Borduas entre l'art et la politique: le refus global

Marcel Fournier

Cette lutte qui met aux prises les différents artistes et intellectuels, même si elle a pour enjeu une nouvelle définition de l'activité artistique, n'est pas pour autant un simple conflit d'idées; il s'agit bien aussi d'une lutte politique dans la mesure où les revendications des tenants de « l'art vivant » constituent autant une remise en question de l'organisation des programmes scolaires et par là de l'autorité de ceux qui contrôlent les institutions d'enseignement qu'une contestation du « bon goût » et plus largement du capital culturel propre à divers groupes et fractions de classes, en particulier la petite bour­geoisie traditionnelle et certaines fractions de la bourgeoisie anglophone.

Dans sa réponse aux diverses questions que semble se poser le milieu intellectuel au sujet de l'art moderne (divorce entre l'artiste et le public, l'art moderne comme «art contre nature », comme « art d'enfant », etc.), Maurice Gagnon s'attaque directement au « bon goût » du bourgeois, rappelant que celui-ci a eu tort au 19e siècle - « Seuls sont demeurés [les artistes] qu'il n'a pas prisés. Ne comptent pas ceux qu'il a estimés 1 » - et qu'il se fourvoie toujours.

Ce qui nous fait douter du jugement contemporain (du bourgeois) sur les oeuvres d'un Picasso ou d'un Léger, c'est ce que ce même public se paie en fait d’œuvres d'art. Le signe du goût chez les gens cultivés d'aujourd'hui sont les donzelles de Louis Icart, en pointe sèche, ma chère !, chefs-d’œuvre des cadeaux de noces! Ou encore des reproductions et quelles reproductions, qui ornementent les salons de nos mondaines 2.

Et pour justifier cette critique, Gagnon s'appuie sur l'autorité des « Foullon, Huyghe, Salmon, Raynal, Michaud, Zervas, Rey, Geoffroy, Caillois, Bataille, Apollinaire, Teriade, Breton, Peret, Le Corbusier, Clive, Bell, Faure, Reverdy, Kluignos, Gleizes, G. Basin, Fosca, G. Rivière, Coquiot et des Maritain... 3 ». Toutefois, son illusion et aussi celle des membres de la Contemporary Art Society est de croire que le principal obstacle au déve­loppement de l' « art vivant » est d'ordre culturel et qu'il suffit, pour rendre possible son développement, de modifier par des expositions, des conférences ou la publication de revues et de livres, les valeurs ou plus largement l'idéologie dominante. Or, principalement lorsque le champ artistique est faiblement constitué (faible nombre de postes, absence d'instance de diffusion et de gratification, etc.) et qu'il est peu différencié des champs religieux et politiques, toute lutte pour l'imposition d'une nouvelle définition de l'art et de l'artiste est une lutte indissociablement intellectuelle et politique : en effet celle-ci remet en question non seulement la légitimité de ceux qui occupent dans le champ artistique des positions supérieures mais aussi, par la contesta­tion de la structure des rapports entre les champs artistiques, intellectuels, religieux et politiques, celle de ceux qui détiennent des positions de pouvoir dans chacun de ces champs.
Même si la plupart des signataires du Refus global 4 n'ont aucune véritable formation politique et sont peu engagés directement dans l'action politique, le Refus global est un texte manifestement politique. D'ailleurs, pour l'un d'entre eux, Fernand Leduc, qui apparaît comme le « théoricien et le propagandiste du groupe 5 », une des questions importantes auxquelles sont confrontés les peintres d'avant-garde est celle de leur relation avec les militants commu­nistes, et plus largement avec le mouvement communiste. Il peut sembler à prime abord qu'une telle question, surtout dans le Québec d'alors, est toute théorique. Il est évident que même si le Parti communiste canadien réussit, pendant la Seconde Guerre mondiale, à mieux s'implanter au Québec, le problème de l'adhésion ou de l'appui au PC ne trouble que quelques intellec­tuels. Cependant, certains signataires du Refus global dont Bruno Cormier, lisent et discutent d'Hegel, Marx et Freud et manifestent leur sympathie pour le Parti ouvrier-progressiste. Des intellectuels québécois, qui militent au sein du Parti, sont alors en contact régulier avec des membres du groupe auto­matiste et fréquentent l'atelier de Fernand Leduc. Gilles Hénault, en particulier, se présente alors comme le témoin et le promoteur de l'alliance entre les artistes d'avant-garde et le mouvement communiste : son point de vue, qu'il rend public dans le journal communiste Combat, est que même si le surréalisme est un « art d'évasion » principalement en France où il est en régression, cet art peut constituer au Québec, une « protestation vivante contre une forme de Société 6 ».
Grâce à leur instinct de conservation, les gens savent fort bien, écrit-il, que Borduas est de ceux qui veulent que « ça change ». Ils n'ont qu'à regarder sa peinture pour s'en apercevoir 7.
Mais le journal Combat et en particulier son rédacteur en chef, Pierre Gélinas, adoptent à l'égard de l'automatisme, une position beaucoup plus intransigeante : l'on y fustige « les soi-disant révolutionnaires de la toile qui se placent à contre courant du progrès de l'humanité sur le plan économique, politique et social ».

Bien sûr, précise Pierre Gélinas en établissant une différence entre le révolu­tionnaire et le révolté, un individualiste petit-bourgeois peut se révolter. Mais quel en est le sens ? Elle est limitée à son ego, au meilleur elle vise à faire accepter une formule par une société existante. Elle ne s'attaque pas au problème fondamental de changer la société 8.

Déjà conscient des difficultés (ou dangers) d'une alliance entre les peintres automatistes et le mouvement communiste, Fernand Leduc, qui s'interrogeait aussi au sujet du rôle social et politique des artistes, en était pour sa part dès 1943 arrivé à la conclusion que l'art ne doit pas se confondre avec la propa­gande et que l'artiste a sa « façon à lui de faire la révolution 9 ». Cette conclu­sion est reprise dans le Refus global, qui apparaît, en partie du moins, comme une réponse à des invitations devenues, lorsqu'elles ont été déclinées, des accusations.
Les amis du régime nous soupçonnent de favoriser la « Révolution ». Les amis de la « Révolution » de n'être que des révoltés : nous protestons contre ce qui est mais dans l'unique désir de le transformer, non de le changer.

Comme si changement de classe impliquait changement de civilisation, change­ment de désirs, changement d'espoir!
La critique de la société (québécoise) présente dans le Refus global est indéniablement radicale - remise en question de la domination de l'Église, contestation de l'idéologie de conservation et d'une certaine forme de nationa­lisme chauvin - « Au diable, le goupillon et la tuque », affirme-t-on - mais cette critique demeure, par le fait de renvoyer dos à dos les révolutionnaires et les intégristes, la société communiste stalinienne et la société capitaliste, ambiguë. Et la façon de poser le problème de la relation entre l'art et l'idéolo­gie (et la politique) manifeste une très grande ambivalence : tout l' « art » du Refus global est de faire paraître une position artistique, celle de l'« art pour l'Art » comme une critique de l' « art bourgeois » et de lui assigner une fonc­tion similaire à celle de l' « art social », alors identifié au réalisme socialiste 10. En établissant ainsi une correspondance (ou une confusion) entre la lutte contre F« art bourgeois » et celle contre la bourgeoisie, Borduas et les autres signataires réussissent à résoudre les contradictions propres à leur position sociale et à l'itinéraire qu'ils ont emprunté pour y accéder : qu'ils soient des « bourgeois dévoyés » en rupture avec les normes et les valeurs de leur classe ou qu'ils soient des fils d'ouvriers relégués dans des écoles d'arts appliqués, ceux-ci trouvent dans leur condition économique et dans leur exclusion sociale les fondements d'une solidarité avec la classe dominée et parviennent, à la fois dans la peinture automatiste et dans le Refus global, à exprimer leur hostilité commune à l'égard des « bourgeois », « ces personnages à bottines vernies 11 » et de leurs représentants dans le champ artistique.

Il n'y a aucun doute que la publication du Refus global soit un « acte social 12 » ou même politique, mais paradoxalement celui-ci conduit à l'indiffé­rentisme politique. Les intellectuels qui signent le manifeste, contestent comme d'autres intellectuels (professeurs, journalistes, etc.) d'alors, l'idéologie dominante (de conservation), mais sans pour autant endosser les projets de réformes juridiques et politiques élaborés par divers groupes et mouvements sociaux. Pour ces intellectuels ou artistes quelque peu idéalistes, la « libéra­tion de l'homme » ne réside pas seulement dans l'abandon du primat de la religion (de « l'acte de foi ») pour le primat de la raison (de « l'acte calculé ») ou plus largement dans le passage de la société traditionnelle à la société industrielle, dont le fondement est le « rendement maximum ».
La méthode introduit les progrès imminents dans le limité. La décadence se fait aimable et nécessaire : elle favorise la naissance de nos souples machines au déplacement vertigineux, elle permet de passer la camisole de force à nos rivières tumultueuses en attendant la désintégration à volonté de la planète. Nos instruments scientifiques nous donnent d'extraordinaires moyens d'investigations, de contrôle des trop petits, trop rapides, trop vibrants, trop lents ou trop grands pour nous. Notre raison permet l'envahissement du monde, mais d'un monde où nous avons perdu notre unité.
Pour Borduas et ses amis, le problème se situe donc non tant au niveau du modèle de société - les sociétés capitalistes et communistes sont toutes deux totalitaires et répressives - qu'au niveau du modèle d'homme et du modèle de civilisation : il faut chercher « un complet épanouissement de nos facultés d'abord, et ensuite, un parfait renouvellement des sources émotives qui puis­sent nous sortir de l'impasse et nous mettre dans la voie d'une civilisation impatiente de naître ». Au primat de la raison doit être substitué celui de l'imagination.
Lorsque le Refus global est rendu public, le nombre d'artistes et de professeurs d'art connaît, faut-il préciser, une augmentation considérable - entre 1941 et 1951, ce nombre passe en effet de 964 à 1461 13 (65) - qui n'est pas totalement indépendante d'une part de l'accroissement du nombre de pos­tes de professeurs d'art ou de dessin dans l'enseignement et d'autre part, de l'élargissement du marché montréalais des biens symboliques (peinture, histoire de l'art, etc.). L'élargissement, consécutivement à la reprise de la croissance économique, de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie franco­phone et aussi l'élévation du niveau d'instruction de ces fractions dominantes du groupe ethnique canadien-français fournissent une condition indispensable - l'existence d'un public ou d'un groupe support – à la constitution d'une véritable « communauté » artistique locale tout comme pour d'autres secteurs (cinéma, littérature romanesque, émissions radiophoniques « culturelles », science, etc.), la décennie 1940-1950 est, pour les arts plastiques, importante en ce sens qu'elle est le moment de la création de sociétés d'art, d'ouverture de galeries, de l'organisation de débats ou de conflits proprement artistiques, etc. L'accroissement des artistes (et aussi des intellectuels et des scientifiques) ne provoque pas seulement une rapide saturation des quelques postes accessibles et une plus grande concurrence entre ceux qui ont des chances objectives d'accéder à ces postes : un tel gonflement de ces catégories sociales modifie aussi le poids de chacune des fractions ou catégories sociales au sein des clas­ses dominantes et entraîne une restructuration des rapports entre les champs intellectuels et artistiques, religieux et politiques. Contre les quelques artistes et intellectuels « bourgeois » qui ont acquis le monopole de multiples posi­tions dans ces différents champs et qui semblent dotés du don d'ubiquité sociale, les nouvelles générations d'artistes et d'intellectuels, dont le seul avenir objectivement probable est J'enseignement et par là même la soumis­sion au clergé et à la petite bourgeoisie traditionnelle qui contrôlent le système d'enseignement, ont tout intérêt à revendiquer une nouvelle conception de l'art et de l'artiste qui leur garantisse une plus grande indépendance dans la défini­tion des normes mêmes de leur production.
Dans Prismes d'yeux, Pellan, qui, par son action à l'École des beaux-arts de Montréal, vient d'obtenir la démission du directeur, M. Maillard, se limite pour sa part à poser la question de la liberté de l'enseignement de l'art et de l'homme. Quant au Refus global, rendu public quelques mois plus tard, il véhicule aussi, au-delà des mots certes plus virulents et d'une orientation apparemment anarchiste, la revendication d'une plus grande autonomie pour l'artiste : loin d'être celui qui se distingue par « d'habiles singeries académi­ques » ou qui recherche la renommée et la fortune, l'artiste est d'abord celui qui cherche à « réaliser dans l'ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l'anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels », il est celui qui « obéit aux nécessités de son être ». Mais si le discours des auto­matistes apparaît alors beaucoup plus révolutionnaire que celui que tiennent alors les autres tenants d'un « art vivant », c'est qu'il fait voir que la condition de possibilité de cet art n'est pas seulement une modification culturelle (du bon goût), mais aussi une transformation structurelle : toute expansion de l'« art vivant » est alors impossible sans l'autonomisation différenciation du champ artistique et intellectuel par rapport aux champs religieux et politiques et donc sans une restructuration des rapports entre les différentes fractions des classes dominantes 14.

* * *

L'on peut donc dire qu'il a fallu qu'un artiste tienne un discours très politisé pour que l’œuvre d'art soit dépolitisée, rentabilisée... Et si Borduas est devenu, au début des années 60, une référence importante, l'explication n'en est pas seulement qu'il symbolise l'artiste maudit dont le salut n'est assuré que dans la postérité : beaucoup plus déterminant est le fait que le Refus global marque le début à la fois de l'institutionnalisation d'une nouvelle conception de l'art, de l'élaboration d'une nouvelle définition de l'artiste et d'une plus grande autonomisation du champ artistique. Désormais, la « vérité» de l’œuvre d'art ne se définit plus par son rapport à une doctrine ou à des dogmes mais repose uniquement sur son adéquation à une réalité intérieure, celle de l'artiste lui-même (et corrélativement, celle du spectateur). Borduas ne fait que réaffirmer de façon plus polémique la position qu'il présentait quelques années auparavant (1942) dans sa première conférence publique. « Des mille maniè­res de goûter une oeuvre d'art » : dans un style plus respectueux des normes académiques (érudition, etc.), celui-ci proposait alors une nouvelle manière de goûter, de produire une oeuvre d'art, le « subjectivisme » qui institue la réalité intérieure du créateur comme le seul principe de légitimation de sa production artistique.
Cependant si Borduas est aussi rapidement exclu du système de l'ensei­gnement, ce n'est pas seulement parce qu'il tient un discours politique sans s'associer à d'autres intellectuels et sans coordonner son action à celle de mouvements sociaux et politiques : il faut aussi prendre en considération le fait qu'il occupe un poste dans un secteur de l'enseignement, l'enseignement technique, qui ne jouit et qui n'offre à ses professeurs qu'une faible autonomie. De plus, dans ce secteur de l'enseignement, il y a un effort entrepris depuis 1945 pour réaliser une plus grande « moralisation » de la classe ouvrière : création d'un service de l'aide à l'apprentissage, nomination d'aumôniers dans les écoles techniques et les écoles d'arts et métiers, publication de nombreuses brochures destinées aux professeurs et aux élèves, etc. 15. Devant les nombreux problèmes sociaux, devant la plus grande combativité du syndicalisme - entre 1940 et 1945, il y a 128 conflits de travail et ceux-ci affectent plus de 75 000 travailleurs - et devant ce qu'on appelle « la menace du communisme », le gouvernement réagit en adoptant de nouvelles législations (Loi des con­ventions collectives, Loi des relations ouvrières, etc.), en recourant à la répression (Loi du « cadenas ») et enfin en effectuant lui-même le travail d'inculcation idéologique dans les institutions d'enseignement professionnel. Tout se passe comme si au moment où ce corps professoral, qui ne possède pas habituellement une véritable formation pédagogique, augmente considé­rablement et se diversifie, l'on perdait confiance en son « bon sens » et que l'on tentait, par l'organisation de cours par correspondance et par la publica­tion de livres et de circulaires pédagogiques, de le rendre plus homogène sous le rapport à la fois de la connaissance pédagogique et de l'idéologie. L'objectif est d'amener les membres de ce corps professoral à définir leur tâche non plus seulement en fonction de l'inculcation d'un ensemble d'habitudes (travail soigné, prévoyance, loyauté, constance au travail, respect de l'autorité, sens des responsabilités, etc.). Pour les responsables de l'enseignement profession­nel qui considèrent que « le passage de J'école primaire à la grande liberté des écoles professionnelles présente pour les jeunes un danger » et qui craignent que « la spécialisation à outrance de l'enseignement et l'absence de tout rappel à la morale n'entraînent comme en d'autres pays, des désordres sociaux 16 », il s'agit de « refaire l'idéal des jeunes 17 ». Et, beaucoup moins que les responsa­bles des autres enseignements, ceux-ci ne peuvent tolérer, à un moment où ils ne peuvent faire l'économie d'un travail d'endoctrinement, aucune forme de contestation de l'ordre scolaire et de l'ordre établi : l'école professionnelle ne remplit bien sa fonction propre, qui est de contribuer à la reproduction d'une fraction (supérieure) de la classe ouvrière, que dans la mesure où elle est étroitement reliée à l'entreprise dont elle respecte les exigences, techniques et morales.
Sans être totalement fausse, l'explication du renvoi de Borduas, qui ne se réfère qu'au contexte idéologique général, qualifié « d'ère opaque du fascisme clérical duplessiste 18 », demeure incomplète : ce qui rend le discours de Borduas intolérable, c'est en fait beaucoup moins son contenu que la position de celui qui le tient.

Qu'un gogo quelconque s'amuse à pareil anticléricalisme de commis-voyageur, exprimé en français fautif, cela le regarde, écrit-on alors. S'il s'agit, comme dans le cas de Borduas, d'un homme appelé à former la jeunesse, à marquer un enseignement, il y a une différence. Dans les circonstances, il n'y a pas à s'étonner de la décision de MM. Sauvé et Poisson 19.
Même s'il s'est acquis la sympathie et l'appui d'un dominicain (étranger), le R.P. Couturier, o.p., et qu'il est en relation amicale avec le frère Jérôme, Borduas se voit alors accusé par des prêtres et des religieux québécois de « se livrer à un double péché, le péché d'orgueil et le péché contre la lumière ». De plus, celui-ci est qualifié de « malade » et son Refus global devient une « cru­elle et dangereuse folie 20 ». À l'exception des autres signataires du manifeste et de quelques anciens élèves de Borduas 21, il n'y a pas ou peu d'artistes et d'intellectuels qui prennent publiquement la défense du peintre 22. Même ceux qui l'ont côtoyé, connu ou même encouragé, se réfugient dans un silence prudent, que Gauvreau, Riopelle et Perron ne se gênent pas de dénoncer 23. Et lorsque Borduas est renvoyé de l'École du meuble en 1948, en raison des « écrits et des manifestes qu'il écrit ainsi que son état d'esprit [qui] ne sont pas de nature à favoriser l'enseignement que nous voulons donner à nos élèves 24 », il n'y a que des journalistes du Canada et du Devoir pour s'indigner et dénon­cer le « dirigisme en littérature de la part d'un gouvernement de cadenas » : « Nos gouvernements à Ottawa, comme à Québec, sont tellement habitués à l'arbitraire, écrit André Laurendeau qui refuse l'emprise de la politique sur l'éducation, qu'ils le commettent sans s'en apercevoir 25 ». Toutefois, l'expres­sion de cette indignation ou opposition au geste posé par le gouvernement québécois dirigé par M. Maurice Duplessis demeure ambiguë parce qu'elle est partielle et qu'elle ne repose pas sur une sympathie profonde à l'égard des idées proclamées par Borduas.

Nous acceptions en grande partie, écrit Gérard Pelletier dans le Devoir, votre critique des institutions sociales : l'exploitation du pauvre par le riche, l'utilisation de la peur, la prétention moderne de tout régler par la seule raison, l'intellectualisme néfaste, la désincarnation d'une certaine pensée contemporaine, l'absurdité des guerres, l'exploitation intéressée de certaines vérités religieuses [...] Toutefois, notre refus n'est pas global. Nous ne refusons ni la raison, ni l'intention sans quoi le monde serait aveugle. Nous n'acceptons pas la règle de l'instinct parce que nous croyons au péché [...] Nous avons nous aussi « la foi en l'avenir et en la collectivité future ». Mais nous avons foi en Dieu dont le nom n'apparaît pas une seule fois et dont la Présence n'est pas évoquée dans votre manifeste 26.

Borduas se rend lui-même rapidement compte qu'on lui reproche non seulement d'avoir tenu un propos « peu sérieux » dans des mots et selon un style qui ne respectent pas les règles (de politesse) de toute discussion politi­que mais aussi et surtout de l'avoir fait d'un lieu, où un tel propos est objectivement interdit : « Il s'agissait, corrige-t-il lui-même dans sa défense, d'une action extra-scolaire 27 ». Si le Refus global, qui présente une nouvelle définition de l'art et de l'artiste, n'avait impliqué, comme le manifeste de Pellan, Prismes d'yeux, que des intellectuels et des artistes, il aurait été probablement toléré et relégué aux discussions de salons. Mais parce que Borduas parle de liberté, de spontanéité et d'instinct et qu'il propose une nou­velle esthétique et une nouvelle morale, qui non seulement ne sont pas acceptées par les autres intellectuels, mais aussi apparaissent incompatibles avec les normes de l'école (professionnelle) où il enseigne, celui-ci provoque la réaction violente non seulement d'intellectuels dont la légitimité ou la posi­tion de pouvoir est remise en question par le Refus global, mais aussi des instances politiques directement responsables du système d'enseignement professionnel.

La position qu'occupe Borduas dans une école spécialisée relevant directement du gouvernement confèrent à la revendication d'autonomie une dimension politique : l' « artiste maudit » est renvoyé de l'École du meuble et, coincé entre la tuque et le goupillon, il n'a d'autre choix, pour reprendre l'une de ses expressions, que d' « aller au diable », c'est-à-dire de s'exiler, d'abord à New York, et ensuite à Paris, où il meurt en 1960. «Ne suis-je pas né trop tôt dans un pays trop jeune », écrira-t-il en octobre 1958 à Claude Gauvreau. Même si, dans la seconde moitié des années 50, Borduas s'insère dans le marché international de l'art (contrat avec la galerie de Martha Jackson à New York, expositions à la galerie A. Tooth de Londres et à la galerie Alfred Schmela à Dusseldorf), sa position demeure marginale en France, où l'année même de son arrivée (1955), le Musée d'art moderne de Paris consacre une exposition rétrospective à Pellan. Une angoisse très grande - insupportable, selon ceux qui l'ont connu - et une difficulté de peindre caractérisent le rapport qu'il entretient avec sa propre pratique artistique : « Mes craintes, mes hésita­tions et refus du lendemain viennent, confie-t-il dans une lettre à M. Camus, en juin 1957, de la conscience d'y risquer toujours ma propre identité 28 ».

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