Bruce Elder : Le cinéma comme incarnation contre l’emprise de la Technique

Christian Roy

« Il existe une forme de langage que le cinéma était appelé à incarner, une forme de langage antérieure aux langages humains, une forme de langage qui révèle [...] le langage sans paroles et sans noms des choses, les reliant les unes aux autres dans une Gloire qui est l’Un [1]. »

Bruce Elder : Le cinéma comme incarnation contre l’emprise de la Technique

« Il existe une forme de langage que le cinéma était appelé à incarner, une forme de langage antérieure aux langages humains, une forme de langage qui révèle [...] le langage sans paroles et sans noms des choses, les reliant les unes aux autres dans une Gloire qui est l’Un [1]. »

Il y aura bientôt trente ans que l’œuvre de cinéaste et la démarche théorique du Torontois R. Bruce Elder m’ont engagé simultanément dans la voie de la critique de la Technique et d’une pensée de l’incarnation, et que leur méditation fournit une pierre de touche à mes propres engagements et recherches. Ce polymathe accompli à l’érudition universelle aurait notamment pu produire une œuvre philosophique marquante, s’il n’avait découvert assez tôt dans le cinéma expérimental le débouché idoine pour véritablement mettre en œuvre son idée centrale de l’unité à retrouver entre l’esprit et le corps, et par là, la conscience et le monde, au lieu de ne faire qu’en parler. S’il fut bientôt compté par ses pairs et les experts au nombre des plus grands praticiens et théoriciens de cette forme d’art méconnue même du public cultivé, une certaine obscurité a été le prix à payer par cet artiste-philosophe des plus considérables de l’histoire pour incarner ses idées dans un médium d’accès malaisé.

C’est surtout la portée spirituelle et la cohérence intérieure de l’œuvre immense résultant de ce pari héroïque que je voudrais brièvement tenter d’évoquer ici. Bruce Elder y transpose certaines intuitions clés du philosophe George Grant, à la suite duquel il conçoit l’identité canadienne comme un lieu de résistance à l’homogénéisation technologique américaine. Or « le cinéma dont nous avons besoin [2] », d’après Elder dans un texte polémique considéré comme le premier manifeste du cinéma canadien, n’est pas selon lui un cinéma national censé « raconter nos propres histoires ». Cherchant à briser la rationalité instrumentale du cinéma narratif dominant (qu’il vienne de Hollywood ou d’ailleurs), il s’agirait plutôt d’un cinéma expérimental ouvert à des manières plus incarnées d’être au monde. En effet, prolongeant une méditation sur l’existence nourrie de la pensée de Heidegger, son approche du cinéma expérimental propose une expérience non discursive qui englobe tous les sens et qui est plus proche de la danse et de la poésie que du récit.

Passé maître des nouvelles technologies informatiques et vidéo, Elder détourne la logique de contrôle qui préside à leur usage courant et en arrive paradoxalement à plus de spontanéité dans les méthodes employées et les effets produits, notamment en y faisant une place croissante aux procédés aléatoires. Il tient même à transposer l’image numérique sur pellicule et refuse que ses films soient transférés sur vidéo, afin de préserver de la virtualisation électronique l’effet cinétique de massage du médium cinématographique comme séquence d’images photographiques subliminalement discontinues. Bien que les films d’Elder joignent la rigueur formelle des films de Michael Snow au dynamisme viscéral de ceux de Stan Brakhage, ils s’en distinguent par l’ampleur quasi démesurée de leur format et de leur vision. Conscient de sa folle ambition, Elder a mis bien des années avant d’avouer que ses premiers films, souvent très longs, n’étaient pourtant que des chapitres d’un vaste cycle sur la fin de l’histoire comme chute dans le nihilisme technologique et sa rédemption apocalyptique dans une assomption du corps, intitulé The Book of All the Dead (1975-1994). Dès ce premier cycle de films, le spectateur est convié à se laisser transformer par une appréhension poétique du réel, en s’abandonnant aux rythmes entrecroisés de leurs composantes visuelles (surtout tirées de journaux de voyage filmés), sonores (mêlant musique classique et populaire à une trame électronique) et textuelles (fragments littéraires et philosophiques de divers auteurs ou d’Elder en voix-off et en surtitres), déjouant toute saisie totalisante par la pensée conceptuelle afin de susciter un lâcher-prise où des configurations de sens imprévisibles surgissent au gré des éléments qui surnagent à une conscience travaillée dans sa chair.

Dans The Book of All the Dead, Elder prend explicitement pour modèles la Divine Comédie de Dante et les Cantos d’Ezra Pound. Ce cycle de 42 heures est l’une des œuvres les plus longues et de loin la plus dense et complexe de l’histoire du cinéma. L’ayant achevé, Elder s’est lancé presque immédiatement dans la création d’un nouveau cycle de films, intitulé The Book of Praise (1997-). D’envergure plus modeste (environ cinq longs métrages et un court métrage), ce cycle réinvente d’un film à l’autre le langage cinématographique, au fil de transformations toujours plus radicales qui suivent le modèle de l’alchimie. The Book of Praise doit son titre au livre de prières de l’Église presbytérienne du Canada, au sein de laquelle Elder a été élevé. Ceci reflète bien la simple et profonde piété sous-tendant sa démarche (comme celle de Bach qui l’inspire en grande partie) jusque dans ses expressions théoriques les plus élaborées et dans la célébration « nuptiale » du corps et de la sexualité à laquelle ramènent tous ses films.

La notion théologique d’incarnation fournit la clé du cinéma d’Elder, en tant que modèle d’un engagement amoureux de la conscience dans le monde, censé contrecarrer la posture de domination qu’induit la technologie. C’est ce qui fait pour Elder tout l’intérêt de l’image en mouvement (surtout celle du corps) dans le cinéma, image conçue selon une poétique du rythme devant beaucoup à la musique [3]. Selon Elder, le lien que fournit l’image photographique à un monde extérieur ― révélé à notre conscience par cette trace fugitive fabriquée automatiquement par le jeu des forces naturelles dans la caméra ― renouerait avec la conception chrétienne prémoderne de l’image comme moyen d’accès à la réalité insaisissable qu’elle donne à voir. Il croit voir une telle tension perdurer dans la tradition artistique et intellectuelle du Canada, aux prises avec l’irréductible altérité de la Nature et des différentes cultures. Cela expliquerait à ses yeux la place caractéristique qu’occupent, dans la culture canadienne, le réalisme documentaire, le cinéma expérimental et la réflexion sur les médias et la technologie [4]. C’est dire que la démarche d’Elder a de quoi stimuler les réflexions sur les multiples façons de donner lieu à une expérience spirituelle de la présence du corps à son milieu, bien au-delà du médium quelque peu ésotérique où, avec une rigueur exemplaire, il a voué sa vie à incarner une telle prise de conscience.

[1] R. Bruce Elder, www.ryerson.ca/belder/main.htm, p. 13. Le présent texte est adapté de ma présentation de l’oeuvre d’Elder dans le catalogue des prix du Gouverneur général en arts visuels et médiatiques 2007, consultable à http://ggavma.canadacouncil.ca/fr/archive/2007/winners.

[2] R. Bruce Elder, « The Cinema We Need », Canadian Forum, vol. 64, n  746 (février 1985), p. 32-35; réédité dans Douglas Fetherling, éd., Documents in Canadian Film, Peterborough, Broadview Press, 1988, p. 260-271.

[3] Voir R. Bruce Elder, A Body of Vision: Representations of the Body in Recent Film and Poetry, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1997.

[4] Voir R. Bruce Elder, Image and Identity: Reflections on Canadian Film and Culture, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1988.

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