La pomme parfaite symbole de la discorde

Jacques Dufresne

 

Qui aurait la pomme d’or? Hera, Athena ou Aphrodite? Pâris désigna Aphrodite qui lui promit l’amour d’Hélène, la femme de Ménélas. Pâris enleva Hélène, ce qui déclencha la guerre de Troie.


Nos pommiers, une douzaine, tous différents, étaient en fleurs ces jours derniers. Inquiets à cause de mauvaise récolte de l’année dernière, à cause aussi de tout ce que j’apprends sur le déclin des insectes pollinisateurs, j’ai fait et refait la tournée du verger, l’oreille tendue pour capter le plus lointain chant de bourdon. J’évite le mot bourdonnement, car on croirait qu’il s’agit pour moi d’un bruit comme celui que vont bientôt faire les petits drones pollinisateurs de Harvard.

La tournée des pommiers en fleurs

Chaque fois que, dans un pommier, je vois un bourdon ou une abeille bondissant d’une fleur à l’autre dans ce qui ressemble à une polka, j’éprouve une joie mêlée de reconnaissance. Fallait-il donc perturber l’harmonie de la nature pour en prendre ainsi conscience?
Il y a dix ans seulement, je tenais ces services écosystémiques pour acquis. Je ne les voyais donc pas. I


À l’occasion, ô récompense, j’aperçois un colibri. Dans quelle mesure collabore-t-il à la grande œuvre de fécondation? Chaque année, les jaseurs des cèdres viennent aussi participer à la fête. Jean Provencher : «Apercevoir tout à coup, au moment de la floraison des pommiers, les jaseurs des cèdres, de retour, ces gamins discrets, si bien vêtus, heureux de retrouver des pétales à manger.» On dit aussi que le mâle offre les pétales à la femelle.

J’ai mis fin, il y a longtemps, à l’arrosage, jugé nécessaire par tous les experts, après une première expérience qui eut plus d’effets négatifs sur moi que d’effets positifs sur les fruits. Trente arrosages, pour éviter d’avaler un ver, alors que sans traitement nous avons des fruits en surabondance, pas toujours parfaits, certes, mais frais, authentiques et délicieux en moyenne, parfois exquis. Comme se répartit la qualité dans tous les groupes vivants!

Je ne serais pas pomiculteur. Je deviendrais plutôt un croqueur de pommes, passionné, sinon averti. Pendant ma longue période d’initiation à ce plaisir, mon goût se transformait, en se raffinant je l’espère, ce dont je ne suis pas absolument sûr, les paysans ayant une tendance irrésistible à préférer leurs fruits à tous les autres.

Dans le coin de l’Estrie où nous vivons, à quelques kilomètres de Compton, on trouve des pommiers (échappés de culture?) partout le long des chemins et dans les bois; tous différents. Je me suis fait prendre moi-même à ce jeu de la variété. Dans une zone réservée aux arbres, entre deux prairies, j’avais repéré un pommier géant au pied duquel j’avais découvert deux tiges qui me semblaient venues de lui. J’ai transplanté ces deux tiges dans le verger près de la maison, pour découvrir qu’elles portaient des fruits nouveaux à mes yeux.

Le pommier géant, qui n’a sans doute jamais été taillé, nous donne, bon an, mal an, longtemps après les premiers gels, jusqu’à la fin d’octobre les meilleures pommes du monde, incontestablement : l’équivalent des meilleurs cidres de glace. À la pleine maturité, elles sont d’un rouge si éclatant qu’elles ressemblent de loin à un nuage de cardinals flottant au-dessus des arbres verts. Elles tombent, sans ecchymoses, tantôt de notre côté de la clôture, tantôt du côté d’un champ du voisin où paissent des chevaux; dans la douceur et la tranquillité, jusqu’à ce qu’ils sentent la secousse sismique d’une pomme tombant au sol. Je n’ose pas aller leur contester ce qui après tout est mon bien. Je crains même qu’ils ne sautent par-dessus la clôture pour me rappeler que les pommes appartiennent à tous …ou au plus fort. Chaque année je reviens d’un pèlerinage au grand pommier solitaire avec des provisions qui vont durer jusqu’en décembre sans aucun traitement autre que la fraîcheur de la cave. Conseil aux pomiculteurs : ayez recours à des chevaux comme dégustateurs.

Nous commençons à déguster des pommes fin juillet, des pommes vertes devenant blanches en mûrissant que nous appelons pommes d’été à défaut d’avoir plus de science à leur sujet. À partir de ce moment pommes et pommettes, le plus souvent cueillies sur l’arbre, se succèdent. La variété d’un fruit à l’autre du même arbre est souvent aussi frappante que celle d’un arbre à l’autre. Il y a des années suprêmes, rares, où les fruits sont gros et intacts et des années de malheur où le gel semble avoir tué toutes les fleurs.

La variété ajoute à la saveur de chaque fruit je ne sais quel inimitable parfum de nouveauté et pourtant si j’offrais mes trésors au marché, avec leurs tailles différentes, leurs tavelures, leur oxydation , le consommateur aurait pitié de moi.

L’un de nos arbres donne une grosse pommette rose qu’il faut s’empresser de cueillir aussitôt qu’on la sent mûre, pour la bonne raison qu’elle s’oxyde de l’intérieur, mais juste avant ce signe hâtif de vieillissement, quel délice. Les pommettes nous donne des gelées de fort bonne qualité . La plupart de nos fruits se prêtent à la congélation sous une forme quelconque. Les pommes d’été donnent des purées exquises. Hélas nous n’avons pas toujours le temps de préparer ainsi nos fruits pour nous aider à passer le prochain hiver.

Cet hiver est triste. Ce fut le cas cette année. Aucune pomme de magasin, si parfaite et savoureuse en apparence, ne nous a procuré un plaisir comparable à celui de nos pauvres fruits des étés. Je le déclare, tels du moins qu’ils parviennent dans nos régions, éloignées de Montréal et du Chili, ces produits des laboratoires sont des fruits embaumés et recouverts d’un enrobage qui conviendrait mieux aux voitures. Mieux vaudrait en faire des boules pour l’arbre de Noël. Et quand par miracle ils ont quelque chose qui rappelle le goût, on se demande, tant ce goût nous semble chimique, si c’est celui de la pomme ou celui d’un additif destiné à imiter le goût naturel.

Un article piqué des vers

C’est au nom d’une fausse perfection semblable, d’une perfection de marketing que nous portons atteinte à la nature en nous-mêmes et dans le paysage. La pomme devient ainsi le symbole parfait des causes de la discorde entre l’homme et la nature et entre les hommes entre eux. Nous pourrions avec notre seul minuscule verger subvenir aux besoins de fruits frais de plusieurs familles. Les efforts de la terre et des abeilles – les nôtres sont négligeables -- servent plutôt à nourrir la terre et les chevreuils.


La moindre tavelure devient une affreuse gale aux yeux du consommateur type. Le plus innocent petit ver, que l’on peut toujours éviter d’avaler, lui paraît contenir tous les poisons du monde, tandis que les produits chimiques de l’arrosage et de la conservation  jouissent, allez donc savoir pourquoi, d’une réputation d’innocuité.


Aucun être vivant ne peut se nourrir sans risques. Nous avons le choix, dans le cas des pommes, entre deux sortes de risques : celui de nous fier aux autorisations de mise en marché et aux précisions données sur les étiquettes ou celui de nous fier à notre goût. Hétéronomie d’un côté, autonomie de l’autre. Avant même d’avaler la première bouchée nous savons si un fruit est bon ou mauvais. Nous ne sommes jamais aussi sûrs de la non-toxicité de la cire entourant la pomme, et pourtant elle nous rassure.

Le salut par la permaculture

Outre notre pommier géant, nous avons découvert dans les bois au fil des ans de nombreux pommiers sauvages (ou échappés de culture) remplis à l’automne de fruits parfaitement intacts. Au moment où nous ignorions encore tout de la permaculture, nous nous disions : pourquoi nos agronomes n’essaient-ils pas d’expliquer cet apparent miracle en étudiant l’écosystème en cause?

Les vergers commerciaux peuvent nécessiter chaque année jusqu’à trente arrosages. Pourquoi? L’une des raisons est qu’au moment où nos pays ont fait le choix des variétés d’arbres destinés aux vergers commerciaux, ils ont tenu compte de leur production, de leur adaptation aux conditions du transport, de la conservation, des exigences des supermachés. La résistance aux maladies passait au second plan. On misait sur les pesticides pour régler ce problème.

Il faudra refaire la même opération avec de meilleurs critères. C’est l’un des buts de la permaculture, laquelle nous invite à mettre en question des pratiques, telle le labourage, qui remontent jusqu’à la révolution du néolithique, il y a dix mille ans. Selon l’ancien paradigme, l’homme devait avant tout travailler la terre, la transformer, au risque de détruire les sols, plutôt que d’étudier à fond la nature afin de pouvoir un jour mieux composer avec elle, pour la faire travailler davantage à notre place.

Ce nouveau paradigme exige du temps. Espérons que nos gouvernements et nos mécènes comprendront vite que soutenir des jeunes dans des projets de permaculture constitue un excellent placement pour un avenir qui sera d’abord le leur. Pour ce qui est des fruits, la permaculture semble bien convenir aux régions chaudes, mais même si les chances de réussite sont moindres dans les régions froides et tempérées, on note des succès comme celui de Sepp Holzer en Autriche et celui des fermes Miracle au Québec.

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