Le cosmos selon Pythagore

Jacques Dufresne
L'Évolution est la loi de la Vie
Le Nombre est la loi de l'Univers
L'Unité est la loi de Dieu

«Pythagore fut le premier à appeler cosmos l'enveloppe de toute chose, à cause de l'ordre qui s'y trouve».


L'ordre et les nombres
En grec ancien le mot cosmos signifie ordre. Les Pythagoriciens croyaient que l'Un, l'Achevé, (qu'on peut identifier à Dieu) avait façonné un monde organisé, structuré, à partir d'une matière initiale qu'on appelait l'Inachevé, ou la Dyade, (deux).

L'homme vivait alors au rythme du Grand Tout, lui-même vivant, intelligent, doué d'une âme. Le mouvement des astres et le cours des saisons, telle une musique familière, marquaient le rythme du travail, du repos et des réjouissances. La Terre, centre du monde, était un parc enchanteur au sein duquel l'homme pouvait s'ébattre sous le regard bienveillant de Dieu.

On attribue souvent à Pythagore une théorie avant-gardiste selon laquelle la Terre, comme tous les autres astres, tournent sur une orbite circulaire autour d'un feu central, qu'il faut bien se garder de confondre avec le soleil. C'est le disciple le plus célèbre de Pythagore, Philolaos, qui, en réalité, est à l'origine de cette théorie. On a tout lieu de croire cependant que ce sont des considérations métaphysiques et non des raisonnements scientifiques qui ont ainsi amené Philolaos à devancer les astronomes modernes. Le cercle était pour les Pythagoriciens la forme parfaite, le symbole de la plénitude. La Terre et les autres astres créés par les dieux ne pouvaient être en conséquence que des sphères et leur orbite que des cercles à vitesse uniforme. Ce culte de la sphère et du cercle survivra à tous les autres aspects de la cosmologie pythagoricienne.

Pour les Pythagoriciens, une vision du monde excluant l'homme n'aurait pas été une vision du monde. À leurs yeux, l'homme était intégré au monde comme l'oeil à l'ensemble du corps. Le sens de l'existence humaine découlait de ce sentiment d'appartenance au grand Tout, lequel était appelé macrocosme (grand cosmos), par analogie à l'homme qui était considéré comme un microcosme.

On devine la joie du musicien qui, le premier, a tiré des sons harmonieux du chaos des bruits, de la cacophonie; et celle de l'architecte qui a créé les première proportions plaisant à l'esprit autant qu'à l'oeil. Tel était le sentiment de Pythagore devant l'univers. Derrière le mouvement ordonné des astres, il voyait le rayonnement de l'Un, de l'Achevé. Un mot résume cet émerveillement: «...Sans lui (le nombre), nous ne pourrions rien penser ni connaître». 1

Même si l'on sait que la pensée de Pythagore, qui elle-même a ses racines dans les plus vieilles traditions méditerranéennes, imprègne toute la pensée grecque, on ne la connaît que de façon indirecte. Elle n'est pas un ensemble de textes signés par Pythagore, mais une vision du monde qu'on doit reconstituer à partir d'indications attribuées parfois à Pythagore lui-même mais le plus souvent à l'un ou l'autre de ses disciples, dont les deux principaux sont Philolaos et Archytas.

On peut tout de même affirmer en toute certitude que chez Pythagore le mot nombre ne signifie pas chiffre ou numéro, mais plutôt proportion. Le mot grec aritmos, que nous traduisons par nombre était synonyme de logos mot qui signifie proportion, en plus de désigner dans d'autres contextes, la raison, la science, le langage ou la cause.

La science moderne nous aide à comprendre la thèse suivante: nous pouvons comprendre le monde parce qu'il a été fait selon le nombre. Les Pythagoriciens soutenaient également que c'est le nombre qui rend le réel accessible à nos sens, que c'est même lui qui leur donne un corps. Si mystérieuse que demeure pour nous une telle affirmation, nous pouvons en deviner le sens en pensant à la musique ou à un édifice bien proportionné, lesquels touchent d'autant plus nos sens qu'ils sont plus imprégnés de nombres. Nous pouvons aussi songer aux formules mathématiques qui rendent compte des rapports entre les particules atomiques dont la matière est constituée.


L'Harmonie des sphères
Voici l'instrument de musique le plus simple qui soit: une corde tendue sur une caisse de résonance. Si nous pinçons la corde dans toute sa longueur, nous entendons le son X. Si nous divisons la corde en deux et si nous pinçons l'une ou l'autre de ces deux moitiés, nous obtenons un son Y dont nous remarquons qu'il est en parfaite consonnance avec le son X. Il s'agit en réalité de l'octave. Il correspond au rapport 1/2. La quarte (sol) correspond au rapport 3/4, la quinte (fa) au rapport 2/3. D'où vient que les accords les plus beaux pour l'oreille correspondent aux rapports numériques les plus simples?

Émerveillé, Pythagore a fait l'hypothèse que tout ce qui est beau dans l'univers, et d'abord l'univers lui-même dans son ensemble, s'explique par des rapports musicaux entre des nombres.

Imaginons une corde de 1 m, une seconde de 50 cm, une troisième de 66 cm et une quatrième de 75 cm, au bout desquelles on aurait attaché une sphère. Imaginons ensuite qu'on fasse tourner ces quatres cordes simultanément et que le vent ou une autre force invisible pince tantôt l'une tantôt l'autre. Il en résulterait une musique analogue à celle qu'on peut tirer d'une corde tendue sur une caisse de résonance. C'est sans doute ainsi que Pythagore a été amené à faire l'hypothèse de l'harmonie des sphères.

Dans son univers, la Terre est une sphère autour de laquelle tournent en cercles concentriques le soleil, la lune, les cinq planètes alors connues — Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne — et la sphère des étoiles fixes. Les révolutions de ces astres produisent dans l'air des notes distinctes qui sont à l'orbite ce que les sons d'un instrument sont à la longueur de la corde.

Les Pythagoriciens faisaient en outre l'hypothèse que l'ensemble des intervalles entre les orbites étaient soumis aux lois de l'harmonie de telle sorte que le tout formait une immense lyre aux cordes circulaires produisant des sons agréables: l'harmonie céleste.

Quand on faisait observer à Pythagore que cette merveilleuse musique avait l'inconvénient d'être silencieuse, il répondait qu'il en est de l'harmonie des sphères à nos oreilles comme du bruit de l'enclume à l'oreille du forgeron: l'habitude nous empêche de l'entendre.

Puisque, pour un pythagoricien, l'univers ne pouvait être pensé sans l'homme, ni l'homme sans l'univers, l'harmonie universelle englobait les rapports des hommes entre eux et avec les divinités. La métaphysique était indissociable de la physique. Platon, lui-même pythagoricien, a formulé cette intuition dans les termes suivants: «les sages, ô Kalliklès, disent que l'amitié, l'ordre, la raison et la justice tiennent ensemble le ciel et la terre, les dieux et les hommes; voilà pourquoi ils appellent cet ensemble le Cosmos, c'est-à-dire le bon ordre». 2

Nous pensons aujourd'hui que le monde est non pas un ordre, mais un ensemble informe de forces auquel il nous appartient de donner une forme, opération que nous appelons transformer le monde. Les Pythagoriciens pensaient que c'est l'homme qui est un ensemble informe de forces et que par suite, avant de songer à transformer le monde, il doit s'imprégner de sa forme en le contemplant. Tel était le sens des longues années de silence, de méditation et de réflexion que Pythagore exigeait de ses disciples.


Notes
1. GOBRY, Ivan, Pythagore ou la naissance de la philosophie, Paris, Éditions Seghers, 1973, pp. 35-36.
2. GHYKA, Matila, C., Le Nombre d'Or, Paris, Éditions Gallimard, 1959, Tome 2, p. 12.

Autres articles associés à ce dossier

Univers

Jacques Dufresne

Première version 2003. Dernière mise à jour 2020. Bien des idées reçues associées à la science sont d

Le monde comme oeuvre d'art: une critique

Jocelyn Giroux

«Mon cher Jacques, je te propose ce texte qui n’est que la suite d’une conversation que nous entretenons depuis plus de trente ans.

L'astronome et l'astrologue

Jacques Dufresne


Intimité avec le monde

Victor Hugo

Nous savons désormais que la terre n'est pas le centre du monde. La connaissance du monde par les sens et le géocentrisme, l'anthropocentrisme naïf

La danse cosmique

Theodor Gomperz


À lire également du même auteur

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente. Les maîtres de sa jeunesse, René Dubos et Ivan Illich notamment l’ont mi

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'est ce qui a permis à Newton d'établir les lois simples et élegantes de l'attraction. Dans les sciences de la complexité d'aujourd'hui, on tient compte du néglig

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, littéralement un recyclage, auquel bien des jeunes voudront croire : la convivialité, une opération dont on sort gagnant sur plusieurs fronts : les rapports avec les humains, les out

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle à être calculée ou saisie au passage, contrôlée ou l’objet d’un lâcher-prise, ce thème qui palpite au coeur de la postmodernité ?

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques liés à la construction de nouvelles résidences pour aînés, nous vous invitons à découvrir un des architectes les plus originaux des dernières décennies, l'archi

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aussi celle de cette étincelle divine appelée âme.




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?