Individu, famille, communauté et société, selon Margaret Thatcher

Stéphane Stapinsky


 

J’ai rappelé, dans un autre article, cette image d’Épinal de la fille de l’épicier, dans sa petite ville de province, cultivant ces vertus traditionnelles « british », ces vertus bien conservatrices que sont le culte du travail, le sens de l’épargne, la prudence, le sens de la famille, le souci de ses proches et de son voisinage. Une conception du « self help », de l’individu qui trouve en lui-même les solutions à ses problèmes, plutôt que de s’en remettre à autrui ou au gouvernement pour les régler. Bien des commentateurs sont en phase avec cet aspect de la vision du monde thatchérienne. Je lisais, l’autre jour, une chronique de l’ex-politicien Mario Dumont, dans le Journal de Montréal, qui évoquait la jeunesse de la Dame de Fer et tout le bon sens qu’elle y aurait puisé afin de gérer son pays de manière plus efficace, sans gaspillage, sans déficit, sans dépenses inutiles, avec un État minimal.

Les visiteurs du site auront vu, bien souvent, dans l’Encyclopédie, de semblables préoccupations. Il nous semble important, en effet, de redécouvrir certaines valeurs dites traditionnelles pour refonder le lien social, pour regénérer nos communautés dévitalisées. Ces valeurs, elles étaient, autrefois, largement partagées au sein du peuple. Il suffit de revoir un de ces vieux épisodes des « Belles histoires des pays d’en haut », qui se déroulent dans les Laurentides, à la fin du 19e siècle, pour s’en convaincre.

Pourtant, lorsqu’on réfléchit aux idées et aux actions de Margaret Thatcher dans sa vie publique, on ne peut qu’éprouver un malaise. En fait, je me rends compte que, lorsque je parle de l’importance de puiser dans ces valeurs  pour « refonder le lien social, pour regénérer nos communautés dévitalisées », j’associe la Dame de Fer a des idées qui lui étaient au fond, malgré les apparences, assez étrangères.

Il nous faut revenir sur ce texte fondamental, tiré d’une entrevue à un magazine féminin, où elle expose ses vues sur la société. Parlant de ceux qui, chômeurs ou sans-abris, en appelleraient toujours, selon elle, à l’État pour trouver des solutions à leurs problèmes, elle écrit :

«Ils font reposer la responsabilité de leurs problèmes sur la société. Et, vous savez, je ne vois rien qu'on puisse appeler 'la société'. Il existe des individus, hommes et femmes, et il existe des familles. Et aucun gouvernement ne peut rien faire, sauf à travers les gens, et les gens doivent s'occuper d'abord d’eux-mêmes. Il est de notre devoir de prendre soin de nous et, par la suite, de nous occuper aussi de nos voisins. » 

Dans ses Mémoires, la Dame de Fer revient tout spécialement sur ce passage célèbre : 

« Ce que je voulais dire, qui était clair à l’époque mais fut par la suite déformée d’une manière inimaginable, c'est que la société n'était pas une abstraction, distincte des hommes et des femmes qui la composent, mais une structure vivante formée des individus, des familles, du « voisinage » et des associations établies sur une base volontaire par ces individus. Je m'attendais à de grandes choses de la société définie en ce sens, car je croyais que la richesse économique croissante aurait fait en sorte que les individus et les groupes bénévoles auraient assumé une plus grande responsabilité concernant les malheurs de leurs voisins.  [Elle ajoute :] J'étais une individualiste dans la mesure où je croyais que les individus sont ultimement responsables de leurs actes et doivent se comporter comme tel. Mais j'ai toujours refusé d'accepter qu'il y ait en quelque sorte un conflit entre cet individualisme et le sens de la responsabilité sociale. » (1) 

En lisant l’extrait de l’entrevue au magazine citée plus haut, ma première réaction a été de me dire : « Bien sûr, comme elle veut prendre ses distances vis-à-vis de l’État, il est normal qu’elle établisse une telle opposition entre ce dernier et l’individu ; mais n’oublie-t-elle pas quelque chose ? Il existe aussi des communautés, des associations, charitables ou autres. » De fait, dans l’extrait cité de ses mémoires, Thatcher précise sa pensée et ajoute quelque chose qui ne transparaissait pas dans le passage de l’entrevue : il y a aussi, en plus des familles et du voisinage, des associations auxquelles on adhère sur une base volontaire. C’est donc, en y ajoutant les individus eux-mêmes, ce qu’elle a en tête lorsqu’elle emploie les mots « société » et « communauté ».

Mais, toujours en lisant cet extrait d'entrevue, je me disais : « Dans une communauté, il y a aussi d’autres types d’associations, des ordres professionnels, des syndicats de travailleurs et de patrons, etc. Il y a aussi des institutions politiques locales, et d’autres types d’institutions (religieuses, scolaires, médicales, etc.), qui existent indépendamment des individus qui les composent, et qui sont porteuses de valeurs qui les influencent. Je ne peux purement et simplement les retrancher de la commuauté. Pourquoi n’en fait-elle pas mention dans sa présentation de ce qu’est une société ? N’est-il pas important de le mentionner ? Car, à mon sens, il n’y a pas que les individus, les familles, les voisins et les 'associations volontaires' d’un côté, et l’État et le marché de l’autre. Il y a bien plus que ça dans la définition d’une société et dans celle d’une communauté. » Bien sûr, Thatcher a pu en faire état en d'autres circonstances et dans d'autres textes. Elle en a tant laissés. Mais pourquoi n’en parle-t-elle pas dans ses mémoires, où elle revient tout spécialement sur le sujet. C'était le lieu approprié pour faire toutes les distinctions nécessaires. 

Mais cela était sans doute pour elle secondaire. La vision qu'elle propose de ce qu’est une communauté me paraît en fait très limitative. Son point de vue ne repose ultimement que sur l’individu, sur l’individu face au marché bien sûr, et  face à un État minimal. Elle le précise bien dans l’extrait cité de ses Mémoires. La référence à des « entités collectives » est ici trompeuse. La famille, dans le cas présent, n’est qu’un assemblage d’individus. Le voisinage, les associations dites « volontaires », d’autres assemblages d’individus.

En dépit de ce qu’elle a pu soutenir dans ses mêmes Mémoires, je suis loin d’être convaincu que Thatcher avait un si grand respect que cela pour les communautés. Si elle avait eu un réel souci pour le bien-être de celles-ci, elle n’aurait assurément pas mené sa politique d’une manière aussi brutale, aussi rapide, et sans nuances. Une politique qui, rappelons-le, a dévasté plusieurs régions industrielles du Royaume-Uni (Écosse, Pays de Galles, nord de l’Angleterre), qui peinent encore à s’en remettre aujourd’hui. Elle « transforma le pays d’une manière si profonde que les oubliés de ses réformes semblent l’avoir été pour toujours, dans des régions entières et pour plusieurs générations ». (2) Son décès nous a fourni l’occasion de prendre connaissance de bon nombre de témoignages de personnes, d’un peu partout au Royaume-Uni, qui ont subi les conséquences de ses politiques dévastatrices.

Elle aurait aussi compris que les communautés, qui ont une réalité organique (elle le reconnaît pourtant mais sans en tirer les bonnes conclusions) et ne sont pas des construction abstraites, rationnelles, comme peuvent l’être les structures étatiques, ont besoin d’être soignée avec doigté, surtout en temps de crise et lorsque des réformes majeures sont à l’ordre du jour. « Les êtres humains ont besoin de certaines structures pour les aider dans la vie, en particulier face aux changements économiques. Mais personne, dans le nord de l'Angleterre, ne s’est vu offrir autre chose que l’assistance sociale et une indifférence voisine de l'hostilité. » (3) De bonne politiques sont des politiques adaptées aux particularités, à la diversité régionale, ethnique, religieuse, etc., des communautés. Ce qu’elle n’a jamais voulu voir et encore moins cherché à mettre en oeuvre. Évoquant les conséquences catastrophiques de l’application de son programme politique ultralibéral dans des régions comme l’Écosse, Philip Bond écrit  : « En outre, c’est Mme Thatcher qui a fait courir un risque extrême à l'Union en important sans nuances une philosophie en totale contradiction avec les traditions populaires d’Écosse et du nord de l’Angleterre et les valeurs de vie locales de ces régions. » (4)

Un des principes les plus funestes de la politique de la Dame de Fer aura été sa volonté « de miner toutes les institutions ‘paternalistes’» du consensus ‘High Tory / Old Labour’ : les collectivités locales, les universités indépendantes, la haute fonction publique, le Barreau, le « code d’honneur » de la City de Londres, la Chambre des Lords et même la monarchie. Elle méprisait l'éthique de la fonction publique sur laquelle toutes ces institutions étaient fondées, et était soupçonneuse, d’une façon presque névrotique, de [toute entente ou institution] qui n’était pas basée sur un contrat traduisant certains intérêts, et qui, de ce fait, devait avoir été établie secrètement sous l’emprise d’une cabale fermée et complaisante. » (4bis)

Le fait que, selon elle, il n’y ait « rien qu’on puisse appeler ‘la société’ », a bien sûr d’autres implications importantes. Puisqu’il n’y a pas de société, il n’y a pas non plus de problèmes « sociaux » (qui ne sont, dans cette vue, que des « abstractions mensongères »), il n’y a, en défitinive, que des problèmes individuels. Il n’y a que des individus qui sont aux prises avec certaines difficultés, qui ont certaines faiblesses, qu’ils n’ont pas le courage ou la volonté de résoudre, et qui, si leur situation devenait inextricable, devraient solliciter de l’aide auprès d’autres individus, qui auraient sans nul doute le désir de les aider par charité. Un telle vision, qui a pour conséquence une « responsabilisation » absolue de l’individu, permet de justifier le désengagement de l’État de plusieurs des missions qu’il avait assumées avec le développement du providentialisme. Et elle ne cachait pas que tel était son but.

Ce point de vue est évidemment très simpliste et même carrément faux. Si l’individu porte bien une certaine responsabilité par rapport à ce qu’il vit, il ne s’ensuit pas qu’il en porte l’entière responsabilité. Par ailleurs, le fait de penser qu’on pourrait trouver une solution aux problèmes sociaux par le recours principal sinon unique à la charité, personnelle ou institutionnelle, me paraît une vue tout à fait irréaliste. C’est une position exagérément optimiste, qui traduit une méconnaissance de la nature humaine. J’y reviendrai ultérieurement dans un autre article consacré aux conceptions religieuses de Margaret Thatcher.

Il ne suffit pas, par ailleurs, de décréter que « la société n’existe pas » pour que tous les problèmes « sociaux » disparaissent, comme par magie. C’est pourtant une tentation qu’ont bien des gouvernements qui puisent leur inspiration dans la fine fleur de la doctrine thatchérienne. Ainsi, peut se comprendre la croisade lancée par le gouvernement Harper contre les universitaires, et en particulier ceux des sciences « sociales ». Est très significative la volonté de ce gouvernement de s’en prendre à un organisme comme Statistique Canada. Bien des observateurs ont souligné que les coupes budgétaires qui lui sont imposées auront pour conséquences de réduire le nombre de recherches et de publications permettant d’éclairer divers aspects de la société canadienne : données socio-économiques, démographiques, etc. Ces observateurs ont souligné que ces restrictions budgétaires rendront difficile, à l’avenir, l’établissement d’un portrait exact de la société canadienne, ce qui compliquera la mise en œuvre de politiques sociales. Une simple question : et si c’était le but recherché ? Et si les coupes faites à cet organisme n’était là que pour préparer le terrain à un désengagement futur de l’État fédéral dans ce domaine. 

On dira que j’exagère, mais ce déni de la réalité, de la réalité « sociale », nous l’avons bien vu à l’œuvre lors du passage, au Canada, du rapporteur des Nations Unies sur la sécurité alimentaire. J’en fait état dans un autre article de cette lettre consacré à l’obésité. J’ai évoqué les insultes qui ont fusé, émanant des représentants du gouvermement, lors de cette visite et lors de la publication subséquente de son rapport. Mais il faut bien prendre note qu’aucun membre du gouvernement canadien n’a reconnu qu’un problème de sécurité alimentaire existait bel et bien au Canada. Aucun. Non, tout ce qu’on a répondu, c’est que ledit rapporteur devrait plutôt visiter des pays où il y a de réels problèmes alimentaires. Non, aucun n’a reconnu la dimension « sociale » de ce problème de la faim, au Canada même. Margaret Thatcher n’aurait assurément pas dit autre chose.

En définitive, la grande faiblesse de sa vision du monde fut, selon le politologue Phillip Blond, fondateur du think tank britannique ResPublica, qu’« elle était incapable de tenir compte du social et des réalités intermédiaires » [entre l’individu et le marché] (5). Pour elle, en bout de ligne, « il n’existait que des individus et toute sa vision morale avait pour but de créer le type d’individus qu'elle croyait susceptible de rendre sa grandeur à l’Angleterre. Le fait qu’elle n’accordait aucune valeur au ‘social’ l'aveugla sur le sort de son peuple.» (6)

Et Bond de conclure : « La tragédie de Margaret Thatcher aura été qu'elle refusait de voir le lien social et la société comme quelque chose de déterminant; en conséquence, elle a créé un monde où très peu ont gagné et où beaucoup trop ont perdu. En ce sens, et  pour ces raisons, on peut dire qu’elle fut une vraie libérale plutôt qu’une conservatrice. »

Annexe 

Le journal The Guardian demandait récemment à ses lecteurs de raconter leurs souvenirs de l’époque Thatcher. Voici un témoignage des plus éloquents, d’un certain « ronsonol » (pseudonyme) :

Trois voitures dans l’allée et aucun livre dans la maison

J'ai reçu mon éducation dans une école privée de l'Essex au cours des années 1980 et j'ai pu y observer la nouvelle génération de familles aisées de la classe moyenne [promue par le thatchérisme] élever leurs enfants dans la croyance que leur richesse croissante n’était due qu’à leur intelligence innée, alors qu'en réalité, seule l’existence d’une liaison ferroviaire rapide pour la City londonienne récemment déréglementée expliquait leur ascension sociale récente.

Ces familles avaient trois voitures dans leur allée, mais on ne voyait aucun livre dans leur maison. Le voisin qui pleurait sur son sort à la suite de pertes monétaires qu’il avait subies à la Lloyd’s était d’avis qu’il fallait jeter en prison les ambulanciers en grève en raison de leur cupidité. Ces gens ont montré la voie à leurs enfants, qui sont aujourd’hui les partisans les plus zélés du démantèlement de l'État-providence et du secteur public qui a cours en ce moment, et qui vise à détruire les derniers vestiges de ce qui était autrefois une société – les ultimes lambeaux de l’héritage de Thatcher.

Texte original : 

I was educated at a private school in Essex in the 80s and saw a generation of comfortable, middle-class families bring up their children to believe that their rising wealth was thanks to their innate cleverness, when in reality they just had a fast train connection to a newly deregulated City.

Families had three cars in the driveway but not a book in sight in the house. The neighbour weeping over the injustice of his losses at Lloyd's was the same neighbour who wanted striking ambulance drivers imprisoned for their greed. These were the forerunners and their children are the ones who nod approvingly at the mopping-up operation under way in the welfare state and public sector, tidying up all that remains of what used to be a society – the ragged ends of Thatcher's legacy. 

http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2013/apr/09/margaret-thatcher-class-legacy

Notes

(1) « They are casting their problems at society. And, you know, there's no such thing as society. There are individual men and women and there are families. And no government can do anything except through people, and people must look after themselves first. It is our duty to look after ourselves and then, also, to look after our neighbours. » Interview for Woman's Own, 23 septembre 1987. Le texte intégral de l’entrevue est reproduit sur le site de la Fondation Margaret Thatcher : http://www.margaretthatcher.org/speeches/displaydocument.asp?docid=106689

Le passage tiré des Mémoires de Thatcher est tiré du deuxième tome : Downing Street Years. Il provient plus spécifiquement de la première section (« Individuals and Communities ») du chapitre XXI - Not So Much a Programme, More a Way of Life. Voici le texte original : My meaning, clear at the time but subsequently distorted beyond recognition, was that society was not an abstraction, separate from the men and women who composed it, but a living structure of individuals, families, neighbours and voluntary associations. I expected great things from society in this sense because I believed that as economic wealth grew, individuals and voluntary groups should assume more responsibility for their neighbours’ misfortunes. (…) I was an individualist in the sense that I believed that individuals are ultimately accountable for their actions and must behave like it. But I always refused to accept that there was some kind of conflict between this kind of individualism and social responsibility.

(2) Le citations qui suivent sont tirées du texte très stimulant de Philip Blond : « Liberal, not conservative: The tragedy of Margaret Thatcher », publié sur le site de la section « Religion and Ethics » du site de l’Australian Broadcasting Corporation, en date du 16 avril 2013. - http://www.abc.net.au/religion/articles/2013/04/16/3738495.htm

  « (…) changed the country with such far reaching consequences that those who missed out seemed to have missed out permanently, generationally, geographically. »

(3) « Human beings need structures to help them in life, especially when faced with economic change. But nobody in the north of England was offered anything except welfare and an indifference bordering on hostility. »)

(4) «  Moreover, it was Mrs Thatcher who put the Union at such risk by importing without reserve a philosophy wholly at odds with indigenous Scottish and northern traditions and local living values. »

(4bis) John Milbank, « Thatcher's perverse victory and the prospect of an ethical economy ». Publié sur le site de la section « Religion and Ethics » du site de l’Australian Broadcasting Corporation, en date du 15 avril 2013. « What is more, nurtured by the very liberal and evolutionist-progressivist doctrines of her Wesleyan father, she proceeded to undermine all the paternalist institutions of the High Tory/Old Labour consensus: local government, independent universities, the higher civil service, the Bar, the honour-code of the City of London, the House of Lords and even the Monarchy. She despised the public service ethic on which these were based and neurotically supposed that anything not based on self-interested contract must secretly be controlled by a closed and complacent cabal. » - http://www.abc.net.au/religion/articles/2013/04/15/3737062.htm

(5) Les citations qui suivent sont tirées de l’article de Phillip Blond, op. cit. : « (…) she simply had no account of the social or the intermediate ».

(6) « (…) there were just individuals and the extent of her moral vision was to create the type of individuals she believed would make Britain great again. The lack of any account of the social blinded her to the fate of her people. »

(7) « The tragedy of Margaret Thatcher is she didn't see association and society as decisive; as a result, she created a world in which too few won and too many lost. In this way, she was a true liberal rather than a conservative. ».



 

 




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