Le mouvement de libération de la médecine

Jacques Dufresne

Une profession n'est jamais aussi grande que lorsque qu'elle fait son auto critique sur la place publique.

 Jadis, c’est le pharmacien qui était aux ordres du médecin. La situation s’est inversée. À partir de 1980, selon le Dr Marcia Angell, professeure à l’Université Harvard et ex-directrice du New England Journal of Medicine. Les grandes compagnies pharmaceutiques, le Big Pharma, contrôlent depuis lors les essais cliniques conduisant à l’approbation de leurs produits. Les vendeurs ont envahi le temple de la science médicale et pour reprendre l'expression du docteur Henri Pradal dans Le marché de l’angoisse,1 il n’y a pas de Christ pour les chasser!

Le pessimisme allait encore de soi, il y a quelques années seulement, mais les choses changent rapidement depuis. La médecine entre en ce moment dans un épisode glorieux de son histoire : sa libération. Les docteurs sortent chaque jour plus nombreux de la bastille pharmaceutique et incitent ensuite leurs clients bien portants à sortir de leur camisole chimique inutile.

Même s’il est encore minoritaire, le mouvement de libération est toutefois irréversible, car il s’appuie sur une nouvelle forme très dynamique de la médecine en tant que science : l'Evidence Based Medicine (EBM) que nous appellerons médecine factuelle. De deux groupes de malades dont l’un reçoit un placebo et l’autre le médicament en évaluation, lequel s’en tire le mieux? On appelle cette étude comparée «essai clinique randomisé». Bien utilisé par des chercheurs indépendants, cet outil permet d’opposer des faits aux données manipulées à des fins commerciales.

Non seulement ce mouvement est-il irréversible, mais il en amorce un autre d’une nécessité encore plus criante: des coupes dans les dépenses de santé qui seront aussi une libération pour une foule de bien portants. Les statines seront notre exemple. Comme nous le rappelle le docteur Pierre Biron, un homme et une femme statinisés sont des personnes en perte de liberté. On appelle statines les médicaments contre le cholestérol : pravachol, zocor, crestor et autres lipitor. Pour la très grande majorité de ceux à qui on les prescrit, ils sont inefficaces mais conservent les mêmes effets secondaires, car ils se ressemblent tous : ce sont des me-too. Moi aussi, disent une à une les grandes compagnies pharmaceutiques, j’aurai mon blockbuster du cholestérol (un médicament rapportant 1 milliard et plus de dollars par année). Elles appellent ces plagiats, à un atome de carbone près, des innovations nécessitant de coûteuses recherches, lesquelles justifieraient à leur tour des prix de plus en plus élevés pour les médicaments. Ce qui coûte cher en réalité ce sont les duels publicitaires entre des produits vedettes comme le crestor d’AstraZeneca et le lipitor de Pfizer.

 Les mensonges de ce genre font de moins en moins de dupes. Rendez-vous dans notre portail Homo Vivens sur la page Choix de lectures du docteur Pierre Biron, ex-professeur et chercheur en pharmacologie fondamentale et clinique à la faculté de Médecine de l’Université de Montréal. Vous y trouverez, commentés et référencés, une cinquantaine d’ouvrages dont l’un est du docteur Marcia Angell : La vérité sur les compagnies pharmaceutiques: Comment elles nous trompent et comment les contrecarrer, un autre de Peter Gøtzsche, médecin danois qui fut l’un des fondateurs de Cochrane Collaboration, l’organisme le plus fiable au monde en matière d’évaluation des médicaments et des traitements. Tous les autres auteurs, qu'ils soient médecins comme John Abramson rattaché à l’université Harvard; journalistes comme Robert Whithaker, l’auteur de Anatomy of an Epidemics ou Mikkel Borch-Jacobsen, auteur de la Vérité sur les médicaments, ont une solide réputation.

En Europe, le mouvement de libération de la médecine gravite autour de deux revues totalement indépendantes du Big Pharma : en France, Prescrire, en Allemagne, Artznei-Telegramm : ce sont les avant-garde dans la guerre de la médecine comme science et comme art, contre la médecine comme industrie et comme commerce.

Les messages des membres du mouvement sont convergents. Cessez de vous acharner sur les bien portants sous prétexte de prévention, disent-ils tous. Les docteurs, dit Margaret McCartney, dans The Patient Paradox, s’arrachent les derniers lambeaux du corps qui n’ont pas encore été médicalisés.  L’épidémie de maladies mentales, dont traite Whitaker, est une épidémie iatrogène, c’est-à-dire causée par la médecine elle-même, à quoi fait écho Peter Gøtzsche : la médecine est la troisième cause de mortalité, après le cancer et les maladies cardiaques, dit-il dans un livre intitulé : Deadly Medicines and Organised Crime. Ne vous fiez plus aux grandes revues médicales comme The Lancet et The New England Journal of Medicine, dit Marcia Angell : «L’argent distribué par le Big Pharma dans les facultés y a suscité un préjugé favorable à leurs produits.» 2 C’est l’un des signes de la main basse de l’industrie sur la médecine.

 Nous avons lu une quinzaine de ces livres, pour en arriver à cette conclusion : les francs tireurs de l’avant-garde ont raison et il faut les soutenir, même et surtout quand ils semblent être seuls contre tous. L’histoire des sciences est remplie d’exemples où un seul a eu raison contre tous. Pensons à Semmelweiss. Mais revenons aux statines. Le docteur Michel de Lorgeril a raison. Le méchant cholestérol est un mythe construit pour assurer la vente des statines, médicaments dangereux et inefficaces dans la plupart des cas où ils sont prescrits. Si on vous objecte que les statines sont recommandées dans les sites internet comme Doctissimo, dans les articles de Wikipedia, dans les revues savantes, dans les cours en faculté, les associations de malades du secteur cardiologie, assurez-vous d’abord que les tentacules commerciales du Big Pharma ne se sont pas insinuées dans ces institutions. Dans vos lectures, mettez au-dessus de la pile les études menées par des chercheurs n’ayant à faire preuve d’aucune gratitude au Big Pharma. Assurez-vous aussi que votre cardiologue n’a pas visité le mur de Chine aux frais d’une compagnie vendeuse de statines. Aujourd’hui, six millions de Français prennent des statines, ce qui se traduit par des dépenses de 2 milliards d’euros pour une sécurité sociale déjà au bord de la faillite. Et au Québec? Voici ce qu'on peut lire sur Internet dans l’annexe Statinisation de L’alter dictionnaire médico-pharmaceutique du docteur Pierre Biron :

 « Selon le cardiologue Martin Juneau (Montréal), il se prescrit pour des millions de dollars de statines en trop au Québec annuellement, car seules 20% des ordonnances sont vraiment indiquées, i.e. permettraient de réduire les événements coronariens de manière cliniquement significative. Pour le reste, il s’agit de surprescription » ''Il est vrai que des milliers de médecins prescrivent des statines inutiles et très dangereuses'' *

 En 2009, ajoute Pierre Biron, les médecins québécois ont prescrit 9 813 400 ordonnances de statines selon la RAMQ; en 2010 c’était 10 671 043, en 2011 on était rendu à 11 468 826, en 2012 on a atteint le chiffre de 12 207 203 et la tendance continue en 2013 avec 12 775 483 soit 7,7% de toutes les prescriptions au Québec. Si seules 20% des ordonnances sont vraiment indiquées, c’est 10 220 384 prescriptions inutiles durant l’année 2013 (QC).

 Selon le Globe and Mail du 22/01/2005, un seul médicament, un anti inflammatoire retiré du marché, le Vioxx, a été la cause de 40,000 morts aux États-Unis seulement. En France, il y a consensus désormais : le Mediator, médicament d’abord destiné aux diabétiques qui a aussi été prescrit comme coupe-faim à des patients souhaitant maigrir a causé la mort d’au moins 1000 personnes. On ne compte plus les ouvrages récents qui révèlent des faits semblables à propos d’un nombre sans cesse croissant de médicaments. Et la mort n’est que l’un des effets faussement appelés secondaires. La médicalisation à vie d’enfants jugés trop nerveux et marqués du diagnostic de TDAH est  presque aussi tragique qu’une mort. Ce n’est là qu'un exemple parmi une multitude d’autres.

 Oui, il est possible de faire plus avec moins en santé, à condition que les coupures soient faites aux bons endroits. Il se trouve que ces bons endroits, nous les connaissons de mieux en mieux. Une étude canadienne du plus haut niveau vient, par exemple, de démontrer l’inutilité de la mammographie dans la prévention du cancer du sein.

Notes

1-Éditions du Seuil, Paris, 1977, p.7

2-Angell, Marcia, The Truth about the Drug Companies, New York, Random House, 2005, p.8

 

 

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