Décapitation, déchiquetage et désincarnation
Au cours de l’été 2014, deux journalistes américains ont été décapités et ces actes barbares ont fait l’objet de vidéos qu'on a pu voir dans le monde entier.
Dans le NewYork Times du 6 septembre 2014, David Brooks a dit son indignation face à ces crimes de guerre dans un article expliquant la cruauté par la désincarnation, elle-même induite par les mouvements dualistes (séparation de l’esprit et du corps) à l’intérieur de certaines religions. Bel article, qui doit toutefois pour conserver sa beauté être complété par une réflexion sur les effets d’une autre forme de dualisme. Jacques Dufresne propose cette réflexion en commentaire.
Traduction de la partie essentielle de l’article de David Brooks.
«La décapitation nous inspire un mouvement de répulsion parce que le corps possède une essence spirituelle. La tête et le corps humains ne se limitent pas à vivre et à transmettre des gènes. Ils peignent, portent des jugements de valeur, jouissent de la beauté d’un coucher de soleil et ont l’expérience du transcendant.
La fusion du spirituel et du matériel est mystérieuse. Certains Juifs font appel au concept de tzimtsum ou ‘’contraction’’ pour décrire le mélange du fini et de l’infini. Les chrétiens ont la plus haute idée de l’incarnation. La plupart d’entre nous, religieux ou laïcs, pressentent instinctivement qu'il y a un esprit immergé dans la machine. Et parce que le corps est un temple transcendant, il est digne de respect. C’est lui faire violence que de le traiter comme vous traiteriez un objet inanimé. Même quand une personne est morte, le corps abrite encore le souvenir d’une présence et mérite un traitement respectueux.
Parce que nous avons ce pressentiment instinctif, nous nous sentons élevés quand nous sommes témoins d’un comportement où s’opère la fusion du physique et du spirituel. Nous nous sentons élevés quand le rapport sexuel n’est pas seulement un plaisir physique mais aussi une union et un dialogue spirituels. Nous nous sentons élevés quand nous lisons un texte sur le rituel juif du tahara, consistant, pour les membres d’une synagogue, à laver le corps d’un fidèle qui est mort. Nous éprouvons un sentiment de répulsion, fort ou faible, quand le corps d’essence spirituelle est arbitrairement et intentionnellement insulté.
Notre répulsion nous rend différents des fanatiques religieux qui sont portés à commettre ou à célébrer des actes comme la décapitation. Les fanatiques trouvent une justification dans un pan de leur foi selon lequel l’esprit et le corps sont en guerre l’un contre l’autre. Ils sont enclins à un ascétisme extrême, au déni des plaisirs de ce monde; ils sacrifient ce monde à l’autre monde, ils oscillent entre une auto flagellation masochiste, quand ils pensent s’être abandonnés aux sens, et des accès d’arrogance et d’orgueil spirituels, quand ils ont la conviction de s’être élevés au-dessus des sens. Peu importe alors le sort qu'ils font subir à leur ennemi, le corps, parce que cette réalité physique est une entité négligeable.
Pour arrêter l’Isis, il faudra mettre en place une coalition politique et militaire. Mais il faudra ultimement prendre acte du fait que leur islamisme est un mouvement spirituel qui ne pourra être dépassé que par une variante plus élevée de l’Islam.
La version la plus vraie de chaque religion abrahamique se reconnaît dans la bonté originelle de la création. Ce sont des religions qui aiment le monde matériel, le corps en particulier. Ce sont des religions qui comprennent que le haut et le bas ont un vif attrait l’un pour l’autre et que même le corps de l'ennemi contre lequel on est en guerre conserve un je ne sais quoi de divin".»
Commentaire
Très beau texte, mais il faut compléter le tableau. Le dualisme dont parle David Brooks remonte à Pythagore en Grèce et à Zoroastre en Perse, 500 ans avant le Christ. Il existe aussi un dualisme moderne, cartésien. Il donne lieu à son tour à des excès d’ascétisme. Le but de ces excès n’est toutefois pas le salut mais la performance : dans le sport, les affaires, la technique, la politique…Dans l’ordre de la pensée ce dualisme oppose la raison aux sens, dans celui de l’action, il oppose la volonté au corps. C’est grâce à ce dualisme que l’homme est devenu maître et souverain de la nature. Quand, même après avoir instrumentalisé le corps jusqu’à le rendre malade, la volonté ne parvient pas à atteindre ses objectifs, elle peut encore fouetter le corps par la drogue et prolonger son action par des moyens techniques, comme le drone.
Si on interprète l’histoire de l’Occident moderne dans cette perspective, on est forcé d’admettre que le corps y a souvent été traité avec mépris, comme une «entité négligeable.» Le cycliste Lance Amstrong a traité son corps avec autant de dureté que ne le font encore aujourd’hui les fanatiques des religions dualistes…ou monistes, (car les religions dualistes n’ont le monopole ni de la cruauté en général, ni de la décapitation en particulier, comme le montre la croisade des chrétiens du Nord contre les Albigeois, lesquels pratiquaient une religion dualiste, le catharisme.)
Pourquoi trouvons-nous aujourd’hui si horrible cette décapitation que les peuples les plus civilisés ont longtemps pratiquée? Parce que le bourreau est proche de sa victime. Quand nous utilisons un drone pour déchiqueter l’ensemble du corps d’un ennemi, notre action paraît plus morale. Comme si la moralité se mesurait à l’éloignement de l’effet par rapport à la cause.
Et c’est bien ainsi que nous la mesurons. Il y a là une infâme hypocrisie qui aggrave notre cas plutôt que de nous innocenter. Certes, il n’y a rien de réjouissant dans l’idée que le fanatisme des membres de l’ISIS et leur amour du spectacle sanglant pourrait s’étendre bientôt à toute la jeunesse islamiste, mais il faut reconnaître que l’infâme hypocrisie a déjà gagné toutes les nations possédant les moyens techniques qui les mettent à distance de leurs actes et réduisent ainsi les plus barbares de ces actes à de lointaines innocentes abstractions.
L’original de la partie essentielle de l’article
We’re repulsed by a beheading because the body has a spiritual essence. The human head and body don’t just live and pass along genes. They paint, make ethical judgments, savor the beauty of a sunset and experience the transcendent. The body is material but surpasses the material. It’s spiritualized matter.
This infusion of the spiritual and the material is mysterious. Some Jews use the concept of tzimtzum, or “contraction,” to describe the mixing of the finite and the infinite. Christians have the larger concept of incarnation. Most of us, religious or secular, have some instinctive sense that there is a ghost infused in the machine. And because the human body is a transcendent temple it is worthy of respect. It is offensive to treat it the way you would treat an inanimate object. Even after a person is dead, the body still carries the residue of this presence and deserves dignified handling.
Because we have this instinctive sense, we feel elevated when we see behavior that fuses the physical and spiritual. We feel elevated when sex is not only physical pleasure but also communication and spiritual union. We feel elevated when we read about the Jewish rituals of tahara, when members of a synagogue tenderly wash the body of a congregant who has died. We feel repulsed — a little or a lot — when the body’s spiritual nature is gratuitously and intentionally insulted.
Our revulsion makes us different from the religious zealots who are prone to commit or celebrate acts like beheadings. The zealots often hew to a fringe of their faith that holds that the spirit and the body are at war with each other. They have a tendency to extreme asceticism, to seek to deny themselves pleasures of the living world, to celebrate the next world at the expense of this world, to oscillate between masochistic self-flagellation, when they think they have been sensual, and bouts of arrogant spiritual pride, when they convince themselves they have risen above the senses. It doesn’t matter to them what they do to their enemy’s body, because this physical reality is not important.
If ISIS is to be stopped, there will probably have to be some sort of political and military coalition. But, ultimately, the Islamists are a spiritual movement that will have to be surmounted by a superior version of Islam.
The truest version of each Abrahamic faith revels in the genuine goodness of creation. These are faiths that love the material world, especially the body. They’re faiths that understand that the high and the low yearn for each other, and that every human body has some piece of the eternal, even if you’re fighting against him.