Grandeurs et misères de l'incarnation

Jacques Dufresne

Convergence

Pour un chrétien, par sa religion ou sa spiritualité, l’incarnation c’est le Verbe fait chair, Dieu fait homme. Entre cette incarnation, l’animisme des plus vieilles cultures, la métempsychose des pythagoriciens ou la réincarnation des religions et des philosophies asiatiques, la distance est grande mais l’analogie reste permise :  l’union, dans chaque cas, d’un principe spirituel et d’un principe matériel, souvent appelés âme et corps, pour former un être vivant. On peut étendre cette analogie à des philosophies occidentales et particulièrement à celles d’Aristote, de Thomas d’Aquin, de Max Scheler qui reconnaissent cette union intime de l’âme et du corps. Au XVIIe siècle, apparaît avec Descartes une philosophie dualiste où l’âme demeure distante d’un corps considéré comme une machine. Aujourd’hui de nombreux biologistes, notamment parmi ceux qui prennent en compte la complexité, tels Brian Goodwin et Francisco Varela, s’éloignent de ce dualisme pour se rapprocher des philosophies spiritualistes traditionnelles.

L’heure n’est-elle pas venue, tout en évitant les amalgames, de réunir ces diverses conceptions de l’incarnation dans un même ensemble ayant pour fin de résister à la mécanisation et à la minéralisation du milieu vivant. La prolifération des machines autour de nous dans le cadre d’une vision du monde elle-même mécaniste nous met constamment en présence de deux nouveaux principes, l’un abstrait, l’autre matériel, caricaturant si bien l’âme et le corps que nous en venons à considérer les machines comme des images de nous-mêmes voire comme des modèles. Ce que nous faisons lorsque, sans sourciller, nous employons le mot intelligence à propos des ordinateurs.

 

 

Grandeurs

Ne convient-il pas aussi, pour bien marquer ce qui distingue notre intelligence incarnée des opérations désincarnées et unidimensionnelles des ordinateurs, d’étendre désormais le sens du mot incarnation à toutes les actions qui sont des expressions de la vie et donc de l’union intime de l’âme et du corps.   

Font partie de ces actions celles qui visent une fin non représentable, la perfection, plutôt qu’un objectif aux contours précis, celles dont on peut dire qu’elles sont inspirées, du sourire amical au grand art. Dans le cas des ordinateurs, à la place d’une âme rayonnant à travers une chair, ou à travers des mots, des couleurs et des sons, une machine logique programme les rouages d’une machine métallique qui peut tout au plus reproduire les signes extérieurs de sentiments qu’elle n’éprouve pas et n’éprouvera jamais

Quand tout se passait entre vivants au point que l’on prêtait une âme aux objets inanimés, la question du choix entre le mécanique et le vivant ne se posait pas. Elle est aujourd’hui au cœur de toutes les décisions importantes que nous devons prendre si nous voulons protéger la vie en nous aussi bien que dans la nature, les deux étant indissociables. Il a d’abord fallu libérer les travailleurs de l’esclavage, puis des chaines de montage. Si, sur ce dernier point, le combat a perdu une grande partie de sa vigueur, c’est sans doute parce que la robotisation progresse rapidement, mais ne serait-ce pas aussi parce que ce mal est moins perçu comme un mal que comme la condition d’une productivité à laquelle tout le monde consent, au travail d’abord et par suite dans la vie sociale et la vie privée. Avec le risque sous-estimé et souvent inaperçu d’une mécanisation accrue de l’ensemble de l’existence et des rapports humains.  Ce risque, il faut le prendre en compte dans tous nos choix, à commencer par ceux de l’éducation. Dernier refuge de la spontanéité du vivant, le loisir lui-même est gagné par la vague gris-métallique, comme les vêtements et la décoration. L’humanité ressemble de plus en plus à ces super-marchés japonais intelligents inventés pour faire concurrence à l’atmosphère concentrationnaire des entrepôts d’Amazon,

L’efficacité au travail peut être considérée comme un bien, mais ce bien ne devient-il pas un mal si, pour l’accomplir, on accepte d’être mis en laisse électronique, renonçant ainsi à une liberté élémentaire et accélérant par là l’emmachination de soi-même et de l’ensemble de la société.

 Inversement quand un père ou une mère quittent un emploi lucratif pour se défaire d’une laisse électronique, ils peuvent avoir le sentiment de faire un mauvais choix du point de vue du Système, mais s’ils se rapprochent ainsi de leurs enfants et de leurs amis, ce mal devient un bien pour la société. On pourrait multiplier à l’infini les exemples de ce genre, où le choix, souvent implicite, entre le mécanique et le vivant, valide ou invalide des décisions prises selon les critères du bien ou du mal, du vrai et du faux et même du beau et du laid. Un texte composé par un ordinateur peut sembler beau, mais cette beauté désincarnée refroidit la planète humaine en renforçant sa dimension mécanique, tout en contribuant pour les mêmes raisons au réchauffement et à la minéralisation de la terre.

Misères

Tout paysage harmonieux, toute personne rayonnante, tout chef d’œuvre, tout objet de qualité, qui s’offre comme nourriture à notre regard contemplatif fait partie des grandeurs de l’incarnation. Ces grandeurs sont toutefois des victoires sur des misères. Si les tensions entre les deux principes, l’âme et le corps peuvent se transformer en harmonie et en beauté, elles dégénèrent souvent en conflits violents. Jadis cette violence pouvaient résulter surtout d’instincts primaires puissants, mais mal maîtrisés. À ces instincts qui survivent à l’emmachination, s’ajoutent aujourd’hui des causes nouvelles de tension : suite à la disparition des idéaux traditionnels de perfection incarnée, chaque moi, chaque groupuscule, deviennent des centres du monde en conflit les uns avec les autres.

Ici la pensée entre dans la crainte et le tremblement. La vie est cruelle. Elle met ses réussites en relief, comme l’a fait Plutarque dans ses Vies des hommes illustres, au risque de jeter le discrédit sur les plus faibles. Aujourd’hui, ces derniers, souvent aussi les plus marginalisés, sont titulaires de droits défendus avec de plus en plus de détermination

Ces droits sont aussi de plus en plus reconnus, avec toutefois une volonté d’éradiquer le mal faisant craindre une purification qui éloignerait l’humanité de la vie. Qu’on me permette ici une confidence. Shakespeare est l’un des nombreux grands auteurs occidentaux qui se sont inspirés de Plutarque. Si on m’avait détourné de ce génie, en raison de l’une ou l’autre des censures à la mode, on aurait commis à mon endroit un mal irréparable. J’admire sans réserve la Cordelia de Shakespeare et ce depuis ma première lecture du Roi Lear à l’âge de vingt ans. Si j’ai pu éprouver quelque compassion pour de jeunes malades mentaux ou des vieillards déments, je le dois en grande partie à cette femme aimante imaginée par Shakespeare. La compassion est fille de l’admiration.

L’instant éternel ou la durée illimitée

Le mélange appelé homme résultant de l’incarnation est imparfait et limité :

« Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force

Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit

Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix

Et quand il croit serrer son bonheur il le broie

Sa vie est un étrange et douloureux divorce

Il n’y a pas d’amour heureux.»

À cette supplique d’un poète contemporain, Louis Aragon, Pindare, un poète de l’antiquité, avait déjà répondu :

»Mais quelque fois, comme un rayon venu d’en haut

La lueur brève d’une joie descend sur lui

Et il connaît quelque douceur.»

C’est l’admiration qui rend possibles cet éveil et la croissance qui peut s’ensuivre… sans être jamais acquise. L’admiration, acte libre toujours menacé par le ressentiment, cette « envie qui a l’éblouissement douloureux,»[1] surtout quand son objet est une perfection donnée par la vie plutôt que conquise par la volonté. Je peux toujours espérer égaler celui qui, dans les sports, par exemple, a atteint un objectif par un entraînement systématique. L’athlète naturel, à qui tout semble avoir été donné au départ suscitera davantage mon ressentiment, du moins si la vie n’a pas été aussi généreuse à mon endroit dans ce domaine ou dans un autre.

D’où la séduction qu’exercent sur nous les machines de même que les procédés mécaniques et quantifiables de perfectionnement. Les machines certes se dégradent avec le temps, elles n’échappent pas à l’entropie, mais ce vieillissement est lent et il est le même pour toutes les machines de même série, si bien qu’elles ont, dans leur séduction à notre endroit, la complicité de nos désirs d’égalité.

L’incarnation est aussi intimement liée au mal qu’au bien, un mal qui durera aussi longtemps qu’elle et dont on peut tout au plus limiter les effets par des sentiments comme l’admiration bien orientée. Dans cette polarité du vivant, il n’y a pas de purification totale et définitive possible. Mais comment envisager l’avenir quand la réparation par l’admiration ne satisfait plus les aspirations et quand la machine propose des moyens de purification plus efficaces et plus vérifiables ? Un peu de drogues et d’électrodes pour rendre les cerveaux plus performants et si possible, plus empathiques, beaucoup de conditionnement médiatique, de reconnaissance faciale et génétique pour rendre les troupeaux plus obéissants.

Rien n’est jamais acquis à l’homme vivant, mais rien ne vaut la lueur brève de ses joies, la poésie de ses moments de grâce; et si l’éternité enfermée dans ces moments demeure mystérieuse, l’enfer des machines et des hommes machines qui est d’en être à jamais privé, est parfaitement vérifiable. Nous avons le choix entre ce vérifiable de notre fonctionnement régulier et l’invérifiable de nos éblouissements d’êtres incarnés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]Victor Hugo, Post-sriptum de ma vie. http://misc.bibl.u-szeged.hu/25728/1/018_001_001-084.pdf

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