La lente méditation de Daniel Laguitton


Préambule

Alors que l’on se bouscule autour des micros, que le temps de parole alloué à chacun ne cesse de diminuer et que l’on passe le plus rapidement possible d’un sujet à l’autre, voici l’homme de la slow meditation sur un sujet unique : le noyau intérieur, évoqué en termes simples et vivants, à travers les œuvres de grands maîtres spirituels : de maître Eckart à Krisnamurti, à Eric Fromam, à Martin Buber, à Etty Hillesum, à Thomas Berry à  l’auteur de l’Encyclique Laudato Si. Cet homme s’appelle Daniel Laguitton. Il en sera ce 27 août 2017, à sa 900e émission diffusée sur Radio VM à 12h30 tous les dimanches Comment ai-je pu mettre tant de temps à le découvrir, moi qui rêvais d’une telle source sans le savoir.

Voici dans un texte de fine pédagogie qu’il a bien voulu nous offrir, l’essentiel de la 900e émission. On peut trouver l'émision elle-même à l'adresse suivante dans les archives de Radio VM.



Jacques Dufresne

 


Miroir des mots et la culture des fruits à noyau

Par Daniel Laguitton

C’est fin août 1999 qu’André Bergeron, qui coanimait alors l’émission Carrefour des aînés à Radio Ville-Marie et avec qui je collaborais au Réseau québécois du transpersonnel (RQT), me mit en contact avec René Barbin, un des fondateurs et premier directeur de Radio Ville-Marie, pour que je lui présente ma proposition d’émission sur le thème général « Poésie et Spiritualité ». Quelques minutes de description de mes intentions suffirent pour obtenir le « fiat » espéré, et dès le dimanche 5 septembre 1999 à midi trente j’étais en ondes. Dix-huit ans et 900 émissions plus tard, le 27 août 2017 à midi trente, j’y étais encore.

Ma liste initiale de titres potentiels en comportait neuf parmi lesquels figuraient « Verbes réfléchis », « Ondes réfléchies » et « Résonnance ». « Miroir des mots » fit consensus et est resté aussi pertinent qu’au premier jour puisqu’il s’agit d’une émission où chacun est invité à une « réflexion », au double sens du terme, les mots des guides spirituels dont je présente des textes choisis faisant fonction de sujet et de miroirs.

Pour marquer la 900e émission, j’ai envisagé plusieurs scénarios et celui qui s’est imposé a été de faire comme si c’était la dernière et donc de résumer en 25 minutes ce que j’ai essayé de dire en 400 heures, car c’est bel et bien 10 semaines de 40 heures que j’ai passées au micro depuis 1999. Ce résumé apparemment impossible fut, en réalité, très simple, car le message de Miroir des mots reste essentiellement inchangé : voici donc en quelques lignes ce que j’essaie de dire depuis 18 ans!

Nous naissons un jour du Mystère et, en mourant, nous retournons tous au Mystère. Entre les deux, nous développons une personnalité façonnée par l’environnement auquel nous sommes exposés dès le ventre de notre mère : environnement biologique, génétique, physique, psychique, culturel, familial, social, géographique, climatique, politique, etc. Comme un bloc de pâte à modeler, nous devenons une personne, c’est-à-dire un ensemble de mécanismes enveloppant un noyau de mystère. La psychologie s’intéresse à l’aspect programmation (logiciel/software) de cette personne, la médecine à son aspect corporel (matériel/hardware), la religion s’intéresse quant à elle à la santé du noyau de mystère et à la conscience que nous en avons. Ce noyau constitue en effet la partie essentielle et universelle de notre individualité, la seule qui ne soit pas assujettie à la rouille et à l’érosion, la seule à laquelle ne s’applique pas le rappel du mercredi des Cendres : « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras en poussière ».

Diverses cultures et diverses époques développent diverses panoplies de techniques d’entretien du corps et du mental, et notre préoccupation pour ces deux aspects de notre « persona » tend à nous faire oublier le noyau de mystère autour duquel s’est développée notre identité de surface. La personne [de « per sonare », résonner par] est le porte-voix du noyau de mystère. L’image d’un fruit vient à l’esprit. Nous ne portons généralement pas une attention particulière au noyau d’un abricot ou d’une pêche ou aux pépins d’une pomme lorsque nous les cueillons sur un arbre ou les choisissons sur un étalage, mais c’est pourtant grâce au noyau et aux pépins que la lignée des abricots, des pêches et des pommes se poursuit ET c’est de la santé de ce noyau et de ces pépins que dépend, pour ces fruits comme pour nous, la suite du monde. Même chose pour la vie humaine dont le noyau de mystère reste la composante essentielle depuis la nuit des temps. Si ce noyau périt, toute différence entre un humain et un robot s’efface et l’être humain est réduit à un assemblage provenant du département des pièces détachées et ultimement destiné à la ferraille avec, aujourd’hui, certaines possibilités de recyclage sous forme de greffe d’organes et de prothèses en bois, en métal ou en plastique.

Miroir des mots est une émission qui porte sur le noyau de Mystère en chacun de nous et propose des pistes d’anamnèse, c'est-à-dire de revitalisation de la conscience que nous avons de l’existence de ce noyau et de son caractère précieux et irremplaçable. En puisant dans diverses traditions et écoles spirituelles, l’émission transmet également des pistes de réduction de l’effet de sourdine exercé sur ce noyau par l’enveloppe physique et mentale du petit-moi, cette gangue charnue et charnelle plus ou moins poreuse et plus ou moins épaisse, aussi appelée ego, qui a la double fonction de « porter fruit » dans le monde et de protéger le noyau. Plus les circonstances et l’environnement sont hostiles, plus la fonction défensive de l’enveloppe charnelle prend préséance sur sa fonction nourricière et plus les rapports individuels avec le monde deviennent rigides, voire conflictuels, au point où la personnalité individuelle s’assèche parfois et devient stérile. Au contraire, si la fonction nourricière a préséance sur la fonction défensive, la personne contribue à la société et on dit qu’elle rayonne. Le summum de la fonction nourricière est atteint lorsque l’enveloppe charnue du fruit est suffisamment poreuse ou suffisamment fine pour que la radiation du noyau spirituel soit si intense que le fruit devient principalement source de nourriture spirituelle : c’est le cas chez certains guides spirituels que l’on qualifie alors de « maîtres ». 

Après 18 ans d’insistance sur la fonction de réflexion de l’émission Miroir des mots, j’insisterai désormais davantage sur sa fonction de culture des fruits à noyau et à pépins!

Concrètement, je présente en ondes, en les commentant, des ouvrages de guides spirituels de toutes les traditions qui me semblent, en vertu de l’effet qu’a eu sur moi leur lecture, constituer des incontournables de la culture des fruits à noyau ou à pépins, c’est à dire aussi, pour reprendre l’expression du poète latin Juvénal, la culture d’une âme saine dans un corps sain.

Quelques exemples de titres présentés au fil des ans s’éclairent sur la toile de fond de cette métaphore du fruit à noyau : On remarquera, en passant, que ces exemples sont tirés de divers horizons spirituels et qu’un dialogue interreligieux sous-tend aussi l’émission Miroir des mots.

Siddhartha, de Hermann Hesse, un des tout premiers ouvrages présentés, est l’histoire d’une quête de contact avec le Mystère, quête qui passe par les détours habituels d’un périple extérieur aboutissant à une impasse avant un lâcher-prise s’ouvrant sur l’éblouissante découverte du noyau intérieur.

Se libérer du connu, de Krishnamurti, est une invitation à cesser d’être prisonnier des apparences (la chair du fruit et sa pelure) pour rejoindre le noyau de Mystère et ses horizons infinis.

Nouvelle Terre, d’Eckhart Tolle, est une démonstration de la futilité et de la folie de s’identifier exclusivement à la chair du fruit et une invitation à retrouver le noyau de conscience en chacun de nous, condition sine qua non pour qu’émerge une nouvelle Terre.

Une vie bouleversée, d’Etty Hillesum, est un extrait du journal intime d’une jeune femme en proie aux tribulations de son identification à la chair du fruit et qui, jour après jour, s’abandonne à une germination du noyau central pour en arriver à un don total de l’enveloppe charnelle au service du Mystère.

Le Centre de l’être, de K.G. Dürckheim [écrit par Jacques Castermane, élève de Dürckheim], aurait pu être intitulé « Le noyau d’Être », ce centre que Dürckheim qualifie dans L’expérience de la transcendance [également présenté à Miroir des mots] de « transcendance qui est immanente », autrement dit, de « noyau de transcendance ».

Où cours-tu, ne sais-tu pas que le ciel est en toi, de Christiane Singer, ne saurait être plus clair dans son interpellation des chercheurs de Mystère qui s’agitent en-dehors alors que ce qu’ils cherchent est en dedans.

La vision profonde de Thich Nhat Hanh nous invite à voir le noyau et à voir le monde à partir du noyau.

Je et Tu, de Martin Buber, décrit les deux formes de rapports possibles entre les êtres, les rapports « je cela » strictement égocentriques entre fruits inconscients de leur noyau, et les rapports « Je Tu » de noyau à noyau qui convergent tous vers ce qu’il appelle « le Tu éternel », c’est-à-dire l’océan d’Être.

Être ou avoir, de Erich Fromm est un passionnant plaidoyer au sujet de ce même contraste entre le mode « Je-Tu » (être) et le mode « je-cela » (avoir) et des conséquences planétaires catastrophiques qui nous attendent lorsque nous privilégions le second aux dépens du premier.

La paix toujours présente, d’Arnaud Desjardins, est un rappel de la présence indéfectible du noyau où se trouve la paix au-delà de toute espérance.

Du détachement, de maître Eckhart (1260-1328), avec son invitation à « ne rien vouloir, ne rien savoir et ne rien avoir » nous invite à ne vivre qu’à partir du noyau en nous rappelant la futilité pour le fruit d’être primé pour sa pelure et sa chair si son noyau se dessèche.

Le sacré et le profane, de Mircea Eliade, aurait pu s’intituler « Noyaux et confiture ».

La grâce originelle, introduction à la spiritualité de la création, de Matthew Fox, est une invitation à célébrer le noyau divin dans toute créature, ce qui fait du monde une révélation du Mystère.

Laudato Si, du pape François, montre que l’écologie [à la lettre « science de la maison »], pour être viable et efficace, passe par une reconnaissance du noyau de Mystère dans tous les habitants et tous les aspects de la maison commune, ainsi que par une compassion pour la Terre-Mère qui, dans son état actuel, est la pauvre d’entre les pauvres et gémit.

 




Articles récents