Gustave Thibon
GUSTAVE THIBON (1903-2001)
Parmi les conditions de la réussite de la conférence de Paris, ( du 30 nov. 2015 au 11 déc. 2015) il y a la connaissance des auteurs qui, depuis un siècle, ont sonné l’alarme à propos de divers aspects de la crise que traverse l'humanité. Nous avons regroupé ces pionniers en trois catégories: critique du progrès, écologie, pensée systémique.
PROJET 50 PIONNIERS : ENC. LAUDATO SI', CONFÉRENCE DE PARIS |
SECTIONS : CRITIQUE DU PROGRÈS, ÉCOLOGIE, PENSÉE SYSTÉMIQUE |
GUSTAVE THIBON (1903- 2001), CRITIQUE DU PROGRÈS |
« Le souffle de la vie et le souffle de l’esprit se confondaient si bien en Thibon qu’on peut dire, au sens littéral du terme, qu’il pensait comme on respire.» Françoise Chauvin
Paysan par tradition, comme Wendell Berry , poète et philosophe lui aussi, esprit libre comme Bernard Charbonneau, conservateur de ce qui mérite d'être conservé, Thibon est aussi radical que Simone Weil sur les questions qui nous intéresse ici. C’est lui, faut-il le rappeler, qui a présenté Simone Weil au monde.
En l’an 2000, soit quelques mois avant sa mort, survenue le 19 janvier 2001 et plus de quatre décennies après lui avoir décerné son grand prix de littérature, l’Académie française cette fois lui décernait son grand prix de philosophie.
L’Académie a reconnu en lui l'un de ceux qui ont le mieux résumé ces deux millénaires de christianisme marqués à l’origine par les idées grecques et romaines et à la fin, par l’esprit réducteur de la science moderne.[…]
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Sources :
C.D. Gustave Thibon, Vous serez comme des dieux, Fayard 1959
H.E Gustave Thibon, Les hommes de l’éternel, conférences au grand public (1940-1985)
R.E. Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie (The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy). Traduit par Christian Fournier. Avant-propos de Jean-Claude Michéa. [Castelnau-le-Lez], Éditions Climats, 1996. Coll. « Sisyphe »
LE KAIROS
«“ On croira toujours que c'est trop tôt pour arrêter, tant qu'on ne verra pas que c'est trop tard...” Le monde moderne risque de ressembler à un train dont les sonnettes d'alarme ne fonctionneraient qu'après le déraillement.» H.E p.217
VENGEANCE DE LA NATURE ?
On vous dira que la nature « se venge », qu'elle « rend les coups ». Non. Malheureusement ! Ou du moins pas directement et pas assez vite. Pas à la manière d'un cheval qui donne une ruade pour signifier qu'on ne peut pas tout se permettre avec lui. […]Prenez par exemple la peste de Milan - ça a été très bien observé - qui avait ravagé la Lombardie pendant quelques mois, jusqu'à détruire le cinquième de la population. Un jour, un après-midi de septembre si j'ai bonne mémoire - j'ai lu la relation -, il y a eu un très gros orage, et à partir de ce moment-là, il ne s'est plus produit un seul nouveau cas de peste... Tandis que les nuisances introduites par l'intervention de l'homme ne trouvent pas de correctifs dans les équilibres cosmiques. La nature n'est pas « programmée », comme on dirait aujourd'hui, pour remédier aux effets nocifs d'une technique étrangère à ses structures. Par exemple, la fission nucléaire n'étant pas prévue dans la nature, les retombées atomiques perdurent indéfiniment; l'océan, qui est capable de si terribles tempêtes, reste désarmé devant le mazout répandu sur ses eaux ; de même pour les fumées industrielles, pour l'érosion des sols, pour toutes les dégradations artificielles de l'environnement. C'est pourquoi le mal tend à devenir irréversible. On atteint le point de non-retour, ce point de non-retour inédit dans la nature et qui devient possible par l'irruption du génie malfaisant de l'homme...H.E. p. 94
LES TROIS ÂMES
Vous savez qu'Aristote distinguait trois âmes dans l'homme : l'âme végétative, l'âme sensitive et l'âme spirituelle. Eh bien, dans le monde presque complètement artificiel où il vit, l'homme d'aujourd'hui ne reçoit plus les influx de la nature qui nourrissent l'âme végétative (d'où ce qu'on peut appeler son manque de vitalité). Par contrecoup, son âme sensitive se dégrade (appauvrissement de la personnalité, des sentiments, faiblesse du caractère, du goût de la vie, et, à la limite, dépression nerveuse...) Ainsi le support de l'âme spirituelle s'effondre. Aujourd'hui, les hommes ne perdent leur âme par le péché conscient et libre, mais par une sorte de dégradation des structures vitales qui sous-tendent nos plus hautes facultés. On revient à la se loi d'Auguste Comte, que Simone Weil admirait tant, sur « la dépendance rigoureuse des phénomènes les plus subtils à l'égard des phénomènes les plus grossiers ». Les choses d'en bas se passent très facilement des choses d'en haut, mais, dans l'ordre humain, les choses d'en haut ne peuvent se passer des choses d'en bas... L'anémie de l'âme végétative aboutit à la mort de l'âme spirituelle. Tel est le grand danger qui menace l'homme moderne. H.E.p.218
LA MINERALISATION
Ce qui est menacé, c'est la vie sous toutes ses formes. La technique moderne est le fruit d'un étrange accouplement entre le génie de l’homme et la puissance inépuisable de la matière inanimée. La vie est éliminée peu à peu : le monde tend à devenir minéral, car seul le minéral ne craint rien ; sous une forme ou sous une autre, il se retrouve toujours. H.E. 215
LA COMMUNAUTÉ DE DESTIN
Edgar Morin reprendra ce thème cher à Thibon. Le sentiment d’appartenance à un même milieu vivant à une même Maison est une condition essentielle du redressement. Dans the Revolt of the Elites, paru en 1995, Christopher Lasch montre comment l’élite financière, qui se constitue en communauté de mondiale de ressemblance, plutôt que de s’enraciner dans une société d’interdépendance mène au dépérissement de la Maison commune.
«Plutôt que de se sentir un devoir de solidarité envers la communauté et la nation, elle recherche la compagnie de ses pairs, se réfugie dans des banlieues aseptisées et compte ses sous.» R.E.
«Le destin d'un individu est l'ensemble des événements qui affectent l'existence de cet individu. On peut donc dire qu'il y a communauté de destin entre deux ou plusieurs hommes lorsque ces hommes partagent, spirituellement ou matériellement, la même existence, lorsqu'ils sont soumis aux mêmes risques, poursuivent les mêmes buts, etc. Mais ces indications restent très vagues et prêtent à équivoque. Il nous semble capital de distinguer entre deux formes très différentes de communauté de destin.
La communauté de ressemblance. Il y a, en un sens, communauté de destin entre un paysan de Provence et un paysan de Picardie, entre un ouvrier métallurgiste des usines Fiat et un ouvrier métallurgiste des usines Renault, entre un matelot qui travaille sur un bateau voguant dans le Pacifique et un autre, occupé sur une ligne méditerranéenne, etc. Ces hommes,' appartiennent à la même classe sociale, ils font les mêmes travaux et mènent' à peu près le même genre de vie. Leurs destinées se ressemblent. C'est sur cette communauté de ressemblance que s'appuient certains mouvements sociaux, comme les ligues ouvrières ou patronales, et surtout l'idéologie classe.
La communauté d'interdépendance, ou de solidarité réciproque. Malgré leurs destinées semblables, les hommes dont nous venons de parler restent séparés les uns des autres. Si le paysan de Provence voit sa récolte détruite par une inondation, si le manœuvre de chez Fiat est victime d'une catastrophe, si le matelot du Pacifique sombre avec son bateau, le paysan picard, l'ouvrier de Billancourt et le matelot qui vogue en Méditerranée n'en seront pas autrement affectés. Prenons au contraire deux paysans associés exploitent la même ferme, ou le chauffeur et le mécanicien d'un même train, ou deux matelots à bord du même bateau, ces hommes ne vivent seulement l'un comme l'autre, ils vivent l'un par l'autre : leurs destins ne plus seulement semblables, ils sont solidaires. Plus que cela, la solidarité des destins n'implique pas nécessairement leur ressemblance : le mousse et le capitaine du même bateau, l’ouvrier et le patron d’une même entreprise à dimensions humaines, le sujet et le prince d'un État bien constitué ont des situations sociales très différentes et ne vivent pas de la même façon ; ils sont pourtant intimement dépendants l'un de l'autre : mousse et capitaine, ouvrier et patron, sujet et prince pâtiront ou mourront ensemble si le vaisseau sombre, si l'entreprise s'écroule, ou si la nation subit des revers. H.E. p.94
À LA VIE PAR LA MORT
Les transhumaniste avec leur révolte ouverte contre la mort et leurs promesses d’immortalité sur terre ont donné au progrès un nouvel élan; les hommes auront bien de difficulté à y renoncer pour se convertir à une décroissance qui rendrait leur Terre habitable pour longtemps, en la ramenant à l’équilibre. Qu’importe les événements extrêmes dirons-nous, disons-nous déjà, si c’est le prix à payer pour triompher de la maladie et de la mort!
Dans une pièce de théâtre parue en1959, Vous serez comme des dieux, Gustave Thibon, a décrit un tel paradis sur terre, en des termes qui le font apparaître plus raffiné que Meilleur des Mondes de Huxley. Futuriste en 1959, cette pièce est aujourd’hui à la pointe de l’actualité. Le but de Thibon était de pousser le progrès à sa limite pour inviter les hommes à choisir enfin entre le temps et l’éternité, entre le paradis sur terre et le Royaume de l’Évangile, qui n’est pas de ce monde. Nous nous rapprochons de cette limite. L’invitation de Thibon est d’une totale pertinence. En refusant la cryogénisation ou les promesses du transhumanisme, nous indiquons déjà notre refus du paradis sur terre, nous choisissons l’éternité … ou le néant.
Dans le passé, précise Thibon, le choix de l’éternité n’a pas été pur. Pour échapper à la mort on pouvait se satisfaire des plus grossières illusions sur l’au-delà. Désormais le choix n’est plus entre la mort et l’au-delà, mais entre un paradis dans le temps et un paradis hors du temps, entre un Homme tout puissant et un Dieu désarmé.
«¨Prier pour les hommes enfants, c'était tout demander à Dieu; pour les hommes-dieux, c'est tout refuser pour Dieu...Ah! le grand cycle s'accomplit...C'était cela le sens de l'histoire: conquérir l'univers pour y renoncer, immoler la certitude au mystère, faire de l'homme l'égal de Dieu pour que sa réponse soit aussi pure, aussi libre que l'appel de Dieu.» C.D. p.173
Toute la pièce de Thibon gravite autour du choix de l’héroïne : redevenir mortelle, renouer avec toutes ces choses qui contiennent l’infini parce qu’elles restent à l’intérieur de leurs limites.»C.D. p.40 «Aimer ce que jamais on ne verra deux fois!»
On ne saurait surestimer le risque de l’éternité, mais attention , le malheur peut prendre la forme du désir d’éternité refoulé. «L’enfer c’est le paradis par terreur» disait Simone Weil. L’immortalité sur terre pourrait très bien être cet enfer Qu’on qu’il en soit, une conversion au sens de la limite, comme celle qui s’impose est impensable hors de la plus haute vie intérieure.