C’est ainsi que le don devint marchandise

Pierre-Jean Dessertine

Pourquoi juge-t-on intolérable l'apparition d'un "business de la charité" fort lucratif ? Comment cette conjugaison si manifestement contre nature du don et de l'échange marchand a-t-elle été possible ? Que nous révèle-t-elle sur l'état de notre vie sociale ? Qu'annonce-t-elle de l'avenir de notre société ?

 

Le courrier postal se fait de plus en plus étique. Il m’arrive pourtant de recevoir une lettre anormalement volumineuse et surprenante par son contenu : elle contient un cadeau qui m’est adressé par des gens que je ne connais pas. À regarder de près il s’agit d’une association d’aide humanitaire. Dernièrement je me suis retrouvé possesseur d’un agenda 2015 très élégant façon cuir avec mon nom imprimé en titre sur fond doré. Et, indépendamment du texte et des images d’appel au don, fortement connotés émotionnellement, j’ai eu d’emblée envie de donner. Car ce cadeau spontanément offert me fait l’objet d’une attention humaine qui m’enjoint de faire preuve d’une attention humaine en retour. C’est la fameuse et universelle logique du « donner/recevoir/rendre » – ce qu’on appelle l’échange symbolique – mise en évidence au début du siècle dernier par l’anthropologue Marcel Mauss.

Seulement quelques questions se posent. Pourquoi moi ? Comment ont-ils mon adresse ? Je sais que des bases de données se compilent à l’insu de chacun, circulent, s’échangent, plus précisément se vendent. L’association d’aide humanitaire qui s’adresse à moi aurait donc acheté un fichier paramétré comme bon ciblage pour son activité. Pour faire les choses de manière aussi étudiée, il y a même de fortes chances qu’elle ait acheté les services d’une société de collecte de fond en cheville avec une agence de communication, en incluant dans la facturation de sa prestation la location du fichier d’adresses à côté de l’achat du cadeau (l’agenda), de sa personnalisation, de la lettre d’accompagnement professionnellement rédigée par un communiquant spécialisé, de l’envoi en nombre, etc. Combien cela coûte-t-il à l’association ? Quelle part des dons récoltés va-t-elle dans la poche de ces prestataires ? Comment ont-ils été choisis ? Par appel d’offre ? Par leur réputation sur le marché de la récolte de fonds dans l’humanitaire ?

 C’est là précisément que nous sommes choqués. Comment peut-il y avoir un marché du don humanitaire ? Le don et l’échange marchand ne sont-ils pas fondamentalement antithétiques ? Comment certains peuvent-ils être capables de bâtir une fortune personnelle en captant une part des dons faits par des anonymes pour des nécessiteux ? Comment peut-on en arriver à tolérer socialement que la générosité publique soit la source de profits privés ?

 

 * * *

 

Pour éclairer ces questions on ne peut se dispenser d’une réflexion sur les biens.

 On appelle « bien » toute réalité en tant qu’elle est reconnue comme pouvant apporter une satisfaction individuelle ou collective. Quand nous accordons vivre dans une société marchande, nous reconnaissons que notre société privilégie un certain type de rapport aux biens : celui qui est exprimé par la notion de marchandise. Une marchandise est un bien considéré selon sa valeur d’échange. La valeur d’échange d’un bien est une valeur quantifiable en nombre d’unités monétaires qui désigne l’équivalence par laquelle peut se faire son transfert de propriété.

Or, tout bien n’a une valeur d’échange que secondairement, dans la mesure où il doit être échangé. Il a d’abord une valeur d’usage définie par la fonction propre qu’il remplit dans la vie des hommes – en quoi il est utile. Mais il a aussi – on en parle aujourd’hui si peu ! – une valeur symbolique : tout bien signifie une certaine valorisation de l’humanité. Une table ne signifie-t-elle pas la volonté proprement humaine de se donner une espace de partage élevé au-dessus du sol, mais aussi la mise en œuvre de techniques longuement élaborées de travail du bois, et enfin les compétences propres d’un artisan ?

Une société équilibrée – et dirions-nous encore mieux, raisonnable – ne serait-elle pas une société qui reconnaîtrait ces trois registres de la valeur des biens et saurait faire la part de chacun ?

 La reconnaissance de la valeur symbolique d’un bien est fondamentale puisque c’est elle qui permet de rester humain dans la poursuite de ses besoins et désirs. La négliger, c’est se condamner à vivre bêtement. Écoutons à ce propos cette narration de Lévi-Strauss :

« Dans ces petits établissements où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d'un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de l'aliment liquide et de l'aliment solide. (…) La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. » Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949.

Cette pratique – le don réciproque du verre de vin – est justement l’expression de la reconnaissance de la valeur symbolique du bien. Elle signifie au moins : on a faim mais on ne se jettera pas sur le repas comme des bêtes (menaçant le repas du convive). La valeur d’usage du bien – satisfaire son appétit – est ainsi subordonnée à la mutuelle reconnaissance de son humanité.

 La valeur d’usage du bien n’en n’est pas moins importante dans la mesure où, apportant la solution à la tension des besoins et désirs, elle améliore la situation de l’individu dans le monde, et ouvre ainsi l’espace de sa liberté. Quant à la valeur d’échange, si elle est quelquefois nécessaire – lorsqu’un individu a besoin de biens qu’il n’est pas en situation de produire lui-même alors qu’ils sont disponibles à d’autres – elle reste relative aux biens faisant l’objet d’une appropriation. Or l’étendue de la propriété est variable selon les modes d’organisation d’une société. De plus il est remarquable que les principaux biens – le soleil, l’air, l’eau, les voies de communication, la beauté des choses, la paix sociale, etc. – ne sont ordinairement pas l’objet d’une appropriation particulière ; ils sont donc alors, de droit, hors de la valeur d’échange.

 Tout cela fait comprendre que la vie marchande, dans une société raisonnable et humaine comme ne l’est pas notre société, resterait assez secondaire par rapport à d’autres dimensions de la vie, telle la vie politique – s’occuper de l’organisation de la société de façon à promouvoir ce qui lui est « utile et juste » (dixit Aristote) –, et la vie culturelle – produire des biens qui valent non seulement pour leur utilité, mais en ce qu’ils grandissent l’image que les hommes ont d’eux-mêmes.

 Mais ce qui caractérise notre société contemporaine mondialisée, c‘est la quasi occultation de la valeur symbolique des biens – l’échange du premier verre se pratique-t-elle encore entre commensaux inconnus ? –, et l’écrasement de leur valeur d’usage sous leur valeur d’échange. Une étude d’Ivan Illich l’a mis fortement en évidence à propos de l’automobile :

« L'Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture. Il y est assis, qu'elle soit en marche ou à l'arrêt ; il la gare ou cherche à le faire ; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l'essence, les péages, l'assurance, les impôts et les contraventions. (…) S'il exerce une activité professionnelle, l'Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres; cela représente à peine 6 kilomètres à l'heure. Dans un pays dépourvu d'industrie de la circulation, les gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied. » Énergie et équité, Seuil,1973.

Pourquoi diffuse-t-on alors à tout prix – et le prix s’avère aujourd’hui exorbitant – l’automobile ? Pour accumuler de la valeur d’échange.

 C’est cet empire de la valeur d’échange sur les consciences qui génère l’activisme effréné caractéristique de la civilisation occidentale mondialisée, lequel est bien la cause efficiente à la fois de l’épuisement de la planète et du mal-être des hommes[1].

 L’ascension de la valeur d’échange au zénith du ciel des valeurs de la société a plus de deux siècles. Elle a son point de départ dans la prise de pouvoir politique des bourgeoisies porteuses du projet d’une société marchande en Occident à la fin du XVIII° siècle. C’est bien ce qu’atteste ce texte de Tocqueville datant du milieu du XIX° siècle et qui pourrait être repris mot pour mot pour décrire le fonctionnement de nos sociétés du XXI° siècle :

« Dans ces sortes de sociétés, où rien n'est fixe, chacun se sent aiguillonné sans cesse par la crainte de descendre et l'ardeur de monter ; et comme l'argent, en même temps qu'il y est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, (…) il n'y a presque personne qui ne soit obligé d'y faire un effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l'acquérir. L'envie de s'enrichir à tout prix, le goût des affaires, l'amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes » L’ancien régime et la révolution, 1856.

Si l’on admet que le changement véritablement significatif, au niveau des sociétés humaines, porte sur les valeurs en fonctions desquelles les hommes vivent ensemble, alors il faut dire que, depuis le début du XIX° siècle, la société occidentale n’est pas une société de progrès mais une société d’un remarquable conservatisme.

 On peut rendre compte d’un effet de progrès de la civilisation occidentale dans les consciences par la logique induite par le primat de la valeur d’échange, et qui est une logique de croissance accélérée de la circulation de marchandises. Cette croissance se fait tout azimuts. Elle se fait par extension : c’est le processus de mondialisation de la société marchande occidentale. Elle se fait aussi par intension : c’est l’envahissement progressif, à la manière d’une inondation, de la vie sociale dans tous ses aspects par les flux marchands. Cet envahissement s’appuie sur deux leviers actionnés par la mercatocratie (le pouvoir marchand) : la technicisation des biens et la disqualification de la mémoire collective.

 Un bien, tout utile qu’il soit – pensons aux légumes que le paysan propose sur le marché – est peu valorisé s’il n’a pas été transformé techniquement. Ce n’est qu’à partir du moment où il présente un certain degré d’innovation technique qu’il devient une marchandise à part entière dont la valeur d’échange ostensiblement affichée lui donne la dignité d’être désirable. C’est ainsi qu’il faut comprendre la pression marchande pour transformer les traditionnelles productions vivrières en produits agricoles fortement techniques (voir en particulier l’intense lobbying pour les OGM), comme aussi l’obligation de certification – qui sanctionne un traitement technique – des semences. C’est aussi de cette exigence de plus-value technique que procède la course aux nouveaux modèles d’un même type de produit, le modèle récent étant toujours caractérisé par son petit différentiel technique.

 La disqualification de la mémoire collective vise à couper le peuple de ses valeurs traditionnelles qui constituent cette sorte de sagesse populaire qu’Orwell appelait la common decency – qu’on pourrait traduire par bienséance commune – et qui porte l’idée de la prévalence d’un rapport non marchand aux biens. L’échange du premier verre de vin ? Une sorte de rituel totalement irrationnel relevant d’un esprit archaïque ! Mais tout autant le fait d’investir la valeur d’usage d’un objet : une survivance pitoyable d’un gros bon sens paysan (pensons à ce qu’induit le slogan publicitaire : « Changez d’heure ! Changez de montre ! »). De ce même déni de mémoire collective relève la fragilisation des barrières protégeant la vie privée des intérêts extérieurs. De plus en plus la vie privée devient poreuse, voire s’effondre, sous la pression des flux marchands : c’est l’enfant, tout juste en âge de parler soumis à la suggestion des annonceurs publicitaires sur écran, c’est l’adulte visé par des publicités « ciblées » par compilation sur une base de données de ses consultations sur Internet, etc.

 Il faut avoir la lucidité de reconnaître que ce processus d’inondation de la vie sociale par les flux marchands ne serait pas envisageable s’il n’y avait pas une part d’adhésion positive des populations. Il faut admettre que la marchandise apporte, outre ses fonctionnalités utiles, une sorte de solution fantasmatique à un complexe de passions profondément enfouies dans l’inconscient collectif et qui concerne le rapport affectif de chacun, à la nature, à la technique et, finalement, à autrui. Un fantasme d’abondance – conjuration d’une peur immémoriale du manque – ne trouve-t-il pas enfin son débouché devant la profusion de biens exposés dans les zones commerciales ? Un fantasme de domination de la nature – conjuration d’une soumission immémoriale à l’arbitraire de la nature – ne s’exprime-t-il pas dans la fascination pour des produits techniques tel le véhicule « tout terrain » ou le smartphone annihilateur des distances ?

 Il faut également se rendre compte que l’invasion de la marchandise ne se limite pas aux biens matériels, elle est tout aussi patente pour les biens spirituels. Ainsi la vie privée dont nous parlions plus haut est essentiellement une idée, l’idée qu’un certain espace de vie, qu’une certaine catégorie de comportements, doivent être protégés de l’intrusion d’intérêts extérieurs. Les idées, les valeurs, les vertus en viennent également à être soumises à la valeur d’échange. Tel individu à visibilité publique peut s’acheter une constellation de vertus conforme à son projet de carrière, par exemple en rémunérant des communicants à cet effet. De la même manière on a vu des individus socialement puissants, ou des personnes morales (comme des entreprises), impliqués dans des scandales, s’acheter leur innocence (ce qu’on appelle « la communication de crise »). Les idées mêmes que l’on veut voir dominer la société et en orienter l’avenir s’achètent et se vendent : hier les campagnes pour le chauffage tout électrique impliquant la nucléarisation de l’énergie, aujourd’hui le financement de produits culturels banalisant les perspectives transhumanistes. Même le don, qui peut être considéré à la fois comme une vertu individuelle et comme une catégorie de l’échange social, n’échappe pas à la marchandisation.

 C’est une idée paradoxale que celle d’un don marchandisé. On ne peut la comprendre qu’en partant de la spécificité de la forme moderne du don. Il est indirect, c’est-à-dire qu’il ne met plus en présence le donateur et le bénéficiaire, mais il passe par la médiation d’une association. Un tel don a pour spécificité de n’être plus interpersonnel, mais anonyme. La chose donnée ne passe plus directement du donateur à son bénéficiaire, tout en étant comme enveloppée par l’échange des regards ; elle passe nécessairement par une phase de gestion par l’association (et éventuellement d’autres intermédiaires) qui, en quelque sorte, la neutralise. En effet, si la chose donnée est essentiellement une valeur qualitative en tant que don de untel à untel, dans les mains des gestionnaires intermédiaires, même s’il s’agit de choses qualifiées comme des denrées vivrières, elle devient un certain montant de valeur d’échange – un capital – qu’il s’agit de gérer au mieux.

 Cette neutralisation quantitative du don ouvre la voie à sa marchandisation. Car peut alors jouer à plein la dialectique familière entre la bonne volonté individuelle et sa concrétisation dans une société toute vouée à faire prospérer la valeur d’échange. Et l’on sait que c’est une dialectique déséquilibrée. Car la bonne volonté du militant d’une association d’aide humanitaire qui veux préserver dans son action l’esprit purement qualitatif du don se trouve inévitablement renvoyée du côté de l’idéalisme face au réalisme d’une bonne gestion d’un capital en société marchande. Ces associations entrent ainsi dans une logique qui les amène à développer une structure de gestion de permanents rémunérés, lesquels peuvent difficilement éviter de développer un intérêt propre lié à leur fonction, elle les amène à optimiser la collecte de « dons » en faisant appel à une agence de communication, etc.

 Finalement s’institue un décalage qui va s’agrandissant entre un discours de l’urgence à donner, eu égard à des situations de détresse bien réelles, et la destination des dons, dont une part importante – et il n’est pas rare que ce soit la plus importante – est détournée de cet usage. Cette situation objective de tromperie est exploitée par des affairistes qui ont trouvé une manière de faire des profits dans un domaine où ceux-ci ne sont pas limités par les règles habituelles du marché : en effet la source première du profit – le donateur – ne mesure pas ce qu’il donne par le calcul rationnel de son intérêt comme le fait le « client » habituel. C’est ainsi que s’est développé ces dernières années un « business de la charité » avec l’apparition de fausses associations d’aide délibérément crapuleuses, avec la multiplication de sociétés collecte de fonds, d’agences de communication et de marketing, d’agences de voyages, spécialisées dans l’humanitaire.

 Il y a des associations qui savent se donner et respecter des règles qui empêchent ces dérives. Mais cette rigueur, qui est suspendue à la volonté particulière d’individus, est contingente. Le diagnostic global est bien celui d’une tendance à la marchandisation du don. 3,8 milliards d’euros de dons ont été récoltés après le séisme en Haïti (janvier 2010). Des milliers d’associations humanitaires sont intervenues. 5 ans après, le taux de reconstruction des logements est très faible, des dizaines de milliers de personnes restent sans abri et vivent dans la misère. Tout se passe comme si les dons s’étaient largement évaporés.

 En réalité, s’il s’avère nécessaire de recueillir et de gérer collectivement des dons pour répondre à des situations d’urgence, il ne devrait y avoir qu’une règle : ceux qui ont à gérer les dons doivent rester dans la logique du don, c’est-à-dire donner leur temps, énergie et compétences. Aucun bien donné ne devrait bénéficier à d’autres que ceux pour qui on a donné. C’est le respect du don. Car le don a une logique qui est celle de la séquence donner/recevoir/rendre et y insérer le moindre épisode d’échange marchand est le détruire.

 Moralement, celui à qui on confie de transmettre un don ne se sent-il pas obligé de le transmettre intégralement ? Et pourquoi se sent-il obligé ? Pas essentiellement par scrupule de conserver la valeur d’usage du don, mais parce qu’en lui faisant confiance comme porteur du don, le donneur l’a investi comme dépositaire de la valeur symbolique du don. S’il en détourne une partie, il tue le don, il s’en est montré indigne, et il est méprisable.

 Mais, objectera-t-on, comment l’organisation humanitaire fera-t-elle face à ses frais fixes ? Par une subvention judicieuse de l’État. Judicieuse ? Ne pas créer des rentiers de l’humanitaire. Si l’engagement dans l’humanitaire est initialement un don, il doit le rester. Ce qui présuppose que l’État joue son rôle de garantir une justice sociale minimum par lequel il prévient l’apparition de toute situation de détresse récurrente qui entraînerait une nécessité d’appel permanent à des ONG. C’est pourquoi aussi, en situation d’urgence humanitaire, tous devraient se faire un honneur de donner pour aider : les agences de communication qui font appel aux dons, les compagnies aériennes qui transportent les bénévoles et les aides, etc.

 Il est vrai que ces préconisations peuvent apparaître très perturbantes pour le monde comme il fonctionne. Mais elle sont très sensées. L’humanité aujourd’hui ne sait plus où elle va. Elle est comme un convoi fou qui avance vers la catastrophe, le moteur qui le fait obstinément rouler étant une quête frénétique et aveugle de la valeur d’échange. Pensez donc : la valeur d’échange pervertit même le don. Ces préconisations sur le respect du don ne font que remettre l’activité marchande à sa juste place – celle qui est nécessaire et suffisante pour ménager l’avenir de l’humanité.

 Car le don n’est pas une sorte de prise de congé de la valeur d’échange pour les gens qu’on aime bien ou pour se donner bonne conscience face à l’injustice du monde. Il est bien plus fondamental. Il est la trame même du tissu social. Et les pratiques de don qui émaillent les relations sociales de chacun – politesses, cadeaux, invitations, fêtes, etc. – si minuscules et banales qu’elles paraissent, si occultées qu’elles soient, sont essentielles à la solidité du tissu social. Au point que même l’échange marchand ne peut s’en passer. Des hommes d’affaires qui se rencontrent pour signer un contrat ne commencent-ils par échanger des poignées de main, des sourires et des paroles consensuelles avant de négocier durement en fonction de leur intérêt particulier, et ne terminent-ils en partageant un verre ? Car il n’y a pas de contrat qui vaille sans une base de confiance, c’est-à-dire de don.

 C’est pourquoi il faut s’inquiéter qu’on en arrive aujourd’hui au point que l’aveuglement de la passion pour la valeur d’échange tende à éliminer le don. Ce qui n’est pas facile. Car les humains sont des généreux impénitents. C’est pourquoi, dans ses développements actuels, le marché s’efforce de supprimer les occurrences de relations humaines pour faire place à des machines qui se prêtent au pur calcul du meilleur profit. C’est ainsi que l’on remplace des travailleurs par de l’automation dans les usines, dans les bureaux, et même dans les services (caisses automatiques) ; c’est ainsi que se généralise l’utilisation de robots sur les marchés financiers ; c’est ainsi que se répand le commerce sur Internet.

 Mais peut-être est-ce le plus alarmant que l’acte de don le plus délibéré, celui que l’on décide dans la sphère publique en faveur de gens que l’on ne connaît pas, pour répondre à une situation d’urgence, puisse être détruit par son détournement marchand. Nous disons bien « détruit » parce que l’acte de donner est toujours le symbole qu’on fait confiance en l’humanité : les affairistes qui le détournent, même si ce n’est qu’un peu, cassent cette confiance. N’est-ce pas là le signe que l’inondation des flux marchands atteint les voies respiratoires de notre société ? Comment survivra-t-elle sans l’oxygène de la confiance que lui apporte le don ?

  Dans la mesure où il semble porté à vouloir régner sans partage sur tout échange possible, l’empire de la valeur d’échange pourrait bien être devenu un authentique totalitarisme. C’est pourquoi, comme tous les totalitarismes, il conduirait aveuglément vers sa propre perte et celle de la société qui l’incarne.

Il ne faut plus se laisser conduire pas des aveugles.

 


[1]  Voir notre ouvrage Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ? Éditions ALÉAS – 2011.

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