La crise spirituelle du Québec
Paul-Émile Roy, La crise spirituelle
Bellarmin, Montréal, 2012
« Ce qui me semble évident c'est que ce que le Québec vit, depuis le milieu du vingtième siècle, ce n'est pas une révolution, mais une « implosion» [1]
« Ce qui est en train de disparaître du monde occidental, c'est l'absolu. » Pierre Vadeboncoeur [2]
Comment rendre compte d'un livre, fruit de toute une vie d'observations, de réflexions nourries par une vaste culture comme en font foi les références à de nombreux auteurs? Le critique, comme le traducteur, peut être facilement et involontairement un tradittore. L'auteur n'est ni théologien, ni sociologue, ni historien, ni politologue, - il déplore la multiplication des spécialistes et des spécialités de tout crin - et pourtant sa pensée s'enracine dans toutes ces disciplines mais avec une souplesse remarquable.
Car on ne peut pas reprocher à Paul-Émile Roy la raideur du moraliste. Oui, nous dit-il, le Québec est dans une réelle crise mais il est difficile d'en saisir la nature. « Pour beaucoup, cette crise n'existe pas, car nous sommes à l'heure des libérations, nous sommes sortis de la Grande Noirceur, nous formons maintenant une société moderne ouverte à la mondialisation, aux technologies nouvelles. Une société post morale qui n'est plus étouffée par les scrupules et les conformismes de la société d'autrefois. » [3] Dans un style limpide qu'on ne se lasse pas de lire, Paul-Émile Roy fait un bilan lucide, dénué de passion et de préjugé, de cette rupture avec le passé:
Difficile de saisir la nature de cette crise. Effectivement, nous dit-il, puisqu'elle plonge ses racines dans le passé d'un peuple conquis qui, pour subsister, a dû se plier à la législature du conquérant. D'où une rapide évocation de son histoire, depuis la conquête de 1760 qui faisait de la Nouvelle -France une colonie anglaise, en passant par le serment du test en 1764 qui fermait aux Canadiens catholiques les postes dans l'administration. L'abolition de ce serment dix ans plus tard ne leur ouvrira pas plus de postes puisqu'ils seront déjà occupés. La révolte de 1837-38 (durement réprimée), aboutissement de la création en 1791 du parlement du Bas-Canada (nom donné au Québec) mais dont le gouverneur nommé par Londres « n'est pas obligé de tenir compte des décisions des députés ». Cette exclusion des Canadiens du pouvoir s'achèvera par l'introduction du Québec dans la Confédération sans qu'on les ait consultés.[4] .
Que pouvait devenir un peuple « marginalisé » ne contrôlant ni le politique, ni l'économie? Dès 1760, « ce qui allait permettre au peuple canadien de survivre malgré l'oppression et la domination du conquérant , c'est qu'il fut pris en charge par l'Église qui allait lui permettre de durer contre vents et marées. » [5] Pendant deux siècles, c'est elle qui jouera le rôle de l'État, créant les écoles, les collèges, les universités, les hôpitaux. Avec dérision, des intellectuels anglais désigneront cette ancienne société québécoise comme une « Priest ridden Society ». Or, se demande l'auteur, que serait devenue cette société exclue de son gouvernement sans l'action de l'Église? Sa lecture de la Révolution tranquille est dénuée de cette passion qui a fait de certains Québécois, enivrés par la plongée dans la modernité, des contempteurs du rôle de l'Église catholique. C'est l'Église, souligne-t-il, qui « se désiste elle-même des tâches de suppléance qu'elle avait assumées ». C'est alors qu' «un vent de liberté souffla sur le pays [...] et nos hommes politiques osaient affirmer: '' Égalité ou indépendance'' ». On connaît la suite, les vents des référendums ne l'emportèrent pas vers la liberté.
Indétermination de nos hommes politiques et profonde aliénation nationale, c'est l'analyse que Paul-Émile Roy fait de l'échec de la Révolution tranquille. « Le colonisé intériorise le regard que porte sur lui le conquérant, le dominateur, et se déprécie à ses propres yeux. » Surgirent alors ceux qu'il appelle « les prophètes de la démission... [...]qui ont occupé les médias et l'enseignement secondaire et collégial pendant des décennies avec le résultat que les Québécois sont confondus, désarmés, perplexes, ayant perdu confiance en eux-mêmes [...] » Ces prophètes instituèrent « le procès du Québec traditionnel, de l'Église, du catholicisme. On entendit Michel Tremblay proclamer que le catholicisme était responsable de toutes nos misères au Québec, Jacques Godbout déclarer que les évêques avaient ''décervelé'' les Québécois, [...]. ». [6]
D'autres intellectuels, les Gérard Pelletier, Pierre Elliot Trudeau, etc. prirent la défense du catholicisme dans la foulée du personnalisme français. « Ce que je reprocherais à ce qu'on appelle le personnalisme québécois, poursuit l'auteur, c'est de n'avoir pas compris que le destin spirituel du Québec était et est encore indissociable de son affirmation nationale. » [7]
D'où la nécessité pour le peuple québécois de retrouver son identité et les droits qui s'y rattachent. « Nous sommes de culture canadienne, française, catholique. Quand je dis catholique ici, je ne parle pas de foi, mais de culture. » Nous voici, lecteurs, au cœur du jugement que l'auteur porte sur la nécessité de cette culture, socle de l'identité d'un peuple. « Tout peuple a un fonds culturel, religieux, dans lequel s'enracinent la vie quotidienne, les traditions, les mœurs. Que serait l'Inde sans l'hindouisme, les Amérindiens sans leurs traditions, leurs mythes? Que seraient les mondes grecs et romains sans leur mythologie? » [8]
Et Paul-Émile Roy de citer Jacques Beauchemin qui soutient que le nationalisme des années soixante fut fondé non pas « sur l'idée d'un legs mais sur celle d'une rupture». »[9] Rupture d'avec son histoire dans laquelle se forge l'identité d'un peuple. Refus de soi reporté sur le passé. « Le Québec est habité par une ''mauvaise conscience qui s'exprime dans un refus de soi ''». [10]
Cette analyse psychanalytique a été faite et refaite jusqu'à plus soif. Telle que la retransmet l'auteur, elle a le mérite d'être difficile à contester. Faut-il donc désespérer du Québec? Les Québécois ont rompu l'alliance avec leur passé lorsqu'ils sont entrés dans la modernité. Une rupture qui a rejailli sur l'ensemble de leur culture religieuse. S'il est vrai que voir clair c'est voir noir, comme disait Hugo, le portrait que dessine Paul-Émile Roy de ses contemporains a peu de nuances de gris: nivellement des personnes par la toute puissance de la technique, de la publicité et le consumérisme outrancier qui en résulte; « Notre monde ne s'intéresse pas à la pensée, mais à la gestion, à la consommation , au spectacle. [...]Il est panthéiste d'une nouvelle façon. [...]Une espèce de panthéisme vague qui n'est au fond qu'un ersatz de religion. Une religion , si l'on peut employer ce mot , qui est la négation même du spirituel. »
[11] Autre jugement noir: sur la parcellisation du savoir qu'entraîne la spécialisation à outrance; le citoyen « s'en remet aux spécialistes de l'information comme il s'en remet à tous les spécialistes qui s'occupent des différents secteurs de son activité. »Perte de son autonomie, perte de son identité personnelle, perte de sa liberté. « Dans ce contexte, même la spiritualité devient une spécialisation , alors qu'elle devrait envelopper tout l'agir humain. » [12]
Autre cause de la crise spirituelle, la perte de la transmission des valeurs. L'auteur évoque dans la société traditionnelle l'importance de la transmission des biens culturels et spirituels dans le temps. « La transmission qui s'effectuait au sein de la famille est remplacée par la communication horizontale. […] Dans la société technologique, la réalité,c'est l'innovation. » [13]. Or, pas de transmission sans la dimension historique, laquelle est indissociable de la culture religieuse d'un peuple. Cette culture pouvait être amoindrie par un conformisme religieux mais on peut se demander si « la légèreté avec laquelle certains intellectuels modernes traitent la question de Dieu » ne relève pas d'une autre forme de conformisme que l'auteur qualifie de « têtu ». Et de dénoncer dans les attaques de certains intellectuels contre l'Église une « mentalité inquisitoriale. » Qui poursuit, suit, disait Nietzsche, qu'on ne peut suspecter de complaisance à l'égard de la religion! Paul-Émile Roy souligne longuement les actions bénéfiques de l'Église dont celle, entre autres, du pape Jean-Paul II dans l'effondrement du régime communiste dans l'Europe de l'Est.
Et il pose la question essentielle, à savoir si on peut impunément détruire l'appel vers la transcendance, citant à ce sujet Cicéron: [14] « Je ne sais si anéantir la piété envers les dieux, ce ne serait pas aussi anéantir la bonne foi, la société du genre humain, et la plus excellente des vertus, la justice. » Certes, commente l'auteur, l'Église n'est pas parfaite. Il faut admettre que malgré ses faiblesses, ses défauts, elle porte un message sur la vie, sur l'homme, sur l'univers qui a formé la conscience de l'homme occidental. »[15] « Le Québécois qui rejette le catholicisme n'a plus d'identité, il n'a plus d'armature. [...] je ne parle pas de la foi, je parle de la culture, de la dimension mythique. » Et il cite à ce sujet Jean-Paul Audet: « un mythe qui se défait représente une obscure tragédie comparable à celle d'un grand amour qui s'étiole. [...]c'est un sens global de la vie qui, à la lettre, se décompose.[16] À tort ou à raison, il établit un lien entre l'aliénation nationale des Québécois (le fait qu'ils aient été incapables d'accéder à l'indépendance) et le rejet de leurs traditions religieuses.
Un autre aspect de la crise spirituelle actuelle c'est la banalisation des différences. « On s'accommode de tout au nom de la modernité, de la tolérance, de la bonne entente. » Indifférenciation, l'une des caractéristiques de l'époque, soutenait Pierre Vadeboncoeur. L'auteur cite le point de vue de Louise Mailloux sur l'influence exercée par Levi Strauss dans la diffusion de cette indifférenciation « Avec Levi-Strauss, nous avons perdu le droit d'être scandalisé, révolté, outré parce que toute différence culturelle impose sa norme et sa tyrannie au nom du respect et de la démocratie alors que tout référent fondateur est perçu comme une violence, comme du racisme ou de la xénophobie. » [17]
L'auteur revient souvent sur cette «anémie spirituelle, cette légèreté avec laquelle la société actuelle traite des graves problèmes de l'avortement, de l'euthanasie, de la sexualité en général, de la justice [...] de l'institution plusieurs fois millénaire du mariage et de la famille » [18] [...]. « On traite l'humain comme s'il était un robot ou un simple animal. »[19]. « Notre connaissance de l'univers est autant de l'ordre de l'art que de la science. C'est ce que tentent de dire les les poètes et les écrivains inspirés. Le Big Bang ne rend pas compte de la complexité du réel. » [20]
On retrouve cette même légèreté dans la façon dont certains intellectuels traitent l'Église. « Le monde actuel, même beaucoup de croyants, entretient avec l'Église une relation difficile. On lui pardonne difficilement ses imperfections et ses défaillances. » [21] Lorsqu'elle est objet de scandale « car elle ne sera jamais à la hauteur de ce qu'elle annonce », elle devient une proie sur laquelle on s'acharne selon un procédé qu'Auerbach appelle « la technique du projecteur: il consiste à mettre en valeur un petit fragment d'un vaste ensemble et à laisser dans l'ombre tout ce qui serait susceptible de l'expliquer, [...]si bien qu'on dit apparemment la vérité, car les choses qu'on affirme sont indéniables, alors qu'on fausse tout , car la vérité requiert toute la vérité et le rapport exact de ses parties. » [22]
« Bien des gens sont réfractaires à l'Église sans trop savoir de quoi ils parlent, par préjugé, par fanatisme. » [23]Que serait le monde sans les œuvres de charité de l'Église? Le projecteur jette une lumière vive sur le scandale des prêtres pédophiles mais non, par exemple, sur les œuvres accomplies par l'Église du Québec en Haïti depuis un siècle, et encore moins sur le martyre dans le monde des 170 000 chrétiens qui perdent la vie chaque année en raison de leur foi. Ou sur les persécutions que subissent 200 millions de personnes (statistiques de Zénit, 28 janvier 2010). [24]
Auerbach est plus près de la réalité de l'Église lorsqu'il parle d'une '' liaison verticale montant de tout ce qui arrive sur terre pour converger en Dieu'', une liaison très significative qui transforme la vie humaine et l'histoire, [...] l'esprit chrétien, la spiritualité chrétienne ont imprégné profondément la culture occidentale. » En sont la preuve de grandes œuvres littéraires et artistiques mais on peut aussi « considérer l'histoire des vingt derniers siècles et montrer comment le christianisme a insufflé une spiritualité à la civilisation, a contribué à changer les mentalités et la culture. » [25] [...] Ce n'est pas pour rien que la démocratie est née en Occident, que c'est en Occident que s'est effectuée l'évolution du statut de la femme. » [26]
Dans son chapitre sur la question de la culture et de la spiritualité actuelles, l'auteur se demande, nous demande: « Où s'en va la modernité? Entrons-nous dans une histoire inédite , en parfaite rupture avec ce qui nous a précédés? [...]Je pose donc la question fondamentale qui est au cœur de la culture actuelle, de la civilisation actuelle, de la [27] spiritualité actuelle '' Oui ou non, Dieu s'est-il révélé à Moïse, aux prophètes et s'est-il manifesté en son fils Jésus-Christ? '' C'est sur la réponse affirmative à cette question que s'est construit l'Occident.'' » [28]Et le cosmos qui se révèle à nous est aussi en relation avec Dieu: « […] je dis que le monde tel qu'il se présente à nous, les fleurs, les animaux, les astres sont habités par une intelligence active. » [29]. C'était aussi le point de vue de Jean Rostand: « L'harmonie du monde me prouve d'une façon quasi certaine une intelligence ordonnatrice mais rien ne me prouve que cette intelligence est amour.. » À quoi l'auteur répond: « C'est la Révélation qui nous apprend que Dieu est amour. ». [30]
Tout ce chapitre, comme tout le livre, mérite une lecture attentive. Je me contenterai en conclusion d'extraire du livre de Paul-Émile Roy cette pensée de saint Augustin qui abolit par sa profondeur tous les préjugés: « Que les voix humaines se taisent, que les réflexions humaines s'apaisent; qu'elles n'envisagent pas les choses incompréhensibles pour les comprendre mais pour participer à leur mystère. » . Deux mille ans plus tard, Gabriel Marcel résumait de façon saisissante cette pensée par la distinction qu'il faisait entre le problème, relevant de l'objectivation et le mystère, révélé par la contemplation. Voir clair c'est voir noir, ai-je dit au début de ce compte-rendu. C'est sur une tremblante couleur d'espoir que l'auteur conclut son livre: « Viendra un jour où l'homme de notre ère s'apercevra qu'il a une âme et sera de nouveau disponible à une nouvelle évangélisation. » [31]
[1] Paul-Émile Roy, La crise spirituel du Québec, Bellarmin, Montréal 2012, p.107
[2] Ibid. p.71
[3] Ibid. p.11
[4] Ibid. p.39
[5] Iibid. p.39
[6] Ibid. p.45-46
[7] Ibid. p. 49
[8] Ibid. p.50
[9] Ibid. p. 55
[10] Jacques Beauchemin , « Dire Nous au Québec », Bulletin d'histoire politique, vol 11 no 2, hiver 2003, p. 154, 155.
[11] La crise spirituelle du Québec . p.65-66
[12] Ibid. p.67-6. P.74-75
[13] Ibid,
[14] Ibid. p.82
[15] Ibid. p.85
[16] Ibid. p.87
[17] Ibid. p.91
[18] Ibid. p.99
[19] Ibid. p.95
[20] [20][20] Ibid. p.101
[21] Ibid. p.109
[22] Ibid. p.84
[23] Ibid. p.111
[24] Ibid. p.191
[25] Ibid. p. 118-119
[26] Ibid.p.122
[27] [27]
[28] Ibid.125-127
[29] [29] Ibid. p.130
[30] Ibid. p.131-132
[31] Ibid. p.173