La bombe à retardement des incels

Stéphane Stapinsky

Nous connaissons tous des incels (de involuntary celibate, célibat involontaire en français.), des hommes qui souffrent de ne pas être en couple ou d’être incapable d’avoir un partenaire sexuel. Ils ont parfois le réflexe d’aller boire leur malheur ou d’aller “aux danseuses”, comme on dit, pour oublier… Certains, voulant sortir du cercle vicieux de la solitude, cherchent heureusement conseil auprès d’un psy.

D’autres, par contre, emmagasinent leurs frustrations et finissent par développer une haine viscérale pour les femmes en général. Lorsque cette réalité ne concerne qu’un individu, le problème reste confiné à l’intérieur de certaines limites. Avec internet et les médias sociaux, le phénomène prend toutefois une dimension collective. Car désormais, ces célibataires involontaires peuvent désormais entrer en relation avec leurs pairs. Et ce qui en résulte peut être explosif.

L’émission The Fifth Estate, de CBC, a traité récemment du sujet. Le constat qui en fut fait est troublant. En notre ère postmoderne, le fait d’être incel a maintenant une dimension identitaire. Sur internet, on retrouve les célibataires involontaires sur des forums en ligne, comme 4chan et Reddit, et sur des médias sociaux plus traditionnels, comme Facebook et YouTube. Au moins 60 000 personnes sont présentes sur les trois des principaux forums en ligne d’incels.

On aimerait croire que ces hommes sont en ligne pour échanger sur leurs problèmes afin de les surmonter. C’est malheureusement loin d’être le cas de tous. Un certain nombre d’incels ont tendance à se radicaliser. “Dans le pire des cas, leur misogynie se transforme en fantasmes violents. De nombreux internautes encouragent le viol et, dans certains cas, le meurtre.” Dans ce cas, on peut réellement parler d’une sous-culture violente sur internet (1).

Plusieurs tueries sont d’ailleurs reliées au phénomène. Et elles ont été particulièrement meurtrières.

Une tuerie particulièrement marquante est celle qui fut perpétrée en Californie en 2014 par Elliot Rodger. Celui-ci tua six personnes et en blessa quatorze autres avant de s’enlever la vie. “On a découvert plus tard qu’il avait laissé un manifeste de 137 pages et une vidéo dans laquelle il disait vouloir « massacrer toutes les petites salopes blondes gâtées ».” (2)

Au Canada, le massacre dont Alek Minassian fut responsable à Toronto (10 morts) peut être aussi rattaché au mouvement des incels. Le massacres de Polytechnique en est aussi un autre exemple, bien que le terme n’existât pas à l’époque.

Même s’il a retourné son ressentiment et sa haine contre des musulmans, Alexandre Bissonnette, le tueur de la mosquée de Québec était aussi un incel. Le sentiment d’être rejeté par les femmes, qu’il éprouvait cruellement, a assurément nourri la boule de violence qui grandissait en lui. 

Les analystes du phénomène sont d’avis que les autorités ont une vision incorrecte de la menace que présentent les incels. Elles les voient encore le plus souvent comme des « loups solitaires » alors qu’ils sont bel et bien devenus un phénomène collectif bien plus dangereux, où la haine des uns, qui se nourrit de celle des autres, ne fait qu’engendrer encore plus de haine et de violence.

Des spécialistes en sciences sociales notent que le phénomène a une dimension politique. Selon le sociologue Ross Haenfler, “les célibataires involontaires ont le sentiment que les droits obtenus par les femmes, les personnes de couleurs et même les membres de la communauté LGBTQ l'ont été au détriment des hommes blancs et hétérosexuels.” (3) Ces incels ne seraient donc, pour lui, qu’un groupe parmi d’autres au sein de l’extrême-droite.

C’est sans doute vrai pour une large part. Mais les qualifier tous d’extrémistes de droite me paraît toutefois discutable. Certains légitiment sans doute leur vision négative des femmes par une idéologie, mais il ne faut pas perdre de vue que, pour plusieurs d’entre eux, c’est d’abord une frustration liée à leur situation personnelle qui nourrit leur ressentiment.

Le phénomène des incels démontre bien, qu’en ce début du 21e siècle, associer un groupe de gens vivant d’énormes frustrations à une technologie de communication particulièrement efficace, peut avoir des effets terrifiants.

Notes

(1) https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1149349/celibataires-involontaires-incels-fifth-estate
(2) Ibid.
(3) Ibid.

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