Benoît Lacroix, les femmes

Benoît Lacroix

LES FEMMES
Il les aimait toutes : les jeunes, les moins jeunes, les vieilles, les voûtées, les droites, les infirmes, les braillardes, les pauvres, les mal éduquées, les instruites, les intelligentes, les audacieuses et les timides. (Marie de Saint-Michel, 1986, p. 90)

EVE LA DIVINE
L'humanité serait-elle par hasard misogyne ? On le dirait bien en lisant tous ces propos canailles de l'antiféminisme depuis Théophraste jusqu'à madame de Beauvoir à la fois bourreau et victime volontaire de sa propre condition. Les flèches viennent de toutes les directions. Bien sûr, on s'amuse. Mais on accuse aussi. Beaucoup de jalousie. De la frustration parfois. « Tu sais, Adam dormait et Dieu voulait en finir. Après, Dieu a dû se reposer toute la journée... » « Pauvre Job ! Tout lui est enlevé sauf sa femme... » « Ma femme au Paradis ? Le repos éter¬nel avec elle : ah non ! » Une épitaphe du xixe siècle :
Ci-gît ma femme. Ah ! qu'elle est bien! Pour son repos et pour le mien !
Même Baudelaire : « J'ai toujours été étonné qu'on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles avoir avec Dieu ? » Sois belle et tais-toi ! Jézabel, Dalila, Salomé, toutes les Carolines, chéries ou pas, toutes les Juliettes, toutes les majorettes de l'amour romantique ! Vous pensez bien ! Et si ce n'était que paroles !
Dans la majeure partie du monde, encore aujourd'hui, la femme est exclue de la succession aux trônes, de la magistrature, du sacerdoce. Légalement, une mineure perpétuelle. Le roman, le cinéma et la publicité ne se montrent guère plus généreux quand ils mettent à l'encan son cœur, sa beauté ou son corps. Qu'ils proposent contre la dignité difficile d'un amour rendu adulte par sa durée même, l'hypothèse de l'amour libre, sans foi ni loi, pas d'illusions, mesdames, Adam veille toujours !
Mais en même temps, et fort heureusement d'ailleurs, se déroule l'autre film : après Eve, « la plus émouvante », dira Péguy, voici Ruth, Esther, Judith, Marie, Clotilde, tant d'autres, tant d'autres depuis Jehanne la Pucelle ou Christine de Pisan jusqu'à Madame Curie ou Edith Stein ! En tête de liste, jamais détrônée depuis la première femme, la mère, « chère et douce maman à qui je dois le meilleur demon âme » (Teilhard, 1926). Oui, il faudrait les nommer toutes, ou presque : autant de mamans, autant de légendes. Chacune implique un rêve, un idéal et les souvenirs les plus beaux.
Associée à la terre, à la vie —je pense aux premières maternités de Picasso — la femme reste, pour l'enfant éternel que nous sommes tous, un rite et un mystère, tour à tour folie et sagesse, force et douceur, caprice et ferveur. Depuis toujours, sa virginité et sa pudeur ont été reliées au sacré. Par sa fécondité, elle est victoire de la vie sur la mort. Une lointaine tradition orientale veut que le bonheur, la joie et la vertu du monde dépendent d'elle. Nietzsche a écrit un jour : « Il faut sentir jusqu'au tréfonds de l'être à quel point la femme est un bienfait ». Que de fois peintres et sculpteurs l'ont appelée à personni-fier la beauté, la grâce, les Vertus, la Sagesse, le peuple de Dieu, la synagogue, l'Église ! L’Apocalypse la revoit, à la fin des âges, couronnée d'étoiles.
Le christianisme va loin. Au départ, Eve. Au centre, Marie en vis-à-vis du Christ. Jusqu'à la fin, l'Église, comme une épouse parée. À Marie ont été accordés, on le sait, tous les attributs de la femme-idole. D'ailleurs, dans l'Évangile toujours, de Cana à la Via dolorosa, partout où il y a amour et gratuité, elle est là. Oh ! ce n'est pas par hasard que la Bible compare souvent l'amour de Dieu pour les siens à celui d'une mère pour ses enfants. Qui s'y connaît quelque peu en matière de cœur humain et de sacré sait quels heureux mystères ces « idolâtries » recouvrent.
Dieu est Amour. La femme aussi. Aussi est-elle tout simplement le premier signe, la première image de cet Amour, Sa première dispen¬satrice, Sa première responsable, Son premier prêtre. Eve la divine !
(Dans Maintenant, n° 53, mai 1966, p. 180, repris en « Dédicace » dans Paroles à des religieuses, 1985, p. 11-13 et dans Le Choix de Benoît Lacroix dans l'œuvre de Benoît Lacroix, 1987, p. 32-34)

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