La gratuité sur Internet, de Google à l'Agora

Jacques Dufresne

La gratuité. Celle des éditeurs milliardaires de catalogues, tel Google ou de bottins, tel Facebook et celle des créateurs mendiants de contenu, tel l’Agora. Ces petits ont tout de même une raison d’être : offrir une vision du monde, des critères pour étager le savoir étalé sur les sites mondiaux et neutres.

S’il y a une leçon à tirer des grands événements récents sur la scène économique mondiale, c’est bien le fait que les fabuleuses richesses de Google et de Facebook sont acquises au moyen de dons, prenant la forme de l’accès gratuit à la connaissance dans un cas, à ses connaissances dans l’autre cas.

Le fondateur du magazine Wired, Chris Anderson a fait une brillante analyse de ce phénomène en 2008 dans un livre intitulé Free, où il rappelle la différence entre donner un manche de rasoir, comme l’a fait monsieur Gillette, pour vendre ensuite les lames à son propriétaire et faire des dons en ligne, offrir des services gratuitement en présumant que le destinataire acceptera de devenir une cible rentable pour la publicité personnalisée. Dans d’autres cas, ce procédé est fréquent chez les fournisseurs de services en ligne; on fixe les prix à la baisse en misant sur l’espoir, rarement déçu, que le client acceptera de payer de son temps par une longue attente au téléphone. Le plus important des coûts occultés, et le plus lourd de conséquences, c’est toutefois le fait que des robots se substituent de plus en plus fréquemment aux humains comme interlocuteurs. Saurons-nous jamais le coût affectif de ce mode de paiement?

Chacun des cas que je viens d’évoquer mériterait une réflexion approfondie. Je me limiterai à l’accès gratuit à la bibliothèque universelle, laquelle est aussi une cinémathèque et un musée également universels. Chose fabuleuse, faut-il le répéter. Un tel don à lui seul suscite à l’endroit du donateur un sentiment d’appartenance plus fort peut-être que celui qu’on devrait normalement avoir pour son État-nation, comme on a pu le constater récemment au Canada dans l’affaire Netflix, géant du cinéma numérique, qui fut dispensé de taxes par la ministre du patrimoine canadien, Mélanie Joly. Dans un cas, des films à volonté grâce à un abonnement d’un coût symbolique, de l’autre des taxes de plus en plus élevées. Sur You Tube, les vidéos et les films sont gratuits.

Cette gratuité, comme celle qu’offre Google propriétaire de You Tube, et son allié Wikipedia n’est toutefois possible que si l’audience est elle aussi universelle, ce qui suppose des contenus neutres ou présentés comme tels, ce qui suppose également une interactivité d’égal à égal ou perçue comme telle. Point de visions du monde hiérarchisée et cohérente, point de maîtres.

Au début de la décennie 1970, alors que je mettais en chantier un numéro de la revue Critère sur le crime, le recours aux ordinateurs pour des recherches en sciences humaines, devenait possible au Québec. Sûr de pouvoir accéder rapidement aux connaissances essentielles dans ce domaine, j’ai demandé au service d’informatique de mon établissement d’établir pour moi une bibliographie exhaustive sur le thème. On m’a remis une pile de plus d’un mètre de papier troué sur les bords. Avec une bonne équipe autour de moi, j’en aurais eu pour vingt ans à mettre de l’ordre dans ce savoir, à le hiérarchiser. Je ne partais pourtant pas de zéro. Des amis m’ont heureusement tendu une main secourable m’incitant à rencontrer un maître à penser en a matière, un homme en outre d’une culture générale intarissable, le psychiatre Henri F. Ellenberger de l’Université de Montréal. Je suis sorti de son bureau après une heure de conversation avec en main un plan détaillé de mon numéro, lequel eu un succès international. A partir de ce plan, grâce donc à la culture d’un savant doublé d’un grand érudit, je pouvais enfin faire bon usage des données chaotiques de l’ordinateur. J’ai suivi cette méthode dans tous mes travaux par la suite : aller au sommet pour introduire de l’ordre parmi les objets étalés au pied de la montagne.

Pour les jeunes et pour tous ceux qui comme eux en sont encore à l’état du balbutiement intellectuel, la plongée naïve et prématurée dans le chaos d’internet est un grand risque.  Ils ont toutes les chances de s’imprégner de ce chaos, plutôt que d’y introduire une forme, un ordre. N’est-ce pas là le prix exorbitant à payer pour des services gratuits, un prix consistant à hypothéquer les fondements mêmes de la civilisation. La fureur moralisatrice émanant en ce moment des médias sociaux et de connaissances mal intégrées à une vision du monde est une illustration de ce prix.

Il faut compléter l’étalement du savoir par l’étagement du même savoir. C’est dans cette perspective que s’inscrit un projet encyclopédique de l’Agora. Le jugement de valeur est au cœur de nos préoccupations. « Accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient, les composer verticalement. » (SimoneWeil) Tel est notre principe directeur.

Nous sommes un groupe d’amis ayant en commun admiration et reconnaissance pour les grandes traditions, celle de l’Occident d’abord de même que pour la science moderne. Nous ne prétendons pas inventer une nouvelle vision du monde, encore moins un nouveau système philosophique, notre souci est de mettre à jour, à partir des sources grecques et chrétiennes, la culture générale qui nous a formés. Notre encyclopédie a ses limites qui sont les nôtres. On répète sur toutes les tribunes, que la culture générale est désormais impossible en raison du progrès de plus en plus rapide de sciences de plus en plus spécialisée. On omet toutefois d’ajouter qu’une telle culture est d’autant plus nécessaire que le savoir est plus éclaté. Nous avons tenté cette aventure impossible, forts de la conviction qu’il existe dans bien des sciences des connaissances, celle par exemple du transistor en informatique ou de la protéine en biologie qui permettent d’entrevoir les développements ultérieurs; en gardant toujours à l’esprit que l’ensemble des connaissances assemblées doit demeurer à la portée d’une même personne.

Nous sommes bien conscients du fait que plusieurs des hyperliens que nous proposons depuis vingt ans sont périmés et que nous pourrions accroître la cohérence de nos définitions des termes essentiels. Nos moyens sont limités et il était fatal qu’ils le soient compte tenu des nombreux choix personnels nécessaire à la construction de notre édifice. Nous progressons depuis 2004 sans subventions ni revenus publicitaires. Compte tenu de la diversité des opinions dans le réseau des collèges et des universités, un projet national justifiant le plein soutien de l’État aurait fini par ressembler à Wikipedia et c’est sans doute la raison pour laquelle tant de nos collègues ont participé à ce grand projet mondial.

Grand projet correspondant à la mondialisation irresponsable. La mondialisation responsable que la planète et notre humanité elle-même exigent de nous deviendra possible grâce à la gratuité sans retours de petits groupes comme l’équipe de l’Agora, mus par l’espoir qu’une convergence s’établira avec d’autres groupes semblables dans le monde.

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