La langue française, cette pointe de diamant

Jacques Dufresne

En marge des élections du printemps 2017 en France et de la commémoration de la visite du général de Gaulle au Québec en 1967. En hommage à Pierre Biron ce professeur de médecine qui, bénévolement, a traduit en français des milliers d’expressions et de termes techniques anglais dans le domaine hautement spécialisé de la pharmacovigilance.

Sera-t-il permis que nous nous invitions dans la campagne électorale française pour défendre une cause, celle de langue française, qui est aussi la nôtre, Québécois de souche française, celle de nos compatriotes anglophones qui ont appris la langue de leurs ancêtres normands, celle enfin de tous les immigrants et de tous les étudiants étrangers qui, ayant le choix dans notre pays entre deux langues, osent choisir la plus faible des deux?

Un effort commun

Depuis le rétablissement complet de nos liens avec la France, à compter de 1960, nous avons poursuivi notre reconquête de la langue et de la culture françaises avec une détermination accrue par l’espoir que la France désormais nous soutiendrait comme jamais elle ne l’avait fait dans le passé. L’effort serait désormais commun, comme le général de Gaulle en avait pris l’engagement dans le discours qu’il prononça devant le Premier ministre Jean Lesage en 1961 : « Rien n'est plus heureux que les initiatives que vous venez de prendre en instituant â Paris, pour servir â nos rapports directs, une Délégation générale de la province de Québec et en fondant à Montréal une Association des Universités de langue française. Tout ce qui, dans l'univers, parle ou veut parler français, afin de s'ouvrir, par là; l'accès à des sources merveilleuses, va bénéficier du fait que notre effort est désormais commun. » 1Il s’ensuivit avec la France, puis entre tous les pays francophones une coopération qui ne fit que des heureux de part et d’autre de l’Atlantique.

L’effort hélas! n’est plus commun. Le français s’effondre et s’anglicise en France dans l’insouciance générale. C’est depuis une dizaine d’années le premier commentaire des Québécois au retour d’un voyage dans le vieux pays. Le diagnostic a été établi mille fois. L’indifférence avec laquelle il est accueilli par le Français moyen, de même que par la classe politique et médiatique, est affligeante; à titre d’exemple, comment ne pas ressentir comme une trahison le fait qu’en France on en soit à s’étonner qu’au Québec, on parle d’un écrasement d’avion plutôt que d’un crash!2 Cet écrasement du français est d’autant plus déprimant pour les Du Bellay de l’étranger qu’en France même les défenseurs les plus lucides et les plus courageux du français sont rangés par l’opinion dominante parmi les nationalistes les plus méprisables. Nous pensons à Renaud Camus, Richard Millet et Alain Finkielkraut.3

Une langue de roi pour le peuple

On pourrait comprendre que l’élite française, celle des médias comme celle des universités ne veuille plus imposer la langue royale de Rivarol au peuple de France comme à ceux des anciennes colonies, sous prétexte que ces peuples résisteront mieux au basic English s’ils peuvent opérer un métissage entre cette lingua franca et un basicFrench. Mais est-ce bien là le souhait de ces peuples ? Si la langue du Français le plus humble est depuis longtemps de si bon niveau, n’est-ce pas parce que ce Français a été heureux et honoré de s’approprier, grâce à des écrivains comme La Fontaine et Victor Hugo une langue façonnée pour et par l’aristocratie européenne? Qui a suivi le cortège funèbre de Victor Hugo? Les seuls membres de l’Académie ou tout le peuple de Paris?

Pour d’autres raisons, les Français peuvent se reprocher d’avoir imposé leur langue dans leurs colonies, mais ne devraient-ils pas savoir qu’ils récidivent, qu’ils aggravent leur crime initial présumé, en brisant l’élan de leurs disciples dans le monde plutôt qu’en leur donnant l’exemple d’un redressement réussi chez eux?

La symbiose de la vie et de la raison n’a peut-être jamais été poussée aussi loin que dans cette langue de Ronsard et ces jardins à la française apparus en même temps dans la vallée de la Loire. On peut préférer les débordements de vie des jardins anglais et de la langue de Shakespeare. Chacun a sa façon de cultiver sa terre et sa langue, l’essentiel est d’éviter que l’une et l’autre ne tombent en friche.

Et si le ridicule tuait encore?

Que la langue anglaise soit une lingua franca et qu’un tel moyen de communication corresponde à un besoin réel en ce moment dans le monde, nous n’en disconviendrons pas, mais hélas! les concessions faites à l’anglais dans ce contexte dépassent largement les exigences de l’efficacité recherchée par ce moyen. Pourquoi ce franglais sur un site français d’apprentissage de l’écriture ?
«Scénario-Buzz fait sa rentrée avec quelques judicieux conseils d’écriture à l’attention des auteurs de tous bords et tous niveaux. Et pour une fois, ils ne nous sont pas distillés par un scénariste, romancier ou writing guru mais par un philosophe, et pas des moindres: tonton Nietzsche himself in person. Good read! » Pourquoi sur le même site les News sont-elles présentées sous la forme «Coming next… de #screenwriting 101, de Podcastée, volume 2, Missing Harris Savides ? »4

Laissons aux nombreux psychanalystes français clairvoyants le soin d’interpréter ces signes d’appartenance au camp de plus fort. Rappelons seulement que les amateurs d’anglicismes et de calques dans ce pays ne sont pas toujours les plus fins connaisseurs de la langue de Jane Austen et que souvent, en croyant s’amuser à suivre la mode, ils se ridiculisent. Personne ne leur en demande autant dans l’empire anglo-saxon. Qu’est devenu cet art, célébré par Steinbeck,5 que les Français avaient de se moquer d’eux-mêmes, «cet esprit critique, cette pointe en diamant? » La langue ne l’aurait-elle pas entraîné dans sa dérive ?

Le modèle japonais pour la langue des sciences

C’est la fatalité, triste consolation du vaincu, qu’il faut combattre, d’abord dans le monde universitaire. Qu’on nous permette de citer ici un des articles de notre site6 consacré à la francophonie :

« La langue de Pascal, de Descartes et de Poincaré, qui fut aussi, outre le latin, celle de Leibniz, n'est plus jugée digne, même en France, de rendre compte des travaux scientifiques.

Les mots, à commencer par ceux des sciences, suivent les armes…et l'Amérique anglo-saxonne a gagné les trois grandes guerres du XXe siècle (deux chaudes et une froide). Nous le savons, mais est-ce une fatalité? Plusieurs siècles après la conquête de la Grèce par Rome, le célèbre médecin Galien écrivait en grec. Et la France n'a pas été conquise par l'Amérique comme la Grèce le fut par Rome, du moins pas de façon aussi manifeste. Vaincu et humilié, le Japon n'a pas capitulé sur le plan scientifique. Du moins ne s'est-il pas empressé d'offrir à son nouveau maître les résultats de ses recherches en exclusivité et dans sa langue, assumant donc le coût de la traduction. C'est ce que font les savants européens, y compris les savants de langue française, qu'ils soient Belges, Français ou Suisses. Les savants québécois font de même.

«''Au Japon, écrivait Charles Durand en 1997, on peut constater que les chercheurs japonais, qui reçoivent des deniers publics, sont souvent dans l'obligation contractuelle, lorsqu'ils veulent et qu'ils peuvent légalement publier leurs travaux, de les communiquer en priorité à des journaux et revues scientifiques publiés au Japon, en japonais.'' La science, la technologie et l'économie japonaises en ont-elles souffert à ce point? Les Nippons en cela font preuve depuis des siècles du même sens aigu de leurs intérêts: ils tirent le maximum des travaux de recherche publiés en d'autres langues, mais pour accéder à leur science, il faut franchir la barrière de leur langue, ce que peu d'étrangers sont en mesure de faire en ce moment.»7

L’Empire, encore ici, n’en demande pas tant. Voici ce qu’a confié un jour à Charles Durand un chercheur américain très souvent sollicité par les éditeurs de son pays, pour donner son opinion sur des articles venus de France ou de Belgique dans un anglais souvent approximatif : «Au moins 90 % des articles que nous recevons ne valent rien. 2 % sont originaux et méritent d'être publiés. 5 % de ces articles sont des développements de travaux antérieurs que nous devons publier également. Enfin, moins de 1 % de ces articles donnent des idées sur des nouvelles directions de recherche pouvant quelquefois conduire à des applications commerciales. Nous les recevons en première exclusivité, antérieurement à toute publication. Ils nous arrivent sur un plateau d'argent, écrits dans notre langue, sans que nous demandions quoi que ce soit à quiconque. Comment voulez-vous que nous nous empêchions d'en exploiter les meilleures idées ? Même avec les meilleures intentions du monde, nous ne pouvons nous empêcher d'être influencés, de changer nos objectifs de recherche, et d'utiliser les idées les plus prometteuses à notre profit.»8

Reprise de l’effort commun

Que penserait de tout cela ce Charles de Gaulle dont se réclament les deux principaux partis politiques français? Il exigerait d’eux qu’ils inscrivent dans leur programme des mesures énergiques permettant de relancer l’effort commun auquel il s’est lui-même
engagé en 1961, au moment où l’Association des universités de langue française a été créée.

Nous sommes heureux à L’Agora de participer à cet effort commun en publiant un site bilingue dans un domaine hautement spécialisé, celui de la pharmacovigilance. Ce site, l’« Alter dictionnaire médico-pharmaceutique »9 contient des milliers d’expressions et de mots anglais traduits bénévolement en français par un professeur de médecine à la retraite, le docteur Pierre Biron. C’est cet homme qui indique la voie à suivre à tous ces informateurs des Américains qui se croient d’autant plus savants qu’ils cèdent davantage à la fatale domination de la langue anglaise.

Notes

1 http://www.charles-de-gaulle.org/pages/l-homme/accueil/discours/discours-au-monde-1958-1969/toast-adresse-a-m.-j.-lesage-premier-ministre-du-quebec-5-octobre-1961.php
2 Constellation, roman d'Adrien Bosc, a reçu le Grand prix de l'Académie française en 2014. La page 133 commence ainsi: « Au Québec. crash se dit écrasement d’avion.» Une découverte pour le jeune auteur?
3 https://www.youtube.com/watch?v=seKCP2mPXEA
4 http://www.scenario-buzz.com/2014/08/18/les-10-regles-decriture-de-friedrich-nietzsche/
55 Dans ce petit livre où la réflexion se mêle au rire, j'ai essayé d'écrire comme aurait pu le faire un Français. La tentation était grande de situer l'histoire dans un pays imaginaire et d'éviter ainsi le reproche de blesser le sentiment national. Puis il m'a paru que ce serait là non seulement un geste de couardise mais une insulte à la France. En vivant et en travaillant en France, j'ai pu me convaincre que, de tous les peuples du monde, seuls les Français savent se moquer d'eux-mêmes aussi bien que des autres. Cette faculté ne s'acquiert que grâce à une culture, un bon sens et un humour qui manquent singulièrement à certaines nations. Aussi mon petit livre ne vise-t-il pas seulement la France. Ses flèches partent gaiement dans toutes les directions.
Un grand Français des plus sagaces que j'ai consulté m'a dit : « Il se peut qu'un petit nombre, en France, attaquent ce livre, qui y applaudiraient si vous étiez Français.
Mais, ajouta-t-il, vous devez vous rappeler que vous avez en France beaucoup d'amis. »
J'espère qu'il ne se trompe pas et j'espère aussi de tout mon coeur garder mes amis, car j'aime profondément l'esprit critique des Français, cette pointe de diamant, et leur sens inné de la satire. Je voudrais qu'il y en ait un peu plus dans le monde. JOHN STEINBECK, à propos de son roman Le règne éphémère de Pépin IV, Éditions Phébus, Paris 1996.
6 http://agora-2.org/francophonie.nsf/
7 Charles Durand, La langue française, atout ou obstacle, P.U. Toulouse 1, 1997.
8 http://agora-2.org/francophonie.nsf/Dossiers/Science
9 http://alterdictionnaire.homovivens.org/

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