Le déclin de la connaissance immédiate

Jacques Dufresne

Après l'homme...le cyborg? Extrait du premier chapitre : Les médias et la connaissance médiate

 

 

 

 

Chapitres du livre

Le déclin de la contemplation, de la connaissance immédiate, fusionnelle
, la rupture progressive des liens avec le réel

 

 


la montée consécutive du formalisme,
le mépris des lois de la nature, du principe de clôture en particulier,

 

 

 

 


Tous ces facteurs convergent vers le rêve d'un paradis sur terre, au prix d'une désincarnation totale et d'une fausse transcendance.

***

Comment en sommes-nous venus à nous laisser emprisonner dans cette toile d'araignée, dans ce Web des médias? Les médias, le mot le dit, sont des intermédiaires entre l’homme et le réel. On peut donc présumer qu’ils ont quelque rapport avec ce que, dans la tradition philosophique, on appelle la connaissance médiate, laquelle consiste à recourir à des intermédiaires, appelés représentations, pour atteindre le réel. Ces représentations sont le souvenir, l’image et le concept, avec toutes les formes qui y sont liées : jugement, raisonnement et principes.

Dans la même tradition, on admet aussi l’existence d’une connaissance immédiate, c’est-à-dire sans intermédiaire; elle se confond avec l’attention, elle est intuition du présent. L’être s’y livre tel qu’il est. Cette connaissance immédiate peut être de divers ordres : sensible, intellectuelle, psychologique, métaphysique ou même mystique. Toutes ces formes de connaissance immédiate ont été mises en doute au cours des derniers siècles, à l’exception de la sensation.

Rien n’évoque mieux la différence entre la connaissance immédiate et la connaissance médiate que le spectacle de la mer enfin aperçue dans sa réalité après un long voyage et des années de rêve. Elle est là, tout à coup offerte à l’attention. Jusque là, nous ne la connaissions que par des représentations.

Le bon sens nous dit que la connaissance immédiate est supérieure à la connaissance médiate.

La mer, la mer, toujours recommencée
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux (Valéry)

Toute connaissance immédiate est récompense après une pensée. C’est notre imperfection congénitale qui nous condamne à la pensée, forme par excellence de la connaissance médiate. Nous naissons étrangers au monde parce que confondus avec lui dans l’état fusionnel de la première enfance. Le dur apprentissage de la connaissance médiate nous éloigne du monde, afin que devenus distincts, autonomes, nous puissions nous unir à lui librement par la connaissance immédiate.

L’idée de la supériorité de la connaissance immédiate est encore si profondément ancrée dans les mentalités, qu’en dépit de toutes les représentations dont nous sommes encombrés, nous cherchons toujours l’amour impossible, où l’être aimé se révélera à nous tel qu’il est et non tel qu’il nous convient de le voir. Aimez-moi donc tel que je suis et non tel que j’apparais! C’est encore le vœu secret de la plupart des êtres.

Notre connaissance d’autrui est presque toujours médiate; l’autre ne se révèle pas à nous tel qu’il est, mais plus ou moins déformé par les représentations que nous entretenons à son endroit : souvenirs, préjugés, jugements, anticipations, opinions, etc. Ce que nous cherchons dans l’amour, quand ce dernier est plus qu’un caprice de passage, c’est le dépassement de la connaissance médiate par la purification, et l’accès à une connaissance immédiate où l’autre se révèle tel qu’il est.

Il en est ainsi de notre rapport avec le monde, qui est au point de départ en grande partie faussé par les représentations mêmes qui nous permettent de l’établir. Le roi Midas transformait en or tout ce qu’il touchait. Pour son malheur, la représentation qu’il se faisait du monde devenait pour lui le monde. Le monde prend ainsi la forme de nos désirs quand ces derniers, par leur démesure, s’interposent entre le réel et nous. Dans les grandes traditions, occidentale ou orientale, la voie de la sagesse consiste à entrer dans un rapport avec le monde analogue au rapport avec autrui dans l'amour. Le monde alors se révèle tel qu’il est. Dans les mêmes traditions, il en est du rapport avec Dieu comme du rapport avec autrui et avec le monde. Au terme de la purification, Dieu se révèle tel qu’il est, dans une connaissance immédiate.

Il apparaît ainsi que le passage de la connaissance médiate à la connaissance immédiate est le sens même de la vie. Encore faut-il cependant que l’on reconnaisse la possibilité de la connaissance immédiate d’autrui, du monde et de Dieu. C’est sur cette question que s’est joué le destin de l’Occident au cours du millénaire qui s’achève. Le fait que, de nos jours, tout est média autour de nous et en nous est indissociable du fait que la connaissance immédiate, à l’exception de la sensation, a perdu progressivement sa légitimité à partir du XIIIe siècle. L’homme traditionnel, tel que le décrit par exemple Gilbert Durand, est capable d’une connaissance immédiate d’autrui, du monde et de Dieu.

Dans Structure anthropologique de l’imaginaire, cet auteur, s’inspirant d’un éminent spécialiste de l’Islam, Henri Corbin, montre que c’est au XIIIe siècle que l’homme occidental s’est pour ainsi dire déclaré inapte à une connaissance immédiate de Dieu, d’abord, puis du monde et d’autrui : « Il fut un temps où, comme dans le temps édénique, les agneaux et les lions, tradition et philosophie vécurent en bon accord. C’est cette époque que nous décrivent les historiens de la philosophie médiévale, ou plus spécialement de la philosophie romane. Le XIIe siècle est pour l’Occident un siècle d’or, dans lequel s’équilibrent démarches sacrées et démarches profanes, tel qu’il apparaît dans le système pédagogique où le "trivium" (les "voces") équilibre pleinièrement le "quadrivium" (les "res"). Or peu à peu, en sept siècles, la pédagogie de l’Occident va voir les "voces" résorbées dans les "res", et l’homo sapiens ou même philosophans perdre peu à peu ses "voix" au profit des "choses" jusqu’à ce que la philosophie elle-même soit rayée du "cursus" de nos modernes études ».1

Dans l’Islam médiéval, deux grandes figures émergent, Avicenne le Persan et le cordouan Averroës. Avicenne interprétait la tradition grecque dans la perspective platonicienne, faisant une large place à la connaissance immédiate de Dieu. Averroës appartient à l’école d’Aristote. De façon plus ou moins délibérée, précise Gilbert Durand, l’Occident au XIIIe siècle a accordé sa préférence à Averroës plutôt qu’à Avicenne. « Ce "contresens", cette substitution d’Averroès à l’avicennisme, non seulement va permettre à la physique d’Aristote de s’imposer comme connaissance pré-scientifique d’un monde des "res" coupé du monde des "voces", mais encore et surtout l’adoption par l’Occident du modèle averroïste va couper la réflexion sur l’homme – c’est-à-dire le "Connais-toi toi-même" de la tradition orphique et platonicienne – de tout accès direct à la transcendance ».2

Cette préférence pour Averroës est, aux yeux de Gilbert Durand, la première d’une série de trois catastrophes métaphysiques, la seconde étant la substitution de la connaissance objective à la connaissance immédiate, au sommet de la hiérarchie du savoir, à partir du XVIe siècle :

« La seconde catastrophe de l’Occident se situe dans le courant objectiviste, issu des mouvements "réformateurs", qui de Galilée à Descartes officialise les dualismes constitutifs de la philosophie occidentale : monde sacré séparé du monde profane, corps séparé de l’âme, res extensa séparée de la res cogitans […] "Les philosophes" du XVIIe et surtout du XVIIIe siècle vont affermir ces assises de la pensée occidentale moderne en réduisant peu à peu le sacré au profane, la res extensa et en officialisant ainsi une vue mécaniste, déterministe de l’univers où l’homme se trouve aliéné, réduit au simple rang d’un épiphénomène ».3

La troisième catastrophe c’est l’historicisme, lequel prit sa forme la plus achevée, chez Hegel notamment, dans le contexte créé par le romantisme. L’historicisme c’est la doctrine selon laquelle l’histoire a un sens. Le temps qui passe ne fait pas que passer mais offre à l’esprit à l’œuvre dans le monde une occasion de se déployer en transformant les institutions, les hommes et même les paysages dans le sens d’un progrès.

Le romantisme, d’abord nostalgie d’un passé où la nature était vierge, et par voie de conséquence, réaction contre la techno-science et la raison qui triomphe alors, renforce paradoxalement le mythe du progrès, fondé sur l’espoir que font naître les sciences, et alimente l’idée que l’histoire a un sens.

La connaissance immédiate, disions-nous, est l’intuition du présent. Il n’y a donc rien de plus contraire aux exigences de la connaissance immédiate que cet historicisme, ce progrès qui fait toujours apparaître le présent comme inachevé, par rapport à un avenir qui est le véritable lieu de l’achèvement. L’âme emportée par le mythe du progrès en est prisonnière comme le cosmonaute est prisonnier de la capsule qui l’emporte vers la haute atmosphère. L’âme voit défiler les êtres sans être capable de s’arrêter pour leur accorder, dans l’abandon au présent, l’attention qui leur permettrait de se révéler. Quelle sera donc alors la valeur de ces êtres du présent, inachevés par rapport à ceux de l’avenir? Ne sera-t-on pas tenté de sacrifier ces ébauches aux êtres accomplis de l’avenir? C’est précisément ce que feront les chefs d’état s’appuyant sur une doctrine progressiste ou historiciste, tels le marxisme ou le nazisme.

Si à l’heure actuelle, le libéralisme suscite quelques inquiétudes fondées, c’est dans la mesure où on peut le rattacher à l’historicisme et au mythe du progrès.

Le discrédit de la connaissance immédiate est maintenant complet. Vue sur cet angle, l’explosion actuelle des médias est l’achèvement d’un processus ayant commencé au XIIIe siècle avec la préférence accordée à la pensée d’Averroës.

D’autres historiens de la pensée, plus nombreux, font remonter le discrédit de la connaissance immédiate au nominalisme de Guillaume D’Ockham. L’homme traditionnel, explique-t-on dans ce contexte, était rattaché au monde et à Dieu, non seulement par les symboles comme ceux de l’astrologie, mais dans certaines régions du monde, du moins en Occident, par les concepts et les mots, lesquels emportaient avec eux une partie de la réalité, de la substance des êtres et des choses. Certains mots, le mot souffle par exemple, semblent par leur sonorité même être une réincarnation de la réalité qu’ils désignent. D’où le pouvoir d’évocation d’un vers comme celui-ci, de Victor Hugo :

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

On appelle réaliste la théorie de la connaissance où le concept et le mot, tels des plantes, ont des racines dans le réel. La théorie d’Aristote, transmise à l’Occident par Averroës, était caractérisée par un tel réalisme. Ce qui incite à penser que Gilbert Durand exagère un peu quand il place l’aristotélisme transmis par Averroës et repris par saint Thomas à l’origine des catastrophes métaphysiques.

Il y a un plus large consensus autour de l’hypothèse que c’est le nominalisme d’Ockham qui marque cette origine. Le nominalisme, c’est la théorie selon laquelle les concepts, et donc les mots, loin d’emporter avec eux la substance des choses et d’y donner accès, sont de pures conventions, des produits arbitraires d’un esprit humain coupé du réel.

C’est là le début d’un processus qui conduira à l’idéalisme moderne et au triomphe d’une connaissance médiate de plus en plus apte à permettre la manipulation d’un réel auquel elle est incapable de donner accès directement. Étant donné que les médias favorisent la communication de ces connaissances médiates, il allait de soi qu’ils se développent, en pareil contexte, au point de se substituer à la réalité.

Ce ne sont toutefois pas les nouveaux médias qui ont créé le danger d’une substitution de la représentation à la réalité. Ce danger n’est lié ni à une technique, ni à une époque particulière. Il est lié à la nature humaine.

Les mots et les concepts sont, après les images, les médias, les intermédiaires les plus simples, les plus anciens. Pourtant, on peut se demander s’ils n’ont pas davantage servi à éloigner les gens du réel qu’à les en rapprocher. Pensons à l’usage qu’on a fait du mot Dieu, « cet être qu’on trahit rien qu’en le nommant ». Déjà, Héraclite craignait que le mot Zeus ne détourne de Dieu : « L’éternel Principe souffre et ne souffre pas d’être appelé Zeus ». Le mot Zeus peut être pris dans deux sens différents. Si on néglige l’un des deux sens, comme on est tenté de le faire, le mot Zeus éloigne de l’Être qu’il désigne plutôt que d’être un pont vers lui.4

Les médias sont ambigus? Hélas non! Nous sommes ambigus. Au temps d’Héraclite toutefois, on ne doutait ni de la possibilité, ni du caractère souhaitable d’une connaissance immédiate du monde, d’autrui et de Dieu. C’est en raison de la haute idée que l’on avait de cette connaissance que l’on se méfiait des représentations. La philosophie, pourrait-on dire, doit son existence et son nom même à cette méfiance. C’est Pythagore qui, dans la Grèce antique, a inventé le mot philosophe, celui qui est ami de la sagesse, qui la désire, qui tend vers elle, la sagesse consistant dans la connaissance immédiate du réel.

« Avant lui, dans le monde hellénique, on était un savant ou un sage, un homme de savoir et de vertu. Pythagore inventa le mot philosophe pour se distinguer, lui et ses compagnons, de ces hommes arrivés, enracinés dans cette bonne conscience qui refuse le progrès personnel. Le philosophe est un homme en quête de sagesse, toujours en route vers l’absolu qu’il ne possède jamais, mais qu’il entrevoit et goûte chaque jour un peu mieux; et ce qu’il affirme n’est que le reflet de cette quête quotidienne ».5

Pythagore reconnaissait l’existence de toutes les formes de connaissance : sensible, intellectuelle, métaphysique, mystique même. Désormais, on en est à douter même du caractère immédiat de la sensation. L’un des plus grands spécialistes de la question en ce moment, le neurobiologiste Rosenfield, propose que l’on renonce au mot sensation, tant il est persuadé que les représentations interviennent de façon déterminante dans les phases les plus élémentaires, et en apparence les plus immédiates, de la connaissance sensible. Il n’utilise lui-même que le mot perception, mot qui dans la tradition philosophique désigne « une sensation élaborée par l’esprit humain et ses représentations ».6

La sensation, seule connaissance immédiate sur laquelle on croit encore pouvoir s’appuyer, risque de se dénaturer pour cette raison même. On peut faire l’hypothèse que la connaissance immédiate, d’ordre psychologique, métaphysique ou mystique, correspond à un besoin fondamental de l’âme humaine. À défaut d’être satisfait sur tous ces plans, le besoin d’immédiateté se reporte sur la seule connaissance que l’on présume encore immédiate, la sensation. Et encore faut-il que cette sensation soit aussi élémentaire que possible, car autrement son immédiateté, déjà douteuse, semblerait disparaître complètement. Or c’est dans les médias que l’on trouve surtout ces sensations élémentaires, fortes. On en est donc réduit à recourir aux médias pour échapper aux effets de l’extrême médiatisation du rapport avec le monde!

Le contexte philosophique que nous évoquons aide à comprendre un autre phénomène qui retient l’attention en cette fin de millénaire : la recherche des expériences fusionnelles, dont l’éventail s'étend de l’expérience mystique authentique à des transes toutes plus ou moins hystériques. L’intérêt que suscitent en ce moment la vie et l’œuvre d’Hildegarde von Bingen, laquelle a vécu avant la première catastrophe métaphysique évoquée par Gilbert Durand, est un bel exemple de l’actuelle recherche de l’unité. On s’intéresse pour les mêmes raisons aux mystiques rhénans, à maître Eckhart particulièrement.

L’étonnant roman historique que vient de lui consacrer Jean Bédard est traversé par une féconde réflexion sur l’intellect, défini comme une faculté capable à la fois de connaissance immédiate, au sens traditionnel du terme, et de connaissance médiate, au sens moderne du terme. Jean Bédard justifie ainsi son admiration pour maître Eckhart : « Il défendit la capacité de l’intellect à entretenir avec la réalité un dialogue valide. Dans la clarté de la raison, ce dialogue mène à la science et dans le secret de l’âme il mène à la joie. Ces deux dimensions étaient pour lui indissociables. Le laboratoire et l’oratoire constituaient les deux fenêtres de la connaissance. Pourquoi? Parce que Dieu explique dans sa création ce qu’il inspire dans l’âme ».7

Mais à côté de ces recherches érudites du Graal de la connaissance intégrale, que d’expériences fusionnelles, psychédéliques ou charismatiques, fondamentalistes ou érotiques, ayant en commun l’oubli de la mise en garde de Platon : « Il ne faut pas faire l’un trop vite ».

1-Durand, Gilbert, Science de l’homme de tradition, Paris, Sirac, 1975, p. 24.
2 Idem, p. 25.
3 Idem, p. 29.
4 Sur cette question complexe, se reporter au livre Fragments d’Héraclite, admirablement traduit et commenté par Marcel Conche. PUF 1986
5 Gobry, Ivan, Pythagore, Paris, Éditions Universitaires, 1992, p. 28.
6 Carlos Tinoco, La sensation, Flammarion,1997.
7 Voir Jean Bédard, Maître Eckhart, Paris, Éditions Stock, 1998.

 

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