La vie philosophique moderne

Daniel Desroches

Peut-on affirmer que la philosophie comme mode de vie s’est développée par-delà la fin de l’Antiquité et qu’elle a survécu à son appropriation par le christianisme? D’abord, la réponse classique à cette question consiste à affirmer que la pensée philosophique a beaucoup évolué et qu’elle est devenue un savoir théorique rigoureux qui devait rompre avec les exercices spirituels, les pratiques de vie et les arts de l’existence. En cela, la première réponse consiste à dire que la philosophie moderne n’obéit plus au schéma classique de la philosophie antique.

Cette réponse est celle de l'enseignement universitaire [1] qui présente la philosophie moderne comme une succession de systèmes théoriques abstraits, lesquels vont de Descartes à Husserl en passant par Kant et Hegel. Une telle approche universitaire suppose que la philosophie progresse, alors qu’en fait c’est le discours philosophique qui se raffine et qui devient plus technique. De ce point de vue, la philosophie comme mode de vie n’aurait pas survécu à la rupture moderne en tant que «philosophie» mais en tant que tradition à redécouvrir, car la configuration de la pensée moderne obéit à un tout autre schéma, tant théorique que pratique. Au point de vue théorique, on assiste à une mise en question de la philosophie classique à travers une critique de la scolastique décadente, tandis qu’au point de vue «pratique» la philosophie moderne développe une conception instrumentale du rapport entre la pensée et la nature, une conception inédite qui se double d’une distinction forte entre la théorie et la pratique. Un survol des approches modernes de l'éthique (déontologie, conséquentialisme, etc.) témoigne de l’absence de réflexion sur la vie éthique comme telle, c'est-à-dire sur la vie philosophie conçue comme une manière de vivre.

À certains égards, Foucault semble partager cette lecture. Au début de son cours de 1981-1982 intitulé L’herméneutique du sujet, il montre que la philosophie moderne s’était déjà, en grande partie, émancipée des exigences de la spiritualité antique, c'est-à-dire de la nécessité de d'opérer un changement sur soi-même pour obtenir la vérité. C’est ce qu’il nomme, pour faire court, le «moment cartésien»: «on peut dire qu’on est entré dans l’âge moderne […] le jour où on a admis que ce qui donne accès à la vérité, les conditions selon lesquelles le sujet peut avoir accès à la vérité, c’est la connaissance, et la connaissance seulement. Il me semble que c’est là où ce que j’ai appelé le “moment cartésien” prend sa place et son sens, sans vouloir dire du tout que c’est de Descartes qu’il s’agit ici, qu’il en a été exactement l’inventeur, qu’il a été le premier à faire cela.» [2] Il faut mentionner enfin que Foucault accepterait la thèse hadotienne à l'effet qu'il existe des prolongements modernes à la vie philosophique antique, mais il chercherait ceux-ci du coté des pratiques sociales plutôt que philosophiques [3].

Quoi qu’il en soit de cette lecture ancrée dans l’histoire des idées philosophiques, une réflexion plus approfondie cherchera plutôt à dégager les prolongements des attitudes existentielles et des pratiques antiques dans la culture moderne. C’est à cette réflexion que s’est livré l'helléniste Pierre Hadot dans quelques articles et quelques livres. Dans ce qui suit, il s’agira de donner une première idée de ces prolongements afin de guider le lecteur vers des textes qui pourront l’intéresser.

Selon Hadot, les attitudes existentielles et les exercices spirituels expérimentés par les philosophes de l’Antiquité ne disparaissent pas complètement des préoccupations des auteurs modernes. Pour s’en convaincre, il suffit de repérer les prolongements de la «tradition des exercices spirituels» par l’intermédiaire de la lecture des textes [4]. Hadot se propose, dans une perspective inspirée par Goethe, d’apprendre à lire les textes des auteurs anciens et modernes afin de retrouver les exercices de ceux qui les ont pratiqués pour eux-mêmes. À ce propos, il écrivait:

 

 «[…] nous passons notre vie à «lire», mais nous ne savons plus lire, c’est-à-dire nous arrêter, nous libérer de nos soucis, revenir à nous-mêmes, laisser de côté nos recherches de subtilité et d’originalité, méditer calmement, ruminer, laisser le texte nous parler. C’est un exercice spirituel, un des plus difficiles : «Les gens, disaient Goethe, ne savent pas ce que cela coûte de temps et d’effort pour apprendre à lire. Il m’a fallu quatre-vingts ans pour cela et je ne suis même pas capable de dire si j’ai réussi». (Entretiens avec Eckermann, 25 janvier 1830) [5]

 

Afin de donner des exemples de ces prolongements, Hadot montre, par exemple, que le célèbre historien français Jules Michelet (1798-1874) a pratiqué un stoïcisme inspiré de celui de l’empereur Marc Aurèle [6]. Il montre aussi comment le retour à nature que se propose pour lui-même Henry David Thoreau (1817-1862), dans son fameux Walden ou la vie dans les bois, comportait des traits proprement épicuriens et d’autres plus près du stoïcisme. «L’expérience rapportée dans le Walden me semble donc extrêmement intéressante pour nous, fait remarquer Hadot en conclusion, parce qu’en choisissant de vivre dans le bois pendant quelque temps, Thoreau a voulu faire un acte philosophique, c’est-à-dire s’adonner à un certain mode de vie philosophique qui comportait à la fois le travail manuel et la pauvreté, mais lui ouvrait aussi une perception du monde immensément élargie. Nous comprenons mieux [...] la nature de cette décision, de ce choix de vie si nous le comparons au mode de vie philosophique que s’imposaient les philosophes antiques.» [7]

Dans la même veine, mais sans consacrer à ces auteurs modernes d’article propre, l’helléniste curieux et cultivé rappelle que les Essais de Montaigne, les Médiations de Descartes, l’Éthique de Spinoza et la morale de Kant se rattachent tous, d’une manière ou d’une autre, à la tradition des exercices spirituels [8]. Si la méditation de Descartes est bien une meditatio, c'est-à-dire un exercice [9], la lecture des Essais de Michel de Montaigne lui permet de découvrir un homme du XVIe siècle qui s’est attaché au stoïcisme, au scepticisme ainsi qu’à l’épicurisme [10].

Or comme si cela n’était pas suffisant, le fidèle lecteur montre que le prolongement moderne des exercices spirituels vaut aussi pour Kierkegaard, Schopenhauer et Nietzsche, trois auteurs qui ont développé une philosophie existentielle [11]. À propos de ces auteurs du XIXe siècle, Hadot s’attarde spécialement à Kierkegaard et à Nietzsche dans son long article consacré à Socrate. Dans ce texte, il montre comment Kierkegaard demeure profondément socratique dans sa réactualisation de la communication indirecte par l’intermédiaire de l’écriture pseudonymique: «Il s’agit de faire sentir au lecteur son erreur non pas en la réfutant directement, mais en l’exposant de telle manière que son absurdité apparaisse clairement. C’est tout à fait socratique. Mais, en même temps, par la pseudonymie, Kierkegaard […] objective ainsi ses différents moi sans se reconnaître en aucun, comme Socrate, par ses habiles questions, objective le moi de ses interlocuteurs, sans se reconnaître en eux.» [12] En ce qui a trait à Nietzsche, Hadot montre très bien comment, à certains égards, sa pensée doit être instruite par le rapport complexe qu'il entretient avec Socrate, un rapport ambigu d’admiration et de haine [13].

Qui plus est, une telle redécouverte des exercices spirituels par l’acte de lecture a donné lieu à un ouvrage consacré à la pratique des exercices spirituels chez Goethe [14] et à un recueil d’articles sur la pratique de l’écriture philosophique chez Ludwig Wittgenstein [15]. À propos du logicien Wittgenstein (1889-1951), dont on voit mal au premier abord le rapprochement avec la philosophie comme manière de vivre, il faut mentionner que Hadot aurait été le premier à écrire sur lui en France. À l’époque, le jeune helléniste s’intéressait à la mystique et découvrait, en lisant le Tractatus logico-philosophicus, que l’indicible, c’est-à-dire la présence même du monde, se montre dans un genre littéraire étonnant: une suite d’aphorismes numérotés se terminant par un appel au silence [16]. Ce qui s’avère remarquable dans la rencontre entre Hadot et Wittgenstein, c’est que la lecture de celui-ci lui permit de préciser sa conception des exercices spirituels comme activité reliée à l’usage du langage. Si Hadot reconnaît ne pas avoir vu au départ la proximité étroite qu'il y a entre l’indicible du Tractatus et l’esthétique de Schopenhauer, il a au moins le mérite de montrer comment certains textes de Wittgenstein font allusion à des exercices spirituels destinés à opérer une transformation de soi dans une perspective pragmatique [17].

En terminant, la seule justification de l’essai sur Goethe montre à quel point Hadot s’exerçait lui-même à transformer son propre rapport au monde ainsi que son existence. «En écrivant ce livre, me sentant vieillir, j’étais hanté par le Memento mori. Mais, sous l’influence de Goethe, j’ai compris toute l’importance du Memento vivere et j’ai pensé alors que la devise goethéenne «N’oublie pas de vivre» pouvait très bien résumer le contenu de mon livre et en être le titre.» [18]

Dans la dernière section de ce dossier consacré à la philosophie comme mode de vie chez Hadot, il sera question de l’actualisation de cette approche au point de vue de la philosophie contemporaine. Le défi d’actualiser la philosophie comme manière de vivre aujourd’hui en est un de taille. Il s’agira de présenter comment, selon l’helléniste français, la philosophie comme mode de vie reste bien vivante et accessible à tous.


Ouvrages et articles de Pierre Hadot sur le sujet :

Exercices spirituels et philosophie antique (1981), Albin Michel, 2002.
Qu'est-ce que la philosophie antique? Gallimard, 1995.
La philosophie comme manière de vivre. Entretiens, Albin Michel, 2001.

Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004.
N’oublie pas de vivre: Goethe et la tradition des exercices spirituels, A. Michel, 2008.

«La figure de Socrate», Exercices spirituels…, 101-41.
«Il y a de nos jours des professeurs de philosophie...», Exercices spirituels, 333-42.
«Michelet et Marc Aurèle», Exercices spirituels…, 193-220


Livres et articles pouvant aborder des aspects de la question :

Clément et Trottmann, Vie philosophique et vies de philosophes, Sens & Tonka, 2010.
Davidson et Worms, Pierre Hadot, l'enseignement des antiques… Rue d'Ulm, 2010.
Domanski, J. La philosophie, thérapie ou manière de vivre? Cerf, 1996.
Foucault, M. L’herméneutique du sujet (Cours 1981-1982) Seuil-Gallimard, 2001.
Nehamas, A. The Art of Living, University of California Press, 1998.

Davidson, «Introduction» to Hadot, Philosophy as a Way of Live, Blackwell, 1995.
Flynn, T. «Philosophy as a way of life: Foucault...», Phil. & Soc. Criticism, 31, 2005.
Imbach, R. «Hadot: La philosophie comme exercice spirituel», Critique, 454, 1985.
Tieleman, T. «The Art of Life: An Ancient Idea and...», ΣΧΟΛΗ, Vol. II. 2, 2008.


Autres textes pertinents : auteurs modernes et contemporains

Kierkegaard, S. Ou bien… Ou bien, Gallimard, 1943.
___, Miettes philosophiques (et autres textes), Gallimard, 1990.
___, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Gallimard, 1949
Hume, D. Essais sur le bonheur, Mille et une nuits, 2011.
Montaigne, Les Essais, 3 vol. PUF, 1992.
Nietzsche, F. Le Gai savoir, Gallimard, 1982.
___, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1967.
___, Ecce Homo, trad. Vialatte, Gallimard, 1942.
___, Par-delà le Bien et le Mal, Aubier, 1951.
Rousseau, J.-J. Les rêveries du promeneur solitaire, GF, 1964.
Shaftesbury, Exercices, Aubier, 1993.
Schopenhauer, A. Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, 2004.
___, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, PUF, 2004.
Thoreau, H. D. Walden ou la vie dans les bois, Gallimard, 1990.
Wittgenstein, L. Tractatus suivi de Investigations philosophiques, Gallimard, 1961.

 

Notes :

 

 


 

[1] Qu’est-ce que la philosophie antique?, 15-6. Cf. «La philosophie comme manière de vivre», Exercices spirituels…, 298-9. À ce propos, voir: A. Schopenhauer, Contre la philosophie universitaire, Payot, 1994.

[2] Foucault, M. L’herméneutique du sujet, Cours du 6 janvier 1982, «Première heure»: 15-20; citation 19.

[3] Foucault, M. Le courage de la vérité, Cours du 29 février 1984, «Deuxième heure»: 170-1.

[4] Exercices spirituels…, 60-74. N’oublie pas de vivre: Goethe et la tradition des exercices spirituels, Albin Michel, 2008.

[5] «Exercices spirituels» in Exercices spirituels…, 74

[6] «Michelet et Marc Aurèle», Exercices spirituels…, 193-220.

[7] «Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes», Exercices spirituels…, 333-42; citation: 341.

[8] La philosophie comme manière de vivre, 104-5.

[9] Qu’est-ce que la philosophie antique?, 395-8.

[10] Qu’est-ce que la philosophie antique?, 395-8.

[11] Qu’est-ce que la philosophie antique?, 392-407; «La philosophie comme manière de vivre», Exercices spirituels…, 298-9.

[12] «La figure de Socrate», Exercices spirituels…, 108.

[13] «La figure de Socrate», Exercices spirituels…, 133-41

[14] N’oublie pas de vivre: Goethe et la tradition..., Albin Michel, 2008.

[15] Sur Wittgenstein d’abord, La philosophie comme manière de vivre, 191, 211-5. Pour le recueil d’articles: Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004.

[16] Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004, 8.

[17] «Jeux de langage et philosophie», Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004, 83-103. À propos de la dimension pragmatique du discours en philosophie antique, voir: Voelke, A.-J. La philosophie comme thérapie de l’âme, Cerf, 1993.

[18] N’oublie pas de vivre: Goethe et la tradition..., Albin Michel, 2008, 11.

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