujourd’hui bien des Africains. Il eût été raisonnable que pendant ce temps, nous nous réservions les nouveaux emplois créés ici. Qu’il subsiste encore, après un passé si dur, quelques formes latentes de repli sur soi, cela n’aurait rien de scandaleux.
Mais l’essentiel est ailleurs, dans la réponse que nous saurons apporter à la question suivante : allons-nous, comme le reste du Canada, continuer à glisser sur la pente de la perfusion américaine, en imitant servilement ces puissants voisins sur tous les plans? Ou essaierons-nous de réapprendre à leur résister, ne serait-ce que pour éviter de sombrer avec eux, en devenant maîtres du sens de notre histoire? Jeux vidéo, intelligence artificielle, soit, nous avons manifestement des aptitudes pour la programmation, mais pousserons-nous cet engagement jusqu’à ce transhumanisme qui accompagne l’intelligence artificielle comme son ombre? Pour sauver la planète, miserons-nous exclusivement sur la technologie, plutôt que sur nos qualités humaines et notre vie, notre Vie, à jamais irréductible aux gesticulations programmées du robot?
C’est seulement en devenant ainsi maîtres du sens de notre histoire que nous pourrons offrir à nos immigrants un lieu d’intégration enthousiasmant. Notre multiculturalisme actuel, s’il peut les rassurer dans l’immédiat, les réduit aux pires aspects du modèle américain tout en les privant d’une occasion de participer pleinement à sa puissance. Les migrants climatiques seront de plus en plus nombreux, la plus belle hospitalité à leur endroit, n’est-ce pas celle qui consiste à les inviter à participer au développement d’une nation attachée à la maison commune, la Terre.