Greta Thunberg, un engagement enraciné
«Vous n’êtes pas assez mûrs pour voir les choses comme elles sont.» Je suis encore sous le choc de ce reproche de la jeune suédoise, mondialement connue depuis la marche d’étudiants de 120 pays le 15 mars 2019. Je dirai plus loin les raisons de ce choc. Je veux d’abord souligner le fait que l’engagement de Greta a des racines profondes. Les Thunberg sont en effet des descendants de Svante Arrhenius, nous apprenait The Guardian,[1] raison pour laquelle le père de Greta porte aussi le prénom de Svante. Arrhenius (1859-1927) prix Nobel de chimie 1903, a été le premier à quantifier le lien entre le C02 et le réchauffement climatique.[2] Le père de Greta devait préciser que les découvertes de l’ancêtre avaient résisté au temps, à ceci près qu’il prédisait que le taux de réchauffement actuel n’adviendrait que dans 2000 ans.
À noter aussi que c’est à Stockholm que les Nations unies ont choisi de tenir, en 1972, la première grande conférence sur l’environnement. À ce moment, on savait déjà l’essentiel sur les changements climatiques. Voici ce qu’écrivaient René Dubos et Barbara Ward dans Nous n’avons qu’une terre, le rapport publié juste avant la conférence. Ce rapport, Greta l’a sans doute découvert dans la bibliothèque famiiale. Je cite : « En ce qui concerne le climat, les radiations solaires, les émissions de la terre, l'influence universelle des océans et celle des glaces sont incontestablement importantes et échappent à toute influence directe de l'homme. Mais, l'équilibre entre les radiations reçues et émises, l'interaction de forces qui maintient le niveau moyen global de température semblent être si unis, si précis, que le plus léger changement dans l'équilibre énergétique est capable de perturber l'ensemble du système. Le plus petit mouvement du fléau d'une balance suffit à l'écarter de l'horizontale. Il pourrait suffire d'un très petit pourcentage de changement dans l'équilibre énergétique de la planète pour modifier les températures moyennes de deux degrés centigrades. Si cette différence s'exerce vers le bas, c'est le retour à une période glaciaire; au cas contraire, un retour à une terre dépourvue de toute glace. Dans les deux cas, l'effet serait catastrophique. »[3]
À cette époque, il suffisait de connaître le cycle du carbone, tel qu’on l’enseigne dans les écoles secondaires, pour vouloir mettre au plus vite un terme à l’économie d’extraction, expression que René Dubos, lui-même un scientifique de premier ordre, utilisait pour désigner une paresse de la science plutôt qu’un accomplissement.
« La civilisation industrielle a jusqu'ici fondé son économie sur l'extraction. Elle a pillé les richesses en combustibles et en minerai accumulées dans les entrailles de la terre au cours des ères géologiques; elle a pillé la richesse agricole accumulée sous forme d'humus; et voici qu'elle commence à piller les richesses minérales et biologiques des océans, même s'il doit en résulter la contamination des eaux par des nappes de pétrole et la destruction des espèces aquatiques. Pourtant, ce pillage ne dure qu'autant qu'il reste économiquement rentable. Lorsque les ressources s'épuisent ou que le coût de l'extraction devient trop élevé, le site est généralement abandonné. Cités fantômes et terres incultes sont les tragiques témoins de la civilisation extractive sur une grande partie du globe. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les XIXe et XXe siècles ont été plus destructeurs que créateurs, parce qu'ils ont utilisé et souvent gaspillé les richesses emmagasinées sous forme de ressources naturelles. Ayant tous tiré profit de cette économie d'extraction, nous avons nourri l'illusion que nous la devions entièrement à la connaissance scientifique et à l'habileté technologique. En réalité, la croissance technologique rapide des deux derniers siècles n'a été possible que parce que l'homme a exploité sans frein les ressources naturelles non renouvelables, aboutissant ainsi à dégrader l'environnement.» [4][1]
Aucun d’entre nous ne pourrait dire en soupirant : si nous avions su! Nous savions déjà tout ce qu’il fallait savoir pour commencer à agir de façon responsable et efficace.
Notre immaturité
Pourquoi suis-je encore sous le choc du jugement de Greta Thunberg? En 1972, la revue Critère, que j’avais fondée deux ans plus tôt, publiait les actes d’un colloque international sur l’environnement tenu à Montréal peu de temps auparavant Avait notamment participé à ce colloque G. J Thiessen, spécialiste de la pollution par le bruit au Conseil national de la recherche du Canada. Il nous avait rappelé dans sa conclusion que nous n’avions pas la maturité requise pour prendre les décisions qu’exigent les seules solutions adéquates des problèmes de la pollution par le bruit.
Plus le temps s’étire entre une cause hypothétique, le bruit, par exemple, et son effet limite, la surdité dans ce cas, plus il devient difficile d’isoler cette cause, de la distinguer d’une autre, l’alimentation ou les amplificateurs trop puissants. Le Concorde était l’objet d’une vive controverse à ce moment. À une question qu’on lui a posé à ce sujet, Thiessen a répondu : « Je n’ai pas attendu de pouvoir démontrer que le Concorde rendrait les gens sourds pour militer dans un mouvement contre la pollution par le bruit. Il y a une large part d’hypocrisie dans le fait que les citoyens et les gouvernements attendent des preuves scientifiques pour suivre leurs instincts ou simplement leur goût. » Il en faisait une affaire de maturité :
« Il y a plusieurs problèmes de ce genre. Étant originaire de l'Ouest du Canada, ayant passé mon enfance durant la période de sécheresse des années trente, je sais très bien ce qu'il faut entendre par érosion du sol. L'érosion du sol dans ma région natale s'est peut-être étalée sur un siècle. On a fini par en découvrir les causes et par entrevoir la possibilité de les éliminer.
Cela signifie que nous devons songer à une planification à très long terme. Un trait caractéristique de l'homme se trouve par-là mis en cause, qui rend encore plus difficile la solution du problème : nous n'aimons pas prévoir longtemps à l'avance. Il y a même des psychologues qui ont émis l'hypothèse que la maturité des individus se mesure à la portion de leur avenir qu'ils sont en mesure de faire entrer dans leurs plans. L’enfant pleure quand il a faim; il est satisfait aussitôt qu’il a mangé. Il n’est pas du tout préoccupé par le fait qu’il pourrait très bien n’avoir rien à se mettre sous la dent le lendemain. À mesure qu'il grandit, il peut étaler ses plans sur une journée, et même sur une année; mais, pour pouvoir les étaler sur toute sa vie, il lui faut avoir atteint un haut degré de maturité. En ce qui a trait aux problèmes qui nous intéressent, il faut prévoir un siècle à l'avance. La façon dont nous nous comportons vis à vis de ces problèmes donne donc une juste idée de notre maturité. »
Nous avions compris évidemment que ce diagnostic s’appliquait à toutes les autres formes de pollution. Il nous restait à réfléchir sur les façons d’éviter que, dans les actions qu’elle préconise, la science ne soit victime de sa rigueur. Le Concorde a cessé de perturber notre sommeil parce que des citoyens comme G.J. Thiessen n’ont pas attendu la preuve par la surdité. Ils ont tout simplement réagi comme des êtres vivants et raisonables qui entendent les bruits excessifs d’une mauvaise oreille.
Peu de temps après la publication de la conférence G.J. Thiessen, nous avons, à la revue Critère, mis en chantier un numéro sur la normalité et la maturité. Ce qui nous a valu cette page sur l’infantilisme qui correspond parfaitement à l’inspiration de Greta Grunberg :
«Qu'est-ce que l'infantilisme? Le fait de se conduire comme un enfant quand on a cessé de l'être. C'est d'abord l'impuissance à voir les choses telles qu'elles sont, ou le refus de les prendre pour ce qu'elles sont, de distinguer ce qu'on sait de ce qu'on croit; c'est prendre ses désirs pour la réalité. C'est par là même l'inaptitude à s'abstraire du présent, à vouloir les moyens des fins que l'on désire, à se soucier des conséquences réelles, c'est-à-dire lointaines, de ses actes, ce qui ramène ceux-ci au niveau ludique. C'est, dans le domaine affectif, un égocentrisme foncier, un narcissisme non surmonté qui explique que, dans ses amours comme dans ses haines, l'individu n'a jamais affaire qu'à soi, s'avère incapable de rencontrer l'autre comme autre et d'assumer cette rencontre. Enfin, l'infantilisme se traduit par une soumission ou par un refus, également fanatiques, à l'égard de toute autorité; attitudes propres à des sujets qui n'ont pas surmonté les autorités subies durant leur enfance, qui n'ont pas su concilier l'obéissance extérieure et l'autonomie intime; aussi, leur soumission ou leur révolte ne provient-elle pas de ce que les autorités de fait sont réellement justes ou injustes, mais de ce qu'ils transfèrent sur elles la cause d'une impuissance non surmontée. Être infantile, c'est être irresponsable. »[5]
[1] https://www.theguardian.com/environment/2018/dec/04/leaders-like-children-school-strike-founder-greta-thunberg-tells-un-climate-summit
[2] Il est question d’Arrhenius dans l’article que le météorologue Robert Mailhot signe dans la présente lettre
[3] Nous n’avons qu’une terre, J’ai lu, Paris, 1972, p.364.
[4] René Dubos, Les dieux de l'écologie, Fayard, Paris 1973, page 173.
[5] OLIVIER REBOUL, «L'adulte: mythe ou réalité», Revue Critère, juin 1973