Daphnis et Chloé, un « roman » d’amour et de reconnaissance
Connu également sous le nom de Pastorales, dans la traduction manuscrite, Daphnis et Chloé a vraisemblablement été composé entre le milieu du IIe siècle et le milieu du IIIe siècle de notre ère, par un auteur, Longus, dont on ne sait rien à part le nom inscrit sur un manuscrit tardif.
Bien qu’il s’agisse d’une pastorale, c’est-à-dire d’une œuvre dont les personnages sont des bergers et des bergères, elle montre un haut degré de sophistication, et dans sa composition et par la présence d’une culture raffinée, car elle est imprégnée de réminiscences tirées de la culture grecque d’Homère à la poésie alexandrine. Longus a cherché à fusionner le genre de la pastorale poétique créée par Théocrite au IIIe siècle avant notre ère avec la forme narrative des « romans » d’amour grecs.
C’est ce qui explique l’alternance entre les événements et péripéties du récit et les épisodes récitatifs et musicaux, qui lui confèrent une atmosphère poétique : celle d’une vie rustique simple mais exprimée par les récits mythologiques, la musique, les danses, les chants, inspirés peut-être de rituels religieux, et qui restaurent le sens d’une harmonie pastorale. Par exemple, le livre IV comporte un épisode de mime musical lors duquel Daphnis joue de la syrinx en éduquant ses chèvres à une sorte de chorégraphie (IV,15).
Tout se passe dans la campagne de l’ile de Lesbos que les protagonistes ne quittent jamais, à part un bref séjour dans la ville de Mytilène au livre IV. L’intrigue est simple et offre beaucoup de symétrie : deux bergers trouvent, à deux années de distance, deux bébés allaités par une mère animale, et les objets de reconnaissance les accompagnant, ce qui conduira à une double reconnaissance finale. C’est donc aussi un roman de reconnaissance : élevés dans un milieu pauvre de paysans au service d’un riche propriétaire de la ville, celui-ci se révélera être le père de Daphnis. Les deux enfants sont en fait les héritiers de notables citadins. Ce qui est en jeu est l’identité même des deux protagonistes qui sera peu à peu dévoilée. Bien qu’ils aient connu des aventures amoureuses, l’histoire se termine par un mariage, leur nuit de noce étant ainsi évoquée : « ils ne dormirent pas plus que des chouettes ».
Le roman est composé de quatre livres, précédés d’un prologue en lequel le narrateur s’exprime à la première personne : « À Lesbos, je chassai dans un bois consacré aux Nymphes lorsque je vis le plus délicieux spectacle qu’il m’ait été donné de voir : c’était une image peinte, une histoire d’amour… le désir m’envahit de répondre par l’écriture à cette peinture… offrande à l’Amour, aux Nymphes et à Pan » ( traduction française de Romain Brethes, Romans grecs et latins, Paris, Les Belles lettres, 2016, p. 827). On y discerne l’ambition de l’écrivain de rivaliser avec la peinture. C’est ce tableau trouvé dans le bois de Lesbos que le narrateur s’attache alors à mettre en récit dans les quatre livres qui suivent. Le roman est une représentation du tableau et son interprétation.
Tout le récit est rythmé par la succession des saisons pendant lesquels Daphnis et Chloé passent de l’adolescence à l’âge adulte : du printemps et de l’été qui montrent l’éveil de l’amour, en passant par l’automne et l’hiver, où est mis à rude épreuve leur amour, jusqu’au nouvel automne, temps des vendanges, qui termine le roman. La nature n’y est pas qu’un simple ornement mais participe à l’intrigue en étant à l’origine d’événements importants. Eau, faune, flore et minéraux, toute la nature a une fonction dramatique.
L’apparence très simple du récit cache aussi une dimension de profondes réflexions. À cette époque, la référence humaine par excellence n’est plus la Cité. On voit se dessiner le thème du retour à la nature, le retrait des notables citadins vers leur villas, à la campagne. Cela répond au besoin de retrouver un Soi privé, un refuge « non civique » de son individualité, à l’écart des incertitudes de l’Histoire.
Daphnis et Chloé ne s’intègrent pas dans une catégorie socio-culturelle fixe : fils de paysans ou fils de notables citadins. Ils échappent aux statuts civiques déterminés d’avance. Ils disposent d’une autonomie qui rend possible la manifestation d’une individualité propre. La reconnaissance de la fin, si elle conduit les protagonistes dans la Cité et son monde, ne les empêche pas de choisir librement leur vie. Ils refusent la vie citadine à laquelle leur statut social les aurait normalement destinés. Ils décident de retourner à la vie campagnarde qui était la leur auparavant. L’état final est le choix d’une simplicité volontaire exprimée par la musique, les chants et les danses.
À la fin, le récit semble se nouer en une boucle. Daphnis et Chloé rentrent dans le tableau du prologue. Tous les éléments du récit qui semblaient s’être succédés dans le temps, reprennent leur place dans le tableau, comme si les deux personnages redevenaient un modèle éternel. Mais, quelque chose a été transformé. Daphnis et Chloé s’approprient leur espace et leurs moyens d’existence, en une nouvelle forme d’individualité dégagée de la Cité antique. C’est ainsi que commence émerger la catégorie de la personne, ce que la forme romanesque permet d’exprimer.
Le « roman » a, dès avant 1600, fait l’objet d’éditions et de traductions françaises, anglaises, italiennes et espagnoles. Il va nourrir un genre littéraire qui, aux XVIe et XVIIe siècles, connaît un peu partout une vogue singulière : le roman pastoral. Il a influencé directement Shakespeare dans son Conte d’hiver, Honoré d’Urfé dans la Sireine. Admiré par le philosophe Goethe, il a inspiré Jean-Jacques Rousseau qui en a fait un poème, Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie, l’écrivain japonais Yukio Mishima, dans son roman, Le tumulte des flots, et l’écrivain tchèque Milan Kundera le cite à plusieurs reprises dans Le livre du rire et de l’oubli. Maurice Ravel en a fait un ballet, le peintre Marc Chagall une série d’illustrations, et on pourrait multiplier les exemples.