Gouvernement d’un jardin
Vingt fois, rêvant à l'aventure dans les allées de mon jardin, je me suis posé, sans angoisse et sans orgueil, diverses questions qui touchent à l'avenir de nos oeuvres, à la nature de notre force, aux moyens dont nous disposons pour établir et confirmer notre empire.
Le jardin n'est ni très grand, ni très petit : il exige toute l'année le travail d'un homme courageux. Il donne le spectacle d'un ordre sans rigueur et sans système. Il est propre et rustique. On y cultive des légumes, des fleurs et des arbres fruitiers.
Que deviendrait le jardin si l'esprit qui le gouverne et les mains qui le soignent l'abandonnaient brusquement?
Cette question lancée, les enfants, les adolescents, répondent volontiers par un hymne romantique à la liberté parfaite. Les jeunes gens qui viennent de lire Hugo et Zola, les âmes ingénues qui rêvent du Paradou et du jardin de la rue Plumet ne manquent pas de prendre l'essor. A les entendre, le clos, délivré des hommes, s'épanouirait selon les lois de la nature et donnerait bientôt le spectacle magnifique de la variété, de la fantaisie, de la profusion et de la franchise. Cette confiance juvénile me touche le coeur; mais je connais bien le jardin et mes songeries sont moins plaisantes.
Si, toutes portes fermées, le jardin se trouvait livré soudainement à lui-même, au fort de la belle saison, il vivrait deux ou trois jours encore dans l'obédience. Deux ou trois jours, pas davantage. Tout de suite, les petits semis, les plantes fraîchement repiquées, les végétaux qui demandent un arrosage quotidien se hâteraient de dépérir et ne tarderaient pas à succomber. Ce serait le premier sacrifice et je veux bien croire qu'il ne serait pas très sensible. Dès la seconde semaine, une foule de fleurs délicates commenceraient de souffrir et de réclamer des soins. Les fruits non cueillis pourriraient, les plantes potagères monteraient en graines, l'herbe paraîtrait dans les allées et les plates-bandes, les pelouses se couvriraient de séneçon et de boutons d'or. Et, tout de suite, une lutte sauvage mettrait les êtres aux prises. Il est puéril de croire que, comme au Paradou, toutes les fleurs, à l'envi, se développeraient avec une fraternelle tolérance. Quatre ou cinq espèces vigoureuses et obstinées s'empareraient du pouvoir. Certaines sont dites sauvages; elles ont de fortes racines, des tissus rudes, peu sensibles, une vitalité redoutable. Elles voudraient pour elles seules la possession du terrain. La renoncule et le liseron prendraient, j'en suis sûr, la conduite du mouvement insurrectionnel. Mais, parmi les plantes cultivées, parmi les plantes bourgeoises, riches, il est aussi des intrigantes qui profiteraient du désordre pour s'élancer et se répandre. La verge d'or et les asters viendraient rapidement à bout des autres plantes à fleurs et même des herbes folles. Les premières gelées, d'un seul coup, supprimeraient les fleurs annuelles et détruiraient les tubercules. L'hiver fini, la saison claire, de retour, verrait le triomphe non de la vie au sens ingénu du XIXe siècle, non de la beauté, non surtout de la liberté, mais de quelques personnes ambitieuses et cruelles qui ne reculent devant rien pour assouvir leurs appétits.
En deux ou trois années, le jardin serait livré aux passions et aux combats d'une poignée d'énergumènes végétaux qui feraient d'inouïs efforts non pour assurer l'idyllique partage de l'air, de l'espace et des nourritures, mais pour s'emparer égoïstement de tous les biens, placer leurs créatures et réduire en esclavage tout ce qu'on ne pourrait étouffer.
Ce régime lui-même ne durerait pas éternellement. Il serait vain, cela va sans dire, et passablement naïf d'espérer une révolte quelconque des dahlias et des géraniums, à jamais anéantis. Il serait chimérique d'escompter le renoncement et la contrition des prèles se retirant avec humilité devant les pétunias et les sensitives. Le régime des petits rapaces devrait céder un jour devant l'invasion des grands barbares. Notre jardin est bordé par la forêt. L'art et la vigilance du jardinier tiennent en respect cette force océanique et parviennent à l'endiguer. La forêt, chaque jour, exerce une pression sur le domaine de l'homme et fait effort pour l'envahir. Le jardinier, à tout instant, arrache un petit chêne, une touffe d'acacia, un coudrier, qui se sont glissés dans les haies, dans les prairies, dans les massifs, et qui tentent d'y prospérer. Voyant le jardin tombé au pouvoir des terroristes, la forêt se mettrait en marche. Lentement, mais avec une force invincible, la forêt balayerait les agitateurs, les factieux, les maîtres d'une saison. Un jour futur, le jardin disparaîtrait dans l'ombre murmurante des grandes futaies sauvages. Et notre monde serait tel qu'à son obscur commencement.
Qu'on ne parle pas de la nature, de ses lois inéluctables, de la primauté du plus fort. Toute la vie d'un jardin conteste cette rhétorique électorale. L'art de gouverner un jardin démontre que la nature doit être dominée. La nature n'est pas la vie. C'est la vie de quelques espèces brutales et la mort ou la servitude des autres. L'art du jardinier a pour objet de résister aux puissances de la nature, de protéger les espèces les plus belles, qui sont aussi les plus délicates, de donner une place à chacun, mais de limiter la place de chacun, d'aider les faibles et de réfréner les audacieux, de substituer à des forces aveugles et inhumaines, qu'on a bien tort d'appeler des lois, un sage ensemble de règles susceptibles d'établir et de confirmer l'équilibre.
Tout, dans la vie d'un jardin, proclame l'excellence du principe d'autorité. Et tout me démontre aussitôt que ce principe nécessaire, que ce principe, à lui seul, ne saurait diriger le monde.
Je plains le jardinier qui s'imaginerait que l'on peut obtenir quoi que ce soit seulement par violence et contrainte. Il est possible qu'une telle méthode vienne à bout de l'acier, du marbre et du granit. Elle est sans vertu devant la vie. Le bon jardinier sait bien que les plantes ne se plaisent pas partout, qu'elles ont non seulement des besoins évidents et grossiers, mais des aspirations secrètes, des penchants, des vues idéales, des caprices et des répugnances. Le bon jardinier exerce l'autorité, mais avec respect et sollicitude. Il corrige à tout instant le principe d'autorité par le principe de persuasion. Et c'est ainsi qu'un jardin peut vivre à la face du ciel, peut vivre en cherchant chaque jour le sens de la justice, de la paix et de l'harmonie.
Georges Duhamel, Fables de mon jardin