La science en liberté surveillée

Marc Chevrier

Les rapports entre science, démocratie et justice. La science en liberté surveillée.

La science est encore aujourd'hui une espèce de zone franche de l'esprit où l'on peut en toute impunité faire des expériences et des découvertes sans se préoccuper de leurs répercussions sur la société ou sur la nature. 

Les récents procès où ont été impliqués, au Canada, la Croix-Rouge, et en France, le Centre national de la transfusion sanguine, mettent au jour la difficulté qu'ont les tribunaux à juger de la responsabilité des scientifiques. Ils révèlent également la distance séparant la science de la société. La réflexion sur le rôle de la science survient souvent après une catastrophe ou un scandale qui ébranle la confiance du public. Un réacteur s'emballe, un médicament tue, un chercheur fraude, et l'on découvre soudain que la science façonne nos vies et notre milieu, bien que personne n'ait de prise sur elle. La science est encore aujourd'hui une espèce de zone franche de l'esprit où l'on peut en toute impunité faire des expériences et des découvertes sans se préoccuper de leurs répercussions sur la société ou sur la nature.

C'est ce que les auteurs d'un récent ouvrage, publié par les éditions Autrement (1), se sont employés à rappeler. On avait déjà souligné auparavant les rapports entre science et pouvoir et que la science est à la fois objet et instrument de manipulation (2). Pour l'un des collaborateurs de cet ouvrage, Éric Heilmann, spécialiste en communication, il convient maintenant de se demander pourquoi les scientifiques se sont presque toujours dérobés au contrôle démocratique de leurs activités et pourquoi nous sommes aujourd'hui dans l'incapacité de penser l'intervention du droit dans les sciences, autrement que comme un frein ou un dernier recours (3).

Le contrôle démocratique de la science

La science et la démocratie ont leur logique propre; elles ne coïncident pas toujours et parfois empiètent l'une sur l'autre. L'alliance entre la science et la démocratie, qui se liguèrent jadis contre l'obscurantisme et les monarchies absolues, s'est rompue. Nous savons que la science peut servir aussi bien le bien-être de l'humanité que les besoins de l'armée et des grandes industries. Nous savons qu'elle a souvent erré; des dictateurs fous l'ont travestie, des gouvernements démocratiques ont fermé l'oeil sur des crimes contre l'humanité pour s'approprier des découvertes, le capitalisme l'a rendue aveugle au "social" et à l'éthique. Malgré tout, elle demeure encore un domaine réservé aux experts; on discute rarement de ses orientations et de ses méthodes dans la sphère publique.

Le physicien français Jean-Marc Lévy-Leblond est sans doute l'un des avocats les plus farouches du contrôle démocratique de la science. Il estime que dans nos sociétés l'armée est soumise à un contrôle autrement plus serré que ne l'est la science (4). La rigueur de la méthode expérimentale ne confère à la science aucune infaillibilité ni n'investit les scientifiques d'aucune supériorité morale. Selon Lévy-Leblond, le simple citoyen ne doit pas s'en laisser imposer par les experts, ni hésiter à revendiquer la primauté de la conscience sur la compétence, que seul un débat démocratique des usages et des buts de la science assurerait. La science aurait besoin de nouveaux lieux d'échange et de "mise en communication", sans lesquels elle resterait méconnue et crainte du public.

Selon Baudoin Jurdant, professeur en sciences de l'information, la société exerce déjà diverses formes de contrôle sur la science (5). Par le biais des fonds publics, les gouvernements fixent les orientations de la recherche et obligent dans une certaine mesure les chercheurs à rendre compte de leur utilisation des deniers publics. Les lois du marché sélectionnent les projets de recherche qui apparaissent les plus viables. Cependant, ces contrôles sont largement insuffisants; leur imperfection est symptomatique du malaise et de la difficulté qu'il y a à sortir la science de ses chasses gardées. Il y aurait trop peu de communication entre la communauté scientifique et la société; la science souffrirait d'un "déficit" de socialisation. Jurdant croit que le débat démocratique de la science devrait passer par le développement de cette communication, qui devait intervenir à l'intérieur même de la pratique scientifique.

L'un des principaux obstacles au contrôle démocratique de la science est que les institutions où se fait la recherche, fondamentale ou appliquée, échappent elles-mêmes en partie à ce contrôle. Les universités et les grandes entreprises ne sont pas des organisations qui, comme les gouvernement élus, ont à rendre compte de leurs actions devant le public. Autrement dit, poser la question du contrôle démocratique de la science, c'est s'interroger sur le contrôle que la société exerce sur elle-même dans son ensemble. Si la démocratie ne concerne d'aucune manière les entreprises et les universités, la science continuera d'oeuvrer dans des lieux inaccessibles à la discussion publique. Certes, l'État pourrait intervenir encore plus, en se faisant le gendarme de la légalité scientifique. Est-ce à dire qu'il faut des lois qui censurent la recherche et mettent les scientifiques sous garde à vue?

Le contrôle de la science par le droit

Depuis le procès de Galilée, la science et le droit n'osent plus s'affronter et sont allés chacun leur chemin. La science est sortie de sa clandestinité; elle a détrôné les savoirs scolastiques et s'est imposée comme méthode de compréhension et de maîtrise du réel. Le droit, lui, s'est libéré de la religion pour se mettre au service de l'État, tout en demeurant fidèle, par sa méthode, à la scolastique.

Aujourd'hui, il est peu d'activités que les lois ne régissent, sauf peut-être l'activité scientifique, que les entreprises, les instituts de recherche, l'armée et les corps professionnels régulent à leur manière. La justice s'est longtemps contentée de voir dans la science une source d'expertise auxiliaire destinée à étayer les jugements et à perfectionner la répression criminelle.

Pour le juriste Patrick Wachsmann, professeur de droit à l'université Robert-Schuman de Strasbourg, il est inquiétant que la communauté scientifique s'emploie par tous les moyens à ne pas laisser aux tribunaux l'arbitrage de ses conflits internes (6). Elle gagnerait à le faire, comme la société d'ailleurs. Et les conflits ne manquent pas, qu'il s'agisse d'apprécier la part prise par un chercheur dans une découverte faite collectivement, de trancher entre deux personnes revendiquant une même découverte ou d'inculper un chercheur de fraude. Selon Wachsmann, si la justice se mêle si peu de superviser la science, c'est que dans nos sociétés libérales la vérité n'est pas un élément de l'ordre public. Au contraire du simple citoyen, le chercheur jouirait d'un droit à l'erreur, sous le prétexte qu'elle ferait partie du fonctionnement normal de la science. S'il commet une erreur de jugement ou toute autre faute, les tribunaux devraient néanmoins pouvoir sanctionner sa responsabilité.

Le législateur réglemente peu la recherche scientifique. S'il le fait, c'est de manière indirecte, à la manière du législateur québécois, qui a proclamé dans son nouveau Code civil le droit de chacun à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne et établi à quelles conditions une personne peut aliéner une partie de son corps. Cependant, on a aujourd'hui des motifs de craindre que les manipulations génétiques et d'autres percées de la science ne finissent par se retourner contre l'être humain et l'on encourage le législateur à définir les domaines et les méthodes légitimes de la recherche. Selon Baudoin Jurdant, c'est la recherche qui doit rester libre et non les chercheurs. Si la recherche doit tomber sous la coupe de la loi, il convient toutefois de se demander si les tribunaux sont aptes à sanctionner une conception contraignante de la légalité scientifique et si cette solution ne risque pas, encore une fois, de remette la surveillance d'une activité sociale essentielle à des experts.

Nous assistons aujourd'hui à un étrange phénomène: alors que le nombre de décisions politiques devant être prises sous l'éclairage de la science n'a de cesse d'augmenter, la science, elle, demeure à l'écart des débats. Pensons par exemple au processus d'évaluation d'impact environnemental, où les experts font la pluie et le beau temps. Ce que nous avons à redouter de la science, ce n'est pas tant qu'elle tombe dans les mains d'un docteur Frankenstein ou d'un physicien mégalomane à la James Bond; mais qu'elle favorise des intérêts purement économiques ou politiques sans que ni les scientifiques ni la société en général ne débattent de ses ambitions et de ses méthodes. Les tenants du contrôle de la science par le droit semblent trouver dans l'intervention accrue des juges un moyen de responsabiliser les scientifiques et dans les tribunaux un forum où débattre des orientations de la science. Que les tribunaux tranchent les litiges agitant la communauté scientifique, soit, c'est peut-être une idée excellente, s'il s'agit de départager des droits. Qu'ils puissent se substituer au débat démocratique de la science, cela reste à démontrer. Il est loin d'être sûr que la jonction entre l'éthique, la conscience et la science passe par l'oeuvre de la loi. 

NOTES
 1) Dans Science ou justice? "Les savants, l'ordre et a loi", Les éditions Autrement, Paris, mai 1994, no 145, série Mutations/Sciences en société.
2) Science, pouvoir et argent, La recherche entre marché et politique, Les éditions Autrement, Paris, janvier 1993, no 7, série Sciences en société.
3) "L'ordre savant", dans Science ou justice?, déjà cité.
4) "En méconnaissance de cause", dans Le genre humain, Seuil, Paris, I992-93, no 26.
5) "Le contrôle social de la science, dans Science ou justice?, idem.
6) "Les sciences devant la justice", Science ou justice?, idem.

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