De quoi regretter Trump, 2ème partie

Andrée Mathieu

De quoi regretter Trump, 1ère partie

Les « mondialistes » du Deep State

Comme Glenn Greewald le soulignait plus haut, le concept de Deep State est apparu bien avant l’élection de Donald Trump. En 2014, Marc Ambinder and D.B. Grady, deux journalistes spécialistes de la sécurité nationale, ont publié un livre intitulé Deep State: Inside the Government Secrecy Industry[45], dans lequel ils affirment « qu’il y a un pays enfoui à l’intérieur des États-Unis », un pays formé par une industrie du secret. Bien sûr, les conspirationnistes ont fait leurs choux gras de cette idée d’un état dans l’état et l’ont associée aux histoires de gouvernement mondial et autres théories du complot. Mais il reste qu’on ne peut nier l’existence de réseaux de personnes non élues, riches et puissantes, qui formulent des politiques et font avancer leur agenda auprès du gouvernement. N’y a-t-il pas lieu de s’inquiéter quand l’armée, Wall Street et Silicon Valley se réunissent sans rendre compte de leurs activités et de leurs discussions à la population ?

Le Sommet de Davos

On connaît le Sommet de Davos qui réunit chaque année quelques milliers de personnalités du monde des affaires et des gouvernements. Le Forum économique mondial, qui organise ce sommet, est une fondation à but non lucratif fondée en 1971 par un économiste allemand, Klaus M. Schwab. Pour les participants, qui doivent débourser une somme importante pour y avoir accès, la valeur ne réside pas tant dans les thèmes de la conférence que dans l’occasion de mener efficacement des activités économiques au niveau mondial et de s’attaquer à des problèmes de portée globale. Il n’en reste pas moins qu’on y traite de sujets sensibles, comme l’utilisation des prochaines avancées technologiques, notamment en ce qui regarde les robots. Ainsi, cette année, au cours d’une table ronde consacrée à « l’avenir de la guerre », la ministre de la défense néerlandaise a déclaré : « ce genre d’arme est déjà une évolution définitive, il n’y aura pas de marche arrière. Nous allons par exemple être confrontés à des systèmes d’intelligence artificielle capables de modifier en cours de mission leurs propres règles d’engagement. De ce fait, la dimension éthique et le contrôle humain de ce genre d’armes n’en est que plus important »[46]. « Le groupe État islamique », a ajouté une professeure de l’Université Duke, « peut imprimer en 3D des milliers de drones, les équiper d’armes conventionnelles ou biologiques et provoquer des dégâts bien plus importants qu’un F-35 dans une frappe chirurgicale. La barrière d’entrée technologique est devenue tellement basse que n’importe qui peut avoir ce genre de drone (…) Je pense que déjà Google et Facebook disposent de technologies de drones supérieures à celles des agences de renseignements de tous les pays »[47].

Le Groupe Bilderberg

Le Groupe Bilderberg est moins connu à cause du caractère confidentiel du bilan de ses conférences annuelles. Ces dernières sont organisées par un comité directeur et rassemblent un peu plus d’une centaine de personnes invitées de façon ponctuelle. Ce forum annuel doit son nom à l’hôtel Bilderberg aux Pays-Bas où il a été inauguré en mai 1954. En réponse à une question parlementaire, voici comment le Conseil fédéral suisse a décrit l’événement : « les conférences Bilderberg sont un forum d'échange sur les principaux sujets d'actualité dans les domaines les plus divers entre membres de gouvernements, diplomates, politiciens, personnalités de l'économie, représentants de la science, de la formation, de la presse et d'instituts spécialisés. […] L'objectif de cette conférence privée est une discussion libre et ouverte. Les participants y défendent leur opinion personnelle et n'y parlent pas au nom de leur gouvernement ou de leur employeur. C'est pour cette raison que les organisateurs renoncent à faire de la publicité autour de ces discussions. […] Les participants qui acceptent une invitation personnelle à la conférence se déclarent prêts à renoncer à toute publicité. Du reste, il ne s'agit pas de négociations, mais de discussions qui permettent et favorisent une mise en réseau des idées et des personnes (Wikipédia) ».

Le Groupe Bilderberg suscite « la crainte de voir une structure collégiale abritant un petit nombre de personnes prendre, sans contrôle démocratique par des tiers, des décisions importantes en économie ou en politique (Wikipédia) ». Parmi les invités canadiens au Forum de 2016 figuraient l’astronaute Chris Hadfield et le chercheur montréalais spécialiste de l’intelligence artificielle Yoshua Bengio. Tout à fait le genre de personnes qui plaisent au transhumaniste Peter Thiel qui fait partie du comité directeur du Groupe Bilderberg et qui aime bien les projets d’exploration de l’espace et d’extraction de données (data mining). Interrogé par Radio-Canada au sujet de sa participation à l’événement, Bengio a répondu ceci : « C'est vrai qu'il y a une élite qui a beaucoup trop d'influence sur notre planète. J'aimerais mieux vivre dans un monde qui soit plus démocratique, mais en même temps, c'est bien qu'il y ait des discussions entre les gens. »[48] Cette année, la conférence tenue dans l’état de Virginie a accueilli Michael Sabia, président de la Caisse de dépôt et placement du Québec, ainsi que le ministre canadien des Finances Bill Morneau. Le directeur des communications du ministre a dit au Journal de Montréal que ce dernier s’y était rendu pour « le bien-être de la classe moyenne »[49] ! À l’insu de cette dernière faut-il le préciser… Eric Schmidt, président exécutif d'Alphabet (Google), et Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire international, ont également fait partie de l’édition 2017.

Voici maintenant la pièce de résistance…

Le Forum Highlands[50]

J’ai découvert Nafeez Mosaddeq Ahmed[51] en faisant des recherches sur la dynamique des systèmes complexes. Son livre A User’s Guide to the Crisis of Civilization. And How to Save It[52] est une remarquable étude sur la convergence entre les changements climatiques, la crise énergétique, l’insécurité alimentaire, l’instabilité économique, le terrorisme international et la militarisation. Ahmed est un politologue britannique d’origine bangladaise spécialiste de la sécurité internationale. Il est aussi journaliste d’investigation et a écrit pour plusieurs journaux prestigieux dont Le Monde diplomatique, The Atlantic et The Guardian.

Sur sa plateforme Insurge Intelligence[53], un projet de journalisme d’enquête financé par le public, Ahmed a publié une recherche très fouillée[54] en deux parties intitulées How the CIA Made Google et Why Google Made the NSA. Ce n’est pas tant l’établissement de liens directs entre Google et la CIA qui fait la force de ce texte, mais la description minutieuse du réseau de relations qui existent entre les géants du numérique, le Département de la Défense et ses multiples agences, dont la CIA, d’autres entreprises du complexe militaro-industriel et des acteurs financiers, comme Goldman Sachs. Ahmed présente les acteurs principaux, parfois même avec leur photo, ainsi que plus d’une centaine de références comprenant des documents officiels, des entrevues et des articles de journaux. Le point commun qui relie tous ces gens est un groupe assez secret qui porte le nom de Forum Highlands.

Le Highlands Group[55] a été fondé en 1994 par Richard O’Neill, capitaine de l’US Navy à la retraite, à la demande de l’ex-Ministre de la Défense sous Bill Clinton, William Perry. Ancien directeur de la CIA, Perry a été parmi les pionniers défenseurs du concept de « guerre préventive ». En 1998, le Highlands « Group » est devenu un « Forum[56] ». C’est que la loi sur les comités de conseil fédéraux stipule que les fonctionnaires du gouvernement n’ont pas le droit de tenir des consultations secrètes avec des personnes n’appartenant pas au gouvernement. Ces réunions doivent être publiques, annoncées par le Journal Officiel et les groupes de conseil doivent être enregistrés auprès d’un bureau de l’Administration Générale des Services. « Donc O’Neill changea son nom en Highlands Forum et le déménagea dans le secteur privé pour le diriger en tant que consultant du Pentagone ».

D’après O’Neill, interviewé par la revue Government Executive, « les consultations secrètes du Pentagone avec l’industrie qui ont eu lieu par le biais du Highlands Forum depuis 1994 ont été accompagnées par la soumission régulière d’articles académiques et de politique, d’enregistrements et de notes de réunion, et d’autres formes de documentation qui sont verrouillés derrière une connexion uniquement accessible aux délégués du Forum »[57], dans le but évident d’exclure le public et de contrevenir à l’esprit de la loi.

Selon le magazine New Scientist[58], les réunions classiques du Forum, uniquement sur invitation et financées par le Ministère de la Défense, rassemblent une trentaine de personnes innovantes pour explorer des interactions entre la politique et la technologie. Ses plus grands succès ont été dans le développement de la guerre hi-tech basée sur les réseaux.  Parmi les invités, on retrouve des militaires haut-gradés, du personnel de haut niveau du secteur industriel, des membres démocrates ou républicains du Congrès et du Sénat, des cadres supérieurs de l’industrie de l’énergie et des professionnels de haut rang des médias. Citons par exemple SAIC, Booz Allen Hamilton, RAND Corp., Cisco, Human Genome Sciences, eBay, PayPal, IBM, Google, Microsoft, AT&T, la BBC, Disney Corp., General Electric et Enron. Ces participants au Forum Highlands siègent, invisibles, derrière le trône gouvernemental, et pourtant ils écrivent littéralement ses politiques de sécurité nationale, étrangère et domestique, que l’administration soit démocrate ou républicaine.

« Malgré les changements d’administrations civiles, le réseau autour du Highlands Forum a réussi avec de plus en plus de succès à dominer la politique de défense aux USA », l’objectif du Département de la défense étant d’explorer « l’impact de la révolution de l’information, de la mondialisation, et de la fin de la Guerre Froide sur le processus d’élaboration de la politique étrangère US » dans le but de « dominer une ère émergente de guerre automatisée et robotisée » et de gagner la « guerre globale de l’information ». La « Surveillance Persistante » est un thème fondamental de la vision du Pentagone. Le rôle du Forum Highlands a été véritablement instrumental dans « l’incubation de l’idée de la surveillance de masse comme mécanisme pour dominer l’information à une échelle mondiale ».

L’idéologie incarnée par le Forum Highlands repose sur la vision d’Andrew Marshall, une icône au sein du Département de la Défense. On l’a surnommé Yoda, du nom du maître Jedi dans l’univers Star Wars. Perçu comme se situant au-dessus des politiques partisanes, Marshall a dirigé l’Office of Net Assessment (ONA), le think tank interne du Pentagone. Selon Ahmed, « L’ONA ne faisait pas dans la sobre analyse de menaces, mais dans la projection paranoïaque de menaces justifiant un expansionnisme militaire ». Durant la Guerre Froide Marshall a longtemps « gonflé la menace soviétique », attitude qu’il conserva jusqu’à la fin de sa carrière. Il est également crédité de recherches absurdes pour appuyer le discours sur les liens présumés entre Saddam Hussein et al-Qaïda. En 2002, le magazine Wired a décrit Marshall comme le mentor des faucons Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz.

Un important réseau de faucons supplémentaires orbite autour du noyau dur du Forum Highlands. Je vous en présente quelques-uns.

À tout seigneur tout honneur, commençons par John W. Rendon. Il se dit « le guerrier de l’information », mais on le connaît surtout comme le roi de la propagande et des changements de régimes. Sa firme de relations publiques, The Rendon Group[59] (TRG), se chiffre en dizaine de milliers de personnes et en milliards de dollars. Mandaté tour à tour par la CIA et le Pentagone, il est de toutes les opérations de communication « liées aux zones de confrontation où des intérêts occidentaux sont en jeu : Syrie, Irak, Libye, Ukraine, mer de Chine, Vénézuela, Corée du Nord, pour ne citer que les plus actuelles »[60]. Il faut rappeler le rôle central qu’il a joué auprès de l’administration Bush pour gonfler la menace inexistante d’armes de destruction massives et justifier une invasion militaire en Irak.  « Il a réussi à vendre expéditions militaires et putschs à l’ensemble de la presse occidentale comme autant d’opérations au service de la paix, de la démocratie et des droits de l’homme »[61]. 

On doit l’expression « Il faut combattre un réseau avec un réseau » à l’ancien analyste de la corporation RAND et professeur de relations internationales John Arquilla. Il a proposé l’idée de faire passer l’armée d’une structure hiérarchique à une structure réticulée (en forme de réseau), s’appuyant sur la thèse qu’il défend au Forum Highlands depuis son origine, car il en est également l’un des « membres fondateurs ». « Il prône ouvertement la nécessité de la surveillance de masse et de l’extraction massive de données en soutien à des opérations préventives et pour déjouer des complots terroristes ».

L’Initiative de Cyber-Sécurité (CySec) de l’Institut d’Études Internationales de Monterey (MIIS)[62], qui a comme mission de « fournir une plateforme interdisciplinaire en réseau », a été officiellement associée au Forum Highlands par un protocole d’entente signé entre la directrice générale du MIIS, le docteur Amy Sands, et Richard O’Neill. Le site web de CySec au MIIS déclare que cet accord « … pose les jalons des réunions conjointes à venir du CySec du MIIS et du Highlands Group[63], qui exploreront l’impact de la technologie sur l’engagement en matière de sécurité, de paix et d’information. Pendant presque 20 ans le Highlands Group a engagé le secteur privé et des dirigeants du gouvernement dont le Directeur du Renseignement National, DARPA, le Bureau du Ministre de la Défense, le Bureau du Ministre à la Sécurité du Territoire et le Ministre de la Défense de Singapour dans des conversations créatives pour encadrer les domaines de la politique et de la recherche technologique. ».

Nafeez Ahmed s’est demandé qui était le mécène financier derrière cette initiative conjointe de Highlands et de CySec au MIIS. Cette dernière a été lancée « à travers une donation généreuse de capital de départ provenant de George C. Lee », associé principal chez Goldman-Sachs. En 2011, ce dernier élabora un plan d’investissement qui a porté la valeur de Facebook à $50 milliards, et il s’était précédemment occupé de la capitalisation d’autres géants du secteur connectés au Forum Highlands tels Google, Microsoft et eBay. Le patron de Lee à l’époque, Stephen Friedman, ex-PDG et président du conseil de Goldman-Sachs, avait également été membre fondateur du conseil d’In-Q-Tel aux côtés du grand seigneur du Forum Highlands, William Perry, et de l’éminent chercheur et directeur du Xerox Palo Alto Research Center (PARC), John Seely Brown, un autre participant régulier du Forum. Enfin, Philip J. Venables, lui aussi associé principal chez Goldman-Sachs et directeur principal au risque informatique, qui dirige les programmes de sécurité informatique de la firme, livra une présentation au Forum Highlands de 2008. Ahmed s’indigne : « En somme, la firme responsable de la création des fortunes milliardaires à sensations du 21è siècle, de Google à Facebook, est intimement liée à la communauté du renseignement militaire ; avec Venables, Lee et Friedman liés soit directement au Forum Highlands, soit à des membres distingués de celui-ci ».

Le docteur Itamara Lochard est membre du Forum Highlands et directrice fondatrice de l’initiative CySec du MIIS. Selon sa biographie de l’université Tufts, le docteur Lochard entretient une base de données sur 1700 acteurs non-étatiques comprenant « des insurgés, des milices, des terroristes, des organisations criminelles complexes, des gangs organisés, des cyber-acteurs malveillants et des acteurs non-violents stratégiques ». Notez l’étonnante expression « acteurs non-violents stratégiques », qui couvre peut-être des ONGs et autres groupes ou organisations militantes sur la scène politique et sociale. Dans une étude qu’elle a co-écrite, Itamara Lochard suggère que la prolifération de groupes armés « fournit des opportunités stratégiques qui peuvent être exploitées pour appuyer l’application d’objectifs politiques. Il y a eu et il y aura des occasions où les États-Unis peuvent trouver que la collaboration avec un groupe armé est dans son intérêt stratégique » ! On voit ce que cela a donné un peu partout dans le monde…

Au sein du Forum Highlands, les techniques des opérations spéciales explorées par John Arquilla ont été reprises par beaucoup d’autres participants dans des orientations de plus en plus axées sur la propagande. Outre le docteur Lochard, dont on vient de faire la connaissance, il y a également le docteur Amy Zalman, qui se concentre en particulier sur l’idée de l’usage de la « narration stratégique » (bel euphémisme !) par les militaires américains afin d’influencer l’opinion publique et gagner des guerres. Dans un article intitulé Le Récit comme Facteur d’Influence dans les Opérations d’Information, elle conclut que « le sujet complexe des morts civiles du fait de l’action militaire américaine » ne devrait pas être abordé uniquement par des « excuses et des compensations », mais par la propagation de récits qui illustrent des personnages avec lesquels l’auditoire s’identifie (« l’auditoire » étant ici les populations des zones de guerre). Un tel engagement émotionnel avec les « survivants aux défunts » peut « s’avérer être une forme empathique d’influence ». Malheureusement, ici l’empathie n’est qu’un outil de manipulation. Le docteur Zalman est une déléguée de longue date du Forum Highlands.

Enfin, en 2011, le Forum invita deux scientifiques financés par DARPA, Antonio et Hanna Damasio, qui sont les principaux chercheurs dans le projet de « Neurobiologie de la Construction de Récit » à l’Université de Californie du Sud. Évoquant l’accent mis par Zalman sur le besoin pour les opérations psychologiques du Pentagone de déployer une « influence empathique », le nouveau projet soutenu par DARPA vise à étudier comment les récits font souvent appel « à des valeurs fortes et sacrées afin de susciter une réaction émotionnelle », différente selon les cultures. L’élément le plus troublant de ces recherches est « la volonté de comprendre comment augmenter la capacité du Pentagone à déployer des récits qui influencent les auditeurs d’une façon qui surpasse le raisonnement conventionnel dans le contexte d’actes moralement répréhensibles ». La construction de récit qui « cible les valeurs sacrées de l’auditeur, y compris les valeurs personnelles, patriotiques et/ou religieuses, est particulièrement efficace pour influencer l’interprétation par l’auditeur d’événements relatés », parce que de telles « valeurs sacrées » sont étroitement liées à « la psychologie de l’identité, de l’émotion, de la prise morale de décision et de la cognition sociale ». En somme, les Damasio et leur équipe explorent le rôle joué par la linguistique et les mécanismes neuropsychologiques pour déterminer « l’efficacité de la construction narrative qui utilise les valeurs sacrées comme moyen d’influencer l’interprétation que fait un auditeur des événements (moralement répréhensibles) ».

C’est TRG (The Rendon Group) qui fut mandaté par le Pentagone pour organiser les sessions du Forum Highlands, déterminer les sujets de discussion, ainsi que convoquer et coordonner les réunions. Le lien intime du Forum Highlands, via Rendon, avec les opérations de propagande conduites sous Bush et Obama en soutien à la « Longue Guerre » (contre le terrorisme) démontre que la surveillance de masse fait partie intégrante de la guerre irrégulière et des « communications stratégiques ». En 2001, le Président Bush a secrètement autorisé la surveillance domestique des citoyens américains par la NSA sans autorisation préalable délivrée par un tribunal. Une fonction majeure de la surveillance de masse est celle de si bien connaître l’adversaire qu’il peut être manipulé jusqu’à la défaite. « Le problème est que l’adversaire, ce ne sont pas que des terroristes. C’est vous, c’est moi ».

 

Les personnes que j’ai choisi de vous présenter ci-haut révèlent bien la nature du Forum Highlands et surtout certains éléments de sa philosophie : guerre préventive, secret, fascination pour la technologie, paranoïa, propagande, surveillance de masse, etc. Or, afin de concrétiser son omniprésence, l’état profond n’hésite pas à directement mettre sur pied ou à accompagner le développement d’entreprises qui peuvent servir à cette fin, comme les trois que je vous présente maintenant : deux entreprises privées et un programme gouvernemental.

Google[64]

Nafeez Ahmed a voulu démontrer que, dès sa conception, Google a été « incubé, nourri et financé » par une combinaison de soutiens directs et de réseaux informels directement affiliés ou étroitement alignés sur les intérêts de la communauté américaine du renseignement. Beaucoup de ces bienfaiteurs étaient également intégrés au Forum Highlands.

Dans les années 1980, le département d’informatique de l’Université de Stanford travaillait déjà depuis un certain temps avec le renseignement militaire. Le Pentagone s’intéressait alors aux recherches sur les systèmes informatiques. C’est ainsi que DARPA, l’agence chargée de la recherche et du développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire, et le département des sciences informatiques de Stanford financèrent le projet pionnier de la station de travail SUN d’Andreas Bechtolsheim, qui co-fonda le constructeur d’ordinateurs et l’éditeur de logiciels Sun Microsystems avec William Joy. Ce dernier avait assisté au Forum Highlands pour parler de nanotechnologie et d’informatique moléculaire. Puis, pendant les années 1990, « DARPA a revu ses priorités pour que tout le financement de la technologie informatique soit évalué en fonction de son bénéfice pour le combattant de guerre ».

En 1994, année de la fondation du Forum Highlands, deux jeunes doctorants de l’Université de Stanford, Sergey Brin et Larry Page, réalisèrent une percée sur « la première application automatisée de recherche et de classement de pages sur le web », composant central de ce qui allait devenir le moteur de recherche de Google. Pendant tout le temps du développement de ce dernier, Brin rencontrait régulièrement deux personnes qui n’étaient pas de la faculté de Stanford : le docteur Bhavani Thuraisingham et le docteur Rick Steinheiser. Dans un document hébergé par le site web de l’Université du Texas, Thuraisingham rapporte que le programme MDDS (Massive Digital Data Systems), initiative conjointe de la CIA et la NSA, a fourni à Brin une source substantielle mais non exclusive de capital d’amorçage, au moyen d’une bourse remise à Stanford et gérée par son superviseur, le professeur Jeffrey D. Ullman. La durée du financement de Brin fut d’à peu près deux ans. Pendant cette période, Thuraisingham et Steinheiser n’étaient pas vraiment ses superviseurs, mais « ils vérifiaient la progression, soulignaient d’éventuels problèmes et suggéraient des idées ». Cela permettait en outre au scientifique de démontrer comment son travail « était en adéquation avec les besoins nationaux ». Robert Steele, ancien officier haut-gradé de la CIA, a affirmé que son ex-collègue Steinheiser, était le principal agent de liaison chez Google et qu’il avait arrangé le financement précoce de l’entreprise pionnière en technologie de l’information.

Experte très sollicitée sur les thèmes de l’extraction de données, leur gestion et la sécurité de l’information, le docteur Thuraisingham a dirigé le programme MDDS qui a financé 15 efforts de recherche dans diverses universités, dont celle de Stanford. L’objectif de cette initiative était de développer « des technologies de gestion des données pouvant gérer plusieurs térabytes et jusqu’à des pétabytes de données, » et permettant « le traitement des requêtes, la gestion des transactions, la gestion des métadonnées, la gestion du stockage, et l’intégration des données » à l’usage du Pentagone, de la communauté de l’espionnage et potentiellement à travers tout le service public. Cette sorte de financement n’est certes pas inhabituelle, mais elle illustre à quel point la culture de Silicon Valley et celle de la communauté du renseignement sont étroitement liées.

Brin et Page ont officiellement créé leur entreprise en septembre 1998. Après son incorporation, Google a reçu $25 millions de capitaux propres, apportés par Sequoia Capital et Kleiner Perkins Caufield & Byers. En 1999, la CIA créait sa propre firme d’investissements à capital de risque, In-Q-Tel, pour financer des start-ups prometteuses à même de « faire progresser les technologies de valeur prioritaire » aux yeux de la communauté du renseignement. Outre de la CIA, In-Q-Tel a bénéficié du soutien du FBI et d’autres agences. Kleiner Perkins va développer « une relation étroite » avec In-Q-Tel, la firme de capital de risque de la CIA.

En 2003, le financement de la CIA est « discrètement » canalisé à travers la National Science Foundation vers des projets pouvant aider à créer « de nouvelles aptitudes pour combattre le terrorisme à travers l’usage de technologies avancées ». Selon Homeland Security Today, Google commence à customiser son moteur de recherche sous contrat spécial avec la CIA pour Intelink, l'intranet de la communauté du renseignement américain. L’année suivante, Google achète la firme Keyhole, financée à l’origine par In-Q-Tel. Avec Keyhole, Google peut développer le logiciel de cartographie satellitaire avancée nécessaire à Google Earth. L’ancienne directrice de DARPA et co-présidente du Forum Highlands, docteur Anita K. Jones, siège au conseil d’administration d’In-Q-Tel à ce moment-là.

À cette époque, la plupart des médias claironnent l’idée que Google essaie de prendre ses distances du financement du Pentagone, mais en réalité, Google change de tactique pour développer indépendamment des technologies commerciales dotées d’applications militaires et remplissant les objectifs de transformation du Pentagone en instrument de guerre high-tech.

Michele Weslander Quaid, anciennement sous contrat avec la CIA et ancienne responsable supérieure du renseignement au Pentagone est aujourd’hui responsable de la technologie chez Google. Le phénomène des portes tournantes est particulièrement accentué à Silicon Valley. Avant d’entrer chez Google, en 2011, Quaid a travaillé étroitement avec le Bureau du Sous-Secrétaire à la Défense pour le Renseignement, auquel le Forum Highlands est subordonné. Quaid a elle-même participé au Forum. L’année suivante, la directrice de DARPA de l’époque, Regina Dugan, qui à ce titre était aussi co-présidente du Forum Highlands, a suivi sa collègue Quaid chez Google. En novembre 2014, l’éminent expert en intelligence artificielle et en robotique humanoïde James Kuffner était un délégué aux côtés d’O’Neill à l’Island Forum 2014 de Highlands à Singapour. Il dirige maintenant la division de robotique chez Google. En somme, beaucoup des cadres les plus élevés dans la hiérarchie de Google sont affiliés au Forum Highlands.

Palantir[65]

On a vu que Peter Thiel est féru de la théorie mimétique de René Girard. Alex Karp, lui, a été l’élève de Jürgen Habermas à Francfort. Ils se sont rencontrés à l’université de Stanford et partagent la même vision libertarienne et messianique du monde. Ils sont co-fondateurs de l’entreprise Palantir « qui fournit toutes sortes de technologies d’extraction et de visualisation de données au gouvernement américain et à ses agences militaires et d’espionnage, dont la NSA et le FBI ». La compagnie a bénéficié d’un coup de pouce financier d’In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA, et de l’appui des membres du Forum Highlands. Elle a même développé ses logiciels avec le soutien d’ingénieurs de la communauté du renseignement, et ce pendant trois ans.

Dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien, « le palantir est une pierre magique qui permet de voir partout, tout le temps », ce qui en dit long sur l’éthique de la compagnie et de ses clients ! Tandis que Palantir Metropolis est lié aux analyses quantitatives des banques et des fonds spéculatifs de Wall Street, Gotham (auparavant Palantir Government) est conçu pour répondre aux besoins de ses clients dans les domaines du renseignement, du renforcement des lois et de la sécurité intérieure. Mais cet outil est si flexible et si puissant qu’il peut satisfaire aux exigences de toute organisation qui a besoin de « traiter de très grandes quantités de données personnelles ou abstraites ».

Pour Olivier Tesquet[66], journaliste à Télérama.fr qui a beaucoup écrit sur Palantir, cette compagnie créée en 2004 est « la Rolls-Royce du big data ». Elle est tout de même considérée comme l’une de ces licornes[67] de l’économie numérique dont nous avons parlé plus haut. Mais elle a su tirer profit du « tour de vis sécuritaire » qu’a connu « l’Amérique traumatisée » par les événements du 11 septembre 2001, comme l’écrit joliment Tesquet. Dans un article de Politico[68] intitulé How Silicon Valley's Palantir wired Washington, on apprend que Palantir a signé pour $1,2 milliards de contrats avec le gouvernement fédéral américain. Il est difficile d’en savoir plus, car Karp se réfugie derrière ses accords de non divulgation.

Les documents fournis par Edward Snowden, et publiés par The Guardian en 2013, montrent que Palantir a permis d’étendre le réseau mondial d’espionnage de la NSA. « En deux ans, au moins trois des Five Eyes de l’alliance de renseignement, qui regroupe les États-Unis, le Royaume Uni, l’Australie, la Nouvelle Zélande et le Canada, utilisaient Palantir pour extraire et traiter des données en provenance de partout dans le monde ». En mars 2015, quelques semaines après l’attentat contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, Palantir a ouvert une filiale en France. Tesquet écrit qu’elle vient de signer un contrat de 10 millions d’euros avec la Direction générale de la sécurité intérieure.

En vertu de l’entente des Five Eyes, les pays membres collectent et rassemblent d’énormes flux de données et de métadonnées au moyen d’outils comme le programme de surveillance de masse Xkeyscore. Grâce à Snowden, nous savons que ce programme de la NSA est conçu pour permettre aux analystes non seulement de fouiller les bases de données sur Internet (courriels, discussions en ligne, images, tweets, blogues, articles de nouvelles, historiques de navigation, etc.), mais aussi les services téléphoniques, la piste audio des téléphones mobiles, les transactions financières et les communications mondiales des transports aériens. Palantir se vante de pouvoir interagir avec n’importe quoi, y compris Google Earth, et affirme qu’on peut même utiliser son outil sur son téléphone cellulaire ou son portable.

D’après les documents d’Edward Snowden, Xkeyscore est, de l’aveu même de la NSA, son programme de plus grande portée, car il peut saisir « à peu près tout ce qu’un utilisateur normal peut faire sur Internet ». L’une des seules faiblesses apparentes de Xkeyscore est qu’il est si incroyablement puissant, si efficace pour extraire des métadonnées personnelles ou abstraites, que le volume d’information qu’il récolte peut devenir écrasant. Rendre Xkeyscore plus intelligible pour les analystes, et donc plus efficace, semble avoir été l’une des plus grandes réalisations de Palantir.

Pour juger par vous-mêmes de la puissance de l’outil, je vous encourage vivement à regarder un démo[69], dont le lien apparaît dans l’article de Sam Biddle dans The Intercept. Il montre comment on peut utiliser Palantir pour cartographier les flux d’armes au Moyen Orient en exploitant diverses données, comme les numéros de lots d’équipement, les données du manufacturier et l’emplacement des camps d’entraînement d’Hezbollah. C’est à la fois fascinant et… terrifiant !

Les capacités impressionnantes d’exploration des données de Palantir sont bien connues, mais la possibilité d’un mauvais usage demeure. Le logiciel de Palantir est conçu pour faciliter le tri de la montagne d’information qui serait complètement impénétrable pour un être humain, mais ses solutions s’appuient sur le jugement et les décisions humaines, bonnes ou mauvaises. Si Palantir a réussi à régler le problème de la surcharge de données, il pourrait bien avoir créé un problème de surcroît d’analyse.

                                            

Afin de prévenir les plaintes pour atteinte au respect de la vie privée et autres questions éthiques, en 2012 Palantir a mis sur pied un comité d’universitaires et de consultants spécialisés dans ce domaine, le PCAP (Palantir Council of Advisors on Privacy and Civil Liberties). La compagnie se réjouit de ce que le PCAP ait « déjà donné à Palantir des conseils précieux pour lui permettre de naviguer de façon responsable dans les cadres légaux, politiques, technologiques et éthiques souvent mal définis qui gouvernent les activités diverses de (ses) clients ». Mais le comité est seulement consultatif et il n’est pas certain que tous ses membres soient au courant que la compagnie travaille avec les services d’espionnage, ni même si cet aspect pourrait faire l’objet de discussion.

Skynet

Les agents de la NSA ne manquaient vraiment pas de cynisme quand ils ont donné le nom de SKYNET à leur programme chargé de collecter et d'analyser des métadonnées d'appels téléphoniques pour tenter de détecter des activités suspectes et de repérer des terroristes. Dans le film Terminator de James Cameron, SKYNET est le nom donné à l’intelligence artificielle qui déclenche une guerre nucléaire pour exterminer l’humanité et tuer systématiquement tous les survivants.

La vision d’Andrew Marshall d’un système militaire automatisé et entièrement connecté a fait son chemin au Pentagone. Un livre blanc sur SKYNET co-écrit par Linton Wells, collègue de « Yoda » et co-président du Forum Highlands, a été publié par l’Université Nationale de la Défense en septembre 2014. Il souligne le vif intérêt du Pentagone pour un contrôle total de la recherche en intelligence artificielle, dans l’espoir d’exercer un monopole sur la guerre robotique en réseau autonome.

Selon les documents révélés par Edward Snowden, SKYNET a été déployé au Pakistan pour identifier les membres d'Al-Qaïda et en faire des cibles pour les drones tueurs. Le Monde a révélé en détails comment fonctionne ce programme[70] :

  1. Collecter des données sur le mode de vie des cibles

Cela commence par une extraction massive de métadonnées, principalement celles des compagnies de téléphone mobile (lieu, temps de conversation...). Au total, ce sont 80 catégories de données qui sont extraites puis analysées. « L'hypothèse fondamentale est que le mode de vie des cibles à identifier diffère fortement de celui des citoyens ordinaires », écrit Le Monde.

  1. Séparer « terroristes » et « innocents » grâce à des algorithmes

SKYNET s'appuie également sur la « vérité de terrain », un lot de données dans lequel les utilisateurs de téléphones mobiles ont été classés en deux catégories : « terroristes » et « innocents ». Mais comment les distinguer ? Les documents de l'agence suggèrent que SKYNET utilise les données personnelles de membres connus d'Al-Qaïda afin d'établir un profil type de terroriste, auquel est comparé l'ensemble des autres profils. Une série d'algorithmes attribue ensuite un score à chaque individu, avec un seuil prédéterminé : si le score d'un individu est supérieur au seuil, c'est un « terroriste », s’il est inférieur au seuil, il est « innocent ». 

Avec la « vérité de terrain », la NSA s’assure une certaine marge de sécurité « en choisissant un seuil garantissant que seul un certain pourcentage de « terroristes » seront formellement classés comme tels », indique Le Monde. Selon les documents divulgués par Edward Snowden, la NSA a choisi un seuil de 50 % : la moitié des « terroristes » seront classés innocents ou « faux négatifs » ; la moitié des « innocents » seront classés terroristes ou « faux positifs ».

En comparant les données de 100 000 individus aux profils de terroristes connus, l'algorithme détermine ensuite un pourcentage de faux positifs, soit 0,18% ou même 0,008% pour sa version améliorée. Cette erreur qui peut paraître insignifiante est en fait très importante, car "0,008 % de la population du Pakistan, c’est près de 15 000 innocents accusés à tort, tandis que de vrais terroristes ne seront pas identifiés.

Accuse-t-on vraiment des innocents ? C’est malheureusement le cas. Ainsi, en analysant un lot de métadonnées, la NSA a placé un journaliste vedette d’Al Jazeera sur la liste de surveillance des suspects terroristes. Il s’agit d’Ahmad Muaffaq Zaidan, depuis longtemps chef de bureau d’Al Jazeera à Islamabad. De nationalité syro-pakistanaise, Zaidan s’est spécialisé sur les Talibans et sur Al-Qaïda et, au long de sa carrière, il a réalisé plusieurs entrevues avec des hauts dirigeants d'Al-Qaïda, incluant Oussama ben Laden. Dans une présentation PowerPoint de la NSA, une diapositive montrait sa photo, son nom et son numéro d’identification sur la liste de surveillance, en l’identifiant comme membre d'Al-Qaïda et des Frères musulmans. Son travail chez Al Jazeera était aussi noté. Dans une brève entrevue téléphonique avec The Intercept[71], Zaidan a démenti ces informations avec vigueur. Et dans un communiqué diffusé par Al Jazeera, il a expliqué qu’au cours de sa longue carrière, il a été amené à travailler dans des lieux dangereux, comme l’Afghanistan et le Pakistan, et à interviewer des personnes importantes de la région. N’est-ce pas normal si on est un bon journaliste d’investigation ? 

Aujourd’hui, Zaidan est toujours chef de bureau pour Al Jazeera à Islamabad et on lui doit récemment des reportages en provenance de la Syrie et du Yémen. Al Jazeera l’a défendu avec énergie. « Notre engagement envers notre auditoire est de recueillir une information authentique, en direct et non filtrée, provenant de sources crédibles et de la présenter d’une manière honnête et responsable. »

Au cours des derniers mois, Microsoft, Google, IBM et Facebook ont investi massivement dans le Grand Montréal pour soutenir les cerveaux de l’intelligence artificielle. Quand on nous parle de l’IA et de la robotique, on nous présente presque toujours des applications médicales, comme le remarquable fauteuil roulant intelligent développé par le professeur Joëlle Pineau de l’université McGill. On ne peut que s’en réjouir. Mais il faut espérer que les recherches de nos spécialistes montréalais ne serviront pas également à alimenter des instruments de guerre comme le programme SKYNET. Il est parfois difficile pour une start-up de renoncer à travailler pour ceux qui lui permettent de financer ses recherches et de maintenir ses emplois…

Entre nerd, Gordon Gekko et Rambo

En avril 2016, The Intercept[72] publiait un article intitulé The Android Administration, car sous Barrack Obama, les démocrates ont été « envoûtés par la Silicon Valley ». « Depuis 2008, les inégalités sociales n’ont cessé de se creuser aux États-Unis. Car, bien qu’elle se vante d’avoir fait baisser le chômage, l’administration Obama s’est moins préoccupée du sort des travailleurs pauvres que du confort des innovateurs de la Silicon Valley. » [73] écrit Thomas Frank dans Le Monde diplomatique de mars 2016. Sur quoi reposait donc le programme économique du président ? On aurait pu le deviner, sur l’« innovation », une idée au cœur de la philosophie de Silicon Valley. Outre Eric Schmidt, patron d’Alphabet (Google), avec qui l’ex-président entretient des liens d’amitié et qui a fait partie du Conseil du Président sur la science et la technologie, The Intercept révèle que les gens de Google ont participé à des réunions à la Maison Blanche plusieurs fois par semaine ; une lobbyiste de la compagnie s’y est même rendue 128 fois, ce qui dépasse de beaucoup la performance de ses concurrents. Les portes tournantes entre Google et la Maison Blanche ont été particulièrement efficaces : 55 personnes sont passées de Google à Washington et 197 ont fait le contraire, sans parler des membres du personnel de cabinet du président qui ont été embauchées dans la Silicon Valley à la fin de son mandat. Barrack Obama aime bien passer pour un geek : « Je suis un nerd, et je ne m'en excuse pas »[74], a-t-il déclaré lors d'une visite à l'université de Pittsburgh.

Son successeur, Donald Trump, provient du monde des affaires. « Je suis riche, très riche » aime-t-il se vanter.  Marqué par ses cinq années au collège militaire, il aime s’entourer de généraux. Au point où certains commencent à s’en inquiéter, comme en témoigne le titre de cet article de Stephen Kinzer du Boston Globe, America’s Slow-Motion Military Coup[75]. « Dans une démocratie, personne ne devrait se réjouir de ce que les généraux imposent leur discipline sur un chef d’état élu », écrit celui qui n’hésite pas à appeler les militaires entourant le président « la junte ». En Amérique, si quelques-uns se font du souci, plusieurs ne s’en rendent même pas compte. Pourtant, ce putsch nouveau genre n’a pas échappé aux observateurs à l’étranger. Ainsi, en parlant de la Corée du Nord, l’ancien ministre de la Défense du Japon, Satoshi Morimoto, a dit : « Je ne pense pas que Washington ait décidé… Celui qui prend la décision finale c’est le secrétaire à la Défense James Mattis, pas le président »[76] ! Nous avons intitulé cet article « De quoi regretter Trump ». Certains commencent à le regretter ce Trump qui promettait de s’attaquer à l’establishment, pas celui qui, sous ses airs de grandeur, s’est transformé en caniche de l’armée 

On dit que les Américains sont plus que jamais divisés en deux blocs irréconciliables. Beaucoup pensent qu’aux dernières élections ils ont eu le choix entre le progrès et le repli sur soi. Même ici, nous avons choisi notre camp. Mais après avoir soulevé un coin du voile qui recouvre l’État profond, force est de constater que ce choix n’était qu’une illusion, car sous la surface, il n’y a qu’une seule et même Hydre à trois têtes. Au fond, les Américains n’ont eu qu’une apparence de choix. Et si vous n’êtes pas encore convaincus de la synergie entre  la technologie, l’argent et l’armée, lisez bien cet article de Michel Chossudowsky[77] que je vous résume en quelques points :

L’Afghanistan possède d’énormes réserves minérales, dont le lithium. Les piles au lithium entrent dans la confection de plusieurs produits de haute technologie (appareils photographiques, téléphones cellulaires, ordinateurs portables, équipement médical, stockage de l’énergie éolienne, automobiles électriques, etc.). Les généraux ont convaincu le président d’envoyer de nouvelles troupes en Afghanistan, où la Chine et la Russie convoitent déjà les minéraux. Les ressources minérales inexploitées de l’Afghanistan sont estimées à trois mille milliards de dollars. « La guerre, c’est bon pour les affaires ».

Silicon Valley rêve de « connecter l’humanité », Wall Street de posséder les richesses de la planète et le Département de la Défense de dominer le monde par le contrôle de l’information et des technologies numériques. C’est sans doute pour ça que Steve Bannon les appelait les « mondialistes » de l’establishment. Ensemble ils vont continuer à « entraîner l’humanité dans la direction qu’ils ont choisie ». Nous pouvons les laisser faire ; alors nous serons divertis (jeux vidéo, réseaux sociaux, etc.), nourris (revenu minimal garanti) et protégés (armée). Ou  nous pouvons engager d’urgence une « conversation » et décider si c’est vers ce genre de monde que nous voulons nous diriger.

La presse libre

« Le contrôle idéologique est beaucoup plus important dans les démocraties que dans les États où la domination se fonde sur la violence, et il y est par conséquent plus raffiné et plus efficace. Pour ceux qui recherchent obstinément la liberté, il ne peut y avoir de tâche plus urgente que d'arriver à comprendre les mécanismes et les méthodes de l'endoctrinement. Ce sont des choses faciles à saisir dans les sociétés totalitaires, mais elles le sont beaucoup moins dans le système de "lavage de cerveau sous régime de liberté" auquel nous sommes soumis et que nous servons trop souvent en tant qu'instruments consentants ou inconscients. », écrit Noam Chomsky dans Un monde complètement surréel[78].

En écrivant cet article, j’ai voulu rendre hommage à tous ces braves journalistes indépendants et à ceux qui doivent se battre dans les médias traditionnels pour nous offrir des perspectives différentes sur le monde, qui est infiniment plus complexe que ce qu’on voudrait nous laisser croire. Nous devons les encourager si nous sommes sérieux quand nous prétendons tenir à la liberté.

 

 



[47] idem

[50] Cette section sur le Forum Highlands tire ses informations d’un texte de Nafeez Mosaddeq Ahmed en deux parties intitulées How the CIA Made Google et Why Google Made the NSA. Les guillemets qui ne portent pas de numéro renvoient à ces articles.

    https://medium.com/insurge-intelligence/how-the-cia-made-google-e836451a959e

    Première partie en français : http://arretsurinfo.ch/comment-la-cia-crea-google/

    Deuxième partie en français : http://www.cercledesvolontaires.fr/2015/02/14/pourquoi-google-fait-la-nsa/

[52] Nafeez Mosaddeq Ahmed, A User’s Guide to the Crisis of Civilization. And How to Save It.

    PlutoPress, 2010, 299 pages

[61] idem

[64] Cette section sur Google tire ses informations du texte (en deux parties) de Nafeez Ahmed. Comme pour la section sur le Forum Highlands, les guillemets qui ne portent pas de numéro renvoient à cet article.

[65] Cette section sur Palantir tire plusieurs informations du texte de Sam Biddle de The Intercept, à lire si vous n’êtes pas encore assez effrayés. Les guillemets qui ne portent pas de numéro renvoient à cet article :

https://theintercept.com/2017/02/22/how-peter-thiels-palantir-helped-the-nsa-spy-on-the-whole-world/

[66] Olivier Tesquet est un journaliste spécialisé dans les questions numériques à Télérama. Il s’est beaucoup intéressé à Palantir. Je vous recommande vivement de lire ses articles et de l’écouter sur France Culture :

https://www.franceculture.fr/personne-olivier-tesquet.html

http://www.telerama.fr/medias/palantir-le-bras-droit-numerique-de-donald-trump,154870.php

http://www.telerama.fr/medias/palantir-big-data-renseignement,153229.php

[69] https://theintercept.com/2017/02/22/how-peter-thiels-palantir-helped-the-nsa-spy-on-the-whole-world/     cliquer sur « a 2010 demo » dans le paragraphe sous la photo de Karp

[78] Noam Chomsky, Un monde complètement surréel

    Éditions Lux Québec, novembre 2012

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