La fumisterie à l’âge du Big Data

Andrée Mathieu

Il y a d’abord eu les politiciens, puis les médias, et avec ce qui se passe présentement aux États-Unis, il y aura sans doute les tribunaux… Mais les prochaines victimes de la perte de confiance d’une partie de la population pourraient bien être les scientifiques, bien que ce soit déjà le cas dans certains dossiers, comme celui des changements climatiques.

Jusqu’ici, peu de scientifiques ont été impliqués dans des scandales financiers. Le public en est conscient, ce qui explique qu’ils sont beaucoup mieux cotés que les politiciens et les journalistes. Mais selon Ugo Bardi[1], professeur de chimie physique à l’Université de Florence en Italie, le problème n’est pas lié aux individus ou à certaines disciplines en particulier, mais à la science en général. Dans son livre Big Gods (Princeton, 2013) le professeur de psychologie sociale de l’Université de Colombie britannique, Ara Norenzayan, soutient que les gens ont un détecteur de mensonge intégré, une sorte d’algorithme heuristique qui évalue la justesse d’un propos sur la base de la cohérence. Non seulement le message doit-il être cohérent, mais le comportement du messager doit aussi être conséquent.

Les fausses promesses et l’incohérence du message

Malheureusement, la science présente actuellement deux visages. D’un côté, il y a ceux qu’on perçoit comme des prophètes de malheur parce qu’ils explorent les limites imposées par la nature et qu’ils invitent à faire des sacrifices pour éviter les crises qui nous menacent. De l’autre côté, il y a ce que Bardi appelle les scientifiques « du Père Noël » qui promettent des lendemains ensoleillés. Le message de ces derniers n’est pas nouveau, il a commencé dans les années 1950. Il consiste à dire « donnez-nous de l’argent et nous inventerons un truc magique pour résoudre les problèmes ». Mais ce message sonne de plus en plus creux parce que le public est en mesure de constater que les promesses de ces scientifiques sont encore loin de leur matérialisation (pensons à la fusion nucléaire ou à l’économie hydrogène annoncée par Jeremy Rifkin en 2002), tandis que d’autres ont empiré les choses (ex : la fracturation hydraulique ou la résistance aux antibiotiques). Pourtant, certains scientifiques n’hésitent pas à faire encore ce genre de promesses, claironnées par les médias, en partie pour gonfler leurs budgets de recherche.

L’un des cas les plus récents est celui de l’hydrogène métallique. L’hydrogène est à la fois l'élément le plus simple et le plus abondant dans l’univers. Dans les conditions normales de température et de pression, on le retrouve sous forme gazeuse, H2. Mais, en 1935, des physiciens ont prédit l’existence de l’hydrogène métallique. Selon eux, si on soumet les molécules d’hydrogène à des pressions extrêmes, on peut les amener à se dissocier pour former de l'hydrogène atomique présentant les propriétés d’un métal. C’est ce qu’une équipe de chercheurs de l’université de Harvard a prétendu avoir réalisé. Ils auraient produit de l’hydrogène métallique en laboratoire « en faisant peser sur un minuscule échantillon d'hydrogène, une pression de quelque 495 gigapascals, pression supérieure à celle régnant au centre de la Terre, qui avoisine les 350 gigapascals »[2], à l'aide d'un dispositif inventé à la fin des années 1950 qu’on appelle une « presse à enclumes de diamant ». Cet hydrogène métallique serait « métastable », c’est-à-dire que lorsque les conditions extrêmes de pression nécessaires à sa formation sont supprimées, il demeure dans son état d’hydrogène métallique. On aurait donc là un supraconducteur à température ambiante, une sorte de « graal de la physique des hautes pressions » comme l’a qualifié le directeur de l’équipe de recherche.

Dans une envolée lyrique peu commune, le quotidien britannique The Independent[3] a d’abord qualifié les travaux des chercheurs de Harvard de « stupéfiante alchimie des temps modernes ». Puis, il a enchaîné avec un tas de promesses : « l’hydrogène métallique pourrait théoriquement révolutionner la technologie en permettant la création d’ordinateurs hyper-rapides, de trains à haute vitesse en lévitation, de véhicules ultra efficaces et il pourrait améliorer dramatiquement presque tout ce qui regarde l’électricité. Il pourrait aussi permettre à l’humanité d’explorer l’espace comme jamais ». The Independent a tôt fait de remplacer cet article par un texte plus sobre, avant d’avouer que c’était une erreur (Physicists might have made a mistake in claiming to have turned hydrogen into a metal, experts say).

Ugo Bardi[4] rappelle que tout scientifique devrait toujours garder la liste de vérification suivante à l’esprit :

1.Vos expériences doivent être reproductibles.

 

2.Il faut toujours pouvoir prouver que vos résultats ne sont pas un artéfact de votre dispositif expérimental (expérience à blanc, i. e. sans présence de l’échantillon).;

 

3. Vous ne devez jamais dire ou promettre quelque chose en absence de preuves.

Mais aussi fondamentale que cette liste puisse paraître, il est incroyable de constater que l’équipe de recherche de Harvard a échoué sur les trois points ! Ils n’ont pas répété leur expérience, ils n’ont pas fait d’expérience à blanc et ils ont permis aux médias de publier des promesses fantaisistes sur ce que leurs résultats pourraient signifier. Malheureusement, plusieurs scientifiques continuent à faire de telles promesses et une grande partie de la population veut y croire ou même les réclame.

S’il y a un domaine où la science moderne a fait des avancées majeures dans la compréhension du fonctionnement de notre planète et de ses écosystèmes, c’est bien dans l’étude du climat. Pourtant, s’il y a des résultats contestés, ce sont bien ceux qui concernent les changements climatiques.  Selon Dan Kahan[5], professeur de droit et de psychologie à l’École de droit de Yale, généralement les gens ne s’intéressent pas tant aux faits et aux données qu’à la cohérence du message dans leur environnement social. La proportion des Américains qui mettent en doute le message des scientifiques à propos du climat et qui ne croient pas que les changements climatiques constituent une menace sérieuse oscille entre 50% et 60%. Il y a une guerre de tranchée dans les communications sur le climat.

Le journaliste britannique David Rose s’est rendu célèbre en 2012 par la publication, dans le Daily Mail, d’un article portant sur une présumée « pause » dans le réchauffement du climat. Ce hiatus est encore largement connu et évoqué comme « preuve » que les changements climatiques n’existent pas ou, du moins, que les modèles ne fonctionnent pas. Bien sûr, cette pause n’a jamais été autre chose qu’une oscillation parfaitement normale, accentuée par le choix de l’intervalle de températures considéré. Mais les récents accroissements de température ont brisé tous les records. Le concept de hiatus climatique aurait donc dû être mort et enterré, mais David Rose est revenu avec un article accusant les scientifiques d’avoir manipulé les données pour faire disparaître la pause. Ugo Bardi cite ce cas comme un modèle d’incohérence. D’abord le journaliste s’appuie sur une collecte de données de températures pour prouver l’existence d’une pause, puis il affirme qu’on ne peut pas faire confiance à cette même collecte de données lorsqu’elle montre que la pause n’est qu’une fluctuation normale.   

L’incohérence des messagers

Le coeur du problème se situe donc dans les fausses promesses et l’incohérence, et nous avons vu que les gens accordent de la crédibilité à une information scientifique non seulement en fonction de son contenu, mais aussi en fonction du porteur du message.

À peu d’endroits peut-on retrouver une aussi forte concentration de promesses farfelues et d’incohérence dans le message que chez les as de la technologie de Silicon Valley. C’est aussi l’avis de Raphaële Karayan de L’Express : « La science actuelle est entre les mains de ceux qui ont l'argent. Les milliardaires de la Silicon Valley se sont emparés de l'innovation au sens large, et après avoir accumulé les millions grâce aux avancées technologiques, ils se lancent dans les sciences de la vie et de la terre. Ceux qui ont pris l'habitude que rien ne leur résiste nourrissent des ambitions sans limite. Dans le berceau des utopies des années 70, ils font fi du désenchantement postmoderne et se veulent les chantres des lendemains qui chantent. Grâce à l'informatique, forcément. Voici leurs projets, tout en modestie. »[6] Mark Zuckerberg (Facebook) se propose d’éradiquer les maladies d’ici la fin du siècle, Elon Musk (Tesla) veut coloniser Mars pour échapper à l’apocalypse, Peter Thiel (PayPal) voit la mort comme un problème à résoudre et rêve de villes flottantes pour développer «des communautés permanentes et autonomes dans l’océan pour permettre d’expérimenter divers systèmes sociaux, politiques et légaux innovants»[7] (libertariens), Larry Page et Eric Schmidt (Google) rêvent d’exploiter les ressources minières des astéroïdes, Bill Gates (Microsoft) espère vaincre le cancer d’ici dix ans, Ray Kurzweil (Google), le pape du transhumanisme, veut nous rendre « immortels », notamment en téléchargeant notre cerveau dans un robot, et on pourrait ajouter Richard Branson qui veut nous envoyer dans l’espace avec Virgin Galactic, les Russes qui se proposaient de mettre un hôtel spatial en orbite en 2016 ou l’Atlantide 2.0 de la société japonaise Shimizu, Ocean Spiral[8], une ville de 5000 habitants au fond des mers. C’est à ces gens-là qu’on demande de trouver de nouvelles sources d’énergie pour remplacer les sources actuelles dont le taux de retour énergétique (EROI) est décroissant (il faut toujours plus d’énergie pour produire l’énergie dont on a besoin) …

Une nouvelle économique, transformée en crise politique, a fait les manchettes pendant deux semaines en Nouvelle Zélande récemment. Le journaliste d’enquêtes Matt Nippert a révélé que le milliardaire libertarien Peter Thiel a acquis la citoyenneté néo-zélandaise sans avoir habité le pays. Normalement, il faut y résider 70% du temps pour obtenir ce privilège mais Thiel, lui, n’a même pas eu à se déplacer pour y prêter serment, la cérémonie a eu lieu en Californie ! « America First » dit-on dans le camp du président Trump, que Thiel a appuyé durant la campagne… Il possède tout de même un domaine de plus de $10 millions dans la magnifique région du lac Wanaka dans l’île du sud. Cet achat a attiré l’attention sur un article du New Yorker intitulé Doomsday Prep for the Super-Rich[9] dans lequel on apprend que de nombreux milliardaires de Silicon Valley se préparent à l’effondrement de la civilisation telle qu’on la connaît. Selon Reid Hoffman, co-fondateur de LinkedIn, le mouvement des preppers est largement motivé par la peur que l’intelligence artificielle va bientôt abolir tellement d’emplois qu’il risque d’y avoir une révolte contre ceux qui en auront été les promoteurs. « Est-ce que le pays va se retourner contre les riches ? Va-t-il se retourner contre l’innovation technologique ? Basculera-t-il dans le désordre civil ? »[10] a demandé Hoffman au journaliste Evan Osnos du New Yorker.

Peut-on trouver pire incohérence entre le message et le comportement que celle de ces milliardaires de Silicon Valley qui s’achètent à grand prix des refuges pour se mettre à l’abri de l’effondrement tout en promettant de « sauver l’humanité » ?

En janvier 2016, Kevin Maney de Newsweek Europe écrivait « Je n’ai presque jamais entendu les leaders de l’industrie de la haute technologie se préoccuper de la société dans son ensemble quand ils passent le bulldozer avec leurs innovations de rupture. Il n’y a rien dans le credo de Google ou d’Amazon qui les engage à créer autant d’emplois qu’ils en détruisent, comme le ferait une entreprise forestière en replantant autant d’arbres qu’elle en a récolté. Uber veut opérer des flottes d’autos et de camions sans conducteurs, ce qui pourra perturber la vie de millions de travailleurs. Je n’ai rien entendu à propos d’un programme qui viendrait en aide à ces travailleurs. Les compagnies de haute technologie ont tendance à diriger leurs affaires et à considérer que la société va s’occuper des siennes. Et si la société ne peut pas faire face aux pertes d’emplois, adoptons un revenu minimum garanti et payons les gens pour qu’ils ne se plaignent pas de ne pas trouver de travail »[11]. L’industrie de la haute technologie devrait peut-être reconnaître le rôle qu’elle a joué dans l’élection de Donald Trump…

Calling Bullshit

« Le monde se noie dans la fumisterie. Les politiciens ne se sentent plus contraints par les faits. La science évolue par communiqué de presse. L’éducation supérieure valorise la fumisterie plutôt que l’esprit critique. La culture des startups élève la fumisterie au rang de grand art. Les publicitaires nous font un clin d’œil complice et mettant à profit notre garde abaissée nous invitent à les suivre sur la piste des foutaises dont ils nous bombardent au second degré. La majorité des activités administratives, qu’elles soient dans l’entreprise privée ou dans la sphère publique, ne semblent pas offrir beaucoup plus qu’un exercice sophistiqué de recomposition de foutaises. Ça nous rend malades. Il est temps de faire quelque chose et, comme éducateurs, une chose constructive que nous savons faire c’est d’enseigner »[12]. C’est ainsi que Carl T. Bergstrom, professeur en biologie de l’évolution, et Jevin West, professeur en théorie de l’information, tous deux enseignants à l’Université de Washington à Seattle, décrivent le cours intitulé Calling Bullshit  qu’ils ont mis en ligne et qui connaît un succès planétaire. Pour eux, un langage, des statistiques, des données, des graphiques et autres formes de communications qui tentent de persuader en impressionnant ou en intimidant le lecteur ou l’auditeur sont des bullshit, (des fumisteries) qui témoignent d’un mépris évident pour la vérité et la cohérence. Le but du cours est d’enseigner la pensée critique à l’égard des données et des modèles qui servent de preuves dans les sciences naturelles et sociales. Les deux professeurs ont attiré l’attention des médias internationaux et des maisons d’édition avant même le début du cours. Vivement le retour de la pensée critique !  

 



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