Histoire générale et sens des faits dans l'antiquité chrétienne

Benoît Lacroix

Parmi les quelques tentatives d’histoire universelle qui nous restent de l'antiquité païenne (1), celle de Polybe définit bien l'attitude d'un historien en quête d'explications générales. Admirateur d’Hérodote et de Thucydide, Polybe estime que « l'étude des faits historiques isolés ne sert pas à grand chose si l'on veut avoir de l'ensemble une connaissance complète et solide... (2). De quelle utilité peuvent être pour le lecteur des récits de guerre, de batailles, de villes prises d'assaut, de populations réduites en esclavage, s’il n'apprend en même temps les causes qui, en chaque circonstance, ont déterminé le succès de l’un, la défaite de l’autre? Le dénouement d'une action n'éveille chez lui qu'un intérêt de curiosité : ce qui est réellement utile à qui veut s'instruire, c'est d'étudier les conceptions qui ont présidé à ces entreprises; mais c'est surtout la manière dont chaque affaire a été conduite, dont l'exposé peut servir de leçon à quiconque y apporte toute son attention (3) ». Enfin, « raconter simplement ce qui est arrivé c'est intéressant mais cela ne sert à rien (4) ».

Ce qu’il faut, au contraire : « rechercher et montrer le sens des faits, leurs causes, leurs rapports, leurs intentions ultimes : les observer tous avec soin, les rapprocher les uns des autres, établir des liens entre eux, noter leurs rapports et leurs différences... (5) ». Ainsi seulement, « l'exposé des causes... permet à l’histoire de porter tous ses fruits... C'est le seul moyen de trouver dans l’histoire du profit et de l'agrément (6) ». L'autre conclusion qui s'impose :  « Aussi doit-on attacher moins d'importance quand on lit ou que l'on écrit l'histoire, au récit des faits qu’à ce qui s'est passé auparavant, en même temps et après; car si l'on supprime la recherche des causes, des moyens, des intentions et des conséquences, heureuses ou malheureuses, de chaque événement, l’histoire n'est plus qu’un jeu d'esprit; elle ne sert plus à l’instruction du lecteur ; elle distrait pour le moment mais on n'en tire absolument aucun profit pour l'avenir (7) ».

La recherche des causes des faits et du motif obscur des actes humains n'est pas facile. Bien d'autres avant et après Polybe s'en sont rendus compte. Le mystère de l'histoire serait-il simplement celui de nos incertitudes? Qu’a-t-il à faire avec le jeu de nos hypothèses? Hésitant et perplexe, Polybe conclut : « Pour ces événements dont il est impossible ou du moins très difficile à un homme de déterminer les causes, peut-être est-il possible, dans cette incertitude, de les attribuer à un dieu ou à la fortune... Nous sommes alors en droit, dans notre détresse, de nous conformer aux maximes de la sagesse populaire, c'est-à-dire de chercher à fléchir les dieux par nos prières ou nos sacrifices, d'envoyer demander à leurs oracles ce qu’il faut dire ou faire pour nous tirer de l'embarras et conjurer le fléau. Mais pour les événements dont nous pouvons discerner l'origine et la raison déterminante, je ne trouve pas qu’il soit nécessaire de les attribuer à une intervention divine (8) ».

Deux siècles passent. Cicéron veut faire le point et résumer l’historiographie des cinq derniers siècles; mais il n'a d'autre conseil à offrir à l'honnête historien que s'en remettre quant aux faits dont il voudrait une explication « à la part qui revient au hasard, à la sagesse et à la témérité (9) ». Tacite, pour sa part, est bouleversé par toutes les tragédies de l'histoire romaine. Il a consulté les Anciens à ce sujet : L'avenir est-il fixé pour chacun de nous au moment de sa naissance ? Sommes-nous destinés à ce qui nous arrive? « Je me demande avec incertitude si les choses ne se déroulent pas selon la volonté du destin et d'après une nécessité immuable ou bien au hasard (10) ».

Protestations des Pères de l’Église : ils réagiront, à divers niveaux, contre ces démissions ou ces contradictions (11). Le premier à s'opposer à l’historiographie païenne d'une façon totale fut Eusèbe de Césarée. Pour montrer, en effet, jusqu’à quel point l’histoire telle que l’interprètent les païens, est une anomalie, il décide d'écrire lui-même. Au lieu d'une histoire de royaumes et d'empires, on a celle de l’Église; on ne raconte plus les faits de guerre, mais la lutte pour le bien et la paix :
D'autres (: les païens) ont rédigé des récits d’histoire; ils se sont contentés de transmettre par écrit les victoires des guerres, les trophées conquis sur les ennemis, la vaillance des généraux, le courage des soldats, qui se sont souillés de sang et de mille meurtres, à cause de leurs enfants, de leur patrie et de leurs autres intérêts (12).
Lui, Eusèbe, premier historien chrétien vient exposer la manière de se conduire selon Dieu; les guerres très pacifiques pour la seule paix de l’âme et le nom des hommes qui ont eu le courage d’y combattre pour la vérité plutôt que pour la patrie, pour la religion plutôt que pour ceux qu’ils aimaient le mieux... de même, les résistances des athlètes de la religion, leur courage victorieux de tant d'épreuves, les trophées qu’ils ont conquis sur les démons, les victoires qu’ils ont remportées sur des ennemis invisibles, les couronnes qu'en définitive ils ont obtenues pour une éternelle mémoire (13).
En 560, Cassiodore dresse la liste d’historiens à lire, la première liste du genre chez les chrétiens. Ses premiers mots portent justement sur le sens des faits; et il accuse encore l'antique façon de s'en remettre « à la chance et au pouvoir infime des dieux (14) ». La nouvelle manière consiste à faire face aux différentes vicissitudes des temps et à invoquer, non plus la fortune, par des fortuna jubente, fortuna adjuvante, casu fortuito mais Dieu, sa providence, par des Deo permittente, Deo jubente, judicio Dei, divina gratia disponente. Ces nouvelles formules ajoutent peu à la connaissance de l’histoire immédiate des faits, mais elles ont le mérite de créer une nouvelle atmosphère en rappelant concrètement aux historiens chrétiens que rien n'échappe à l'action de Dieu.

« Aucun événement particulier n'arrive, heureux ou malheureux, qui n'ait sa raison d'être et son accord dans l'ensemble des choses (15) », écrira saint Augustin qui, à la fin de sa vie, se reproche d'avoir jadis trop utilisé le mot fortuna (16). S’informer des conduites humaines et apprendre comment Dieu reste maître des royaumes et des temps; savoir pourquoi le monde existe, qui l'a fait et pourquoi et comment l'homme est appelé à y agir (17), tel est, vers 400, la formation historique donnée au futur baptisé. Augustin nous renseigne, en particulier, sur la façon dont un diacre doit procéder pour enseigner à un futur converti le sens des faits bibliques selon « la nouvelle manière » :
Il faut un résumé général et sommaire des faits, choisir les plus remarquables, ceux qu'on écoute avec le plus de plaisir et qui sont comme les articulations des temps. Il ne faut pas se contenter de les exposer comme d’un parchemin que l'on déroulerait pour le soustraire aussitôt à la vue; il est nécessaire de s’y arrêter quelque temps, de les expliquer, de les développer (18).
L'informateur continuera son travail jusqu’à l’histoire contemporaine « de façon à signaler et mettre en évidence les causes, les raisons de chacun des événements et des faits que nous racontons (19) ».

Le but étant toujours d'amener l'auditeur ou le lecteur à saisir comment Dieu est amoureusement présent à l’histoire, il convient que la vérité même de cette intention soit « comme le fil d'or qui relie un rang de pierres précieuses sans en troubler pourtant, par une trop grande abondance, l’ordre et l'ornementation (20) ». Le chrétien doit sacrifier les faits secondaires pour mieux mettre en relief les ensembles, et qu'ainsi soit toujours marqué le sens des événements.

C'est au même saint Augustin évêque-pédagogue et soucieux du sens chrétien des faits, qu'Orose (fl. 417) obéit en rédigeant son Historia adversus Paganos. Celle-ci s’inscrit, dans la ligne des oeuvres qui doivent expliquer plutôt que raconter. On demande à Orose de « revenir sur les siècles passés pour en expliquer la souffrance; lui, il promet de " non pas tellement donner une image de la réalité " que d'en montrer le sens (21) ». Il ne veut surtout pas de la « doctrine artificielle » des païens qui invoquent des forces anonymes; il entend identifier « la puissance (cachée) responsable des événements (22) ». Perspective volontairement panoramique; c'est toute la misère du monde, celle de l'homme, celle des peuples, qui doit être indiquée et expliquée. Rome reste tout naturellement le grand point de référence et, en somme, la tâche d'Orose sera de donner un sens chrétien à des faits particulièrement misérables. Y réussira-t-il? C'est ce que nous espérons pouvoir montrer sous peu (23) en tenant compte du contexte immédiat dans lequel se trouvait forcément le jeune disciple et ami de saint Augustin, qu'on a d'ailleurs souvent comparé à Polybe (24) ».


Notes

1. Question difficile rarement abordée de front du point de vue historique : indications de C. N. Cochrane, Thucydides and the Science of History. Oxford, 1929; les derniers chapitres de H. E. Barnes, A History of Historical Writing. 2e éd. revue et augmentée. New York, Dover Publications Inc. 1963.
2. Polybe, Histoires, I, 4.
3. Ibid., XI, 19.
4. Ibid., XII, 25.
5. Ibid., I, 4.
6. Ibid., XII, 25 b ; cf. XV, 36.
7. Ibid., III, 31.
8. Histoires, XXXVI, 17.
9. De Oratore, II, 15, 63 : le texte le plus précis de toute l’antiquité sur le sujet.
10. Annales, VI, 28 (ou 22).
11. Cf. Milburn, L. P., Early Christian Interpretation of History, Londres, 1954.
12. Eusèbe de Césarée, Hist. ecclésiastique, V, 1, éd. et traduction de G. Bardy, dans S. S., t. 41, vol. 2, p. 5. Une façon excellente de réfuter le fatalisme païen était de produire des écrits qui indiqueraient par des faits que Dieu mène vraiment les hommes : v. g. la Vita Constantini.
13. Ibid., l’initiative d'Eusèbe de Césarée répondait à un besoin depuis longtemps éprouvé chez ceux qui reprochaient justement à l’historiographie païenne d’ignorer en général le fait chrétien, de servir des immoralités et des fausses idées à ses lecteurs. Saint Augustin aussi s'en mêle : v. H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, pp. 461-467.
14. « Qui cum res ecclesiasticas referant, et vicissitudines accidentes per tempora diversa describant, necesse est ut sensu legentium rebus caelestibus semper erudiant, quando nihil ad fortuitos casus, nihil ad deorum potestates infirmas, ut gentiles fecerunt, sed arbitrio Creatoris applicare veraciter universa contendunt. » Institutiones, I, 17, éd. Mynors, p. 55.
15. Contra Academicos, I, 1, 1, éd. P. L. 32, 905-906.
16. Rétractations, I, III (éd. P. L. 32, 589-590). Fortuna, sorte de divinité abstraite, qui personnifiait, patronnait tout dans le langage courant. Cf. J. Toutain, Les cultes païens..., t. 1, pp. 412-423. Déjà Juvénal avait protesté (Satires, X, 363-365), et bien entendu les auteurs chrétiens (voir C. Ciofarri, Fortune Fate from Democritus to St. Thomas Aquinas, New York, 1935).
17. Déjà dans Constitutiones Apostolorum, VII, 39 ; éd. Funk, p. 441.
18. De catechizandis rudibus, III, 5 ; on se rappellera la technique du Christ, d'après Luc 24, 27 ss ; 44-48.
19. Ibid., VI, 10.
20. Ibid.
21. III, préface, p. 134 (éd. Zangmeister, C. S. E. L. S., Vienne, 1882) : « cum nos vim rerum, non imaginem commendare curemus ».
22. VII, 1, p. 433 : « nos auctorem rerum potentiam, non artificem scientiam quaerimus »
23. Cf. Orose et ses idées (à paraître d’ici quelques mois dans « Publications de l’Institut d'Études médiévales de l'Université de Montréal », Paris-Montréal, Vrin).
24. Voir P. Manuel de Castro, El hispanismo en la Obra de Paulo Orosio: dans Cuadernos de Estudios Gallegos 9 (1954), pp. 200 ss ; Guy Fink-Errera, San Augustin y Orosio, Esquema para un estudio de las fuentes del « De Civitate Dei », dans Ciudad de Dios, 167. Estudios sobre la « Ciudad de Dios » (n° especial, 1954), II, 546-547.

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