Jugement de Sainte-Beuve

Charles-Augustin Sainte-Beuve
«En général, George Sand est un auteur beaucoup moins excentrique et moins extraordinaire que la badauderie d’une certaine renommée ne le voudrait faire; ses moyens sont très souvent simples; ce qu’il a d’extraordinaire avant tout, c’est son talent. Et pour le style, voyez : en est-il un plus régulier, plus large, mieux marchant dans les grandes voies de l’analogie, de la clarté, du nombre ? Le nom de Jean-Jacques revient inévitablement dès qu’il s’agit d’un maître à qui dignement le comparer. Si le fond et l’idée sont parfois plus à discuter que le style, il est en tout une certaine précision, une certaine franchise et un sérieux (nous y reviendrons), qui ne l’abandonnent jamais. En abordant le théâtre, George Sand ne s’est pas dit qu’il fallait tout changer. Talent fertile, il n’a songé qu’à produire sous une forme nouvelle un ouvrage de plus. Doué dans le roman de qualités dramatiques incontestables, il a pensé à appliquer ces qualités à la scène, en les modifiant, en les proportionnant au cadre circonscrit et plus sévère. S’interdire les développements, les grands effets déployés d’un style toujours sûr, c’était se retrancher sans doute une portion de ses forces, mais il lui en restait encore assez.»

«George Sand : Cosima (15 avril 1840)», Premiers lundis. Reproduit à partir de l'édition de Paris, Calmann Lévy, 1885, tome deuxième, p. 415-416


«La plus manifeste, la plus originale et la plus glorieuse apparition individuelle qui se soit dessinée depuis dix ans, est assurément George Sand, et tout ce qui se rattache à ce nom. Ici l’on n’a qu’à se féliciter. Avec bon nombre de ces qualités qui peuvent à bon droit sembler souveraines, il ne s’est rien rencontré (exception bien rare !) d’exclusif contre ce qui entoure, rien de littérairement chatouilleux sur soi-même ni sur les autres; mais, au contraire, une sorte d’insouciance généreuse et de courage d’esprit qui ne demande qu’à toujours aller. Des phases nombreuses se sont déjà succédé ou plutôt croisées dans ce talent d’écrivain de plus en plus élargi. Aux purs chefs-d’œuvre du roman, auxquels, lorsqu’on y réussit à ce point, nul genre (il est bon de le maintenir) ne saurait être dit supérieur; il s’est mêlé des essais plus ambitieux dans des sphères moins définies, de ces recherches qu’une pensée ardente et immortelle n’a pas le droit non plus ni le pouvoir de s’interdire. Qu’il aille donc ce talent à la plume si sûre, qu’il épuise çà et là ses fougues d’essor, mais que surtout il revienne encore souvent au naturel et charmant récit. Dans ces hautes influences philosophiques qu’il ne se refuse pas, il est, par rapport à tous, une simple précaution à garder : c’est de songer parfois à ceux qui sondent à d’autres points de la sphère infinie, ou qui même, lassés, ne la sondent plus, et de se rappeler aussi que l’actuel espoir, l’impétueux désir des fortes âmes n’est pas le but trouvé.»

«Dix ans après en littérature – 1840», dans Portraits contemporains I. Nouvelle édition revue et corrigée. Paris, Didier, libraire-éditeur, 1855, p. 513-514

À lire également du même auteur

Talleyrand vu par Sainte-Beuve
Extraits de l'essai de Sainte-Beuve sur Talleyrand publiée en 1869, étude qui faisait autorité dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme en fait foi cette remarque de l'historien de la diplomatie, Albert Sorel, dans les premières lignes de s




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?