Adulte? Consentant?

Jacques Dufresne

Cet

Le Québec moral a été secoué récemment par la révélation des actes de pédophilie d’un cinéaste célèbre, Claude Jutra, réalisateur entre autres films de Mon oncle Antoine. En l’espace de quelques jours, sous l’effet des médias sociaux, le nom de Claude Jutra a disparu de la plupart des événements et des lieux publics auxquels il était associé, y compris de la soirée des Jutra, l’équivalent ici de celle des César en France et des Oscars aux États-Unis. Atteint de la maladie d’Alzheimer, Claude Jutra s’est suicidé en 1986. Le bruit courait dans son entourage qu’il aimait les garçons de 14 ou 15 ans, mais comme à cet âge un enfant peut normalement consentir ou se défendre, on ne lui en tenait pas rigueur. C’est quand on a appris qu’il s’intéressait de trop près à des enfants de 6 ans que sa statue a été déboulonnée. La population du Québec se donnait ainsi la preuve qu’elle peut imposer des limites à son émancipation et qu’elle entend respecter le grand principe de la nouvelle morale : entre adultes consentant, (et entre eux seulement), tout est permis. Mais que penser d’une justice populaire si expéditive? La réflexion sur l’ensemble de cette affaire commence à peine.

Au cours des dernières années, des dernières décennies même, la question de l’adulte consentant a été au cœur du débat public, comme ce fut le cas récemment à l’occasion du procès de Ian Gomeshi pour agression sexuelle. Sauf exception toutefois dans ces affaires, on reste sur le terrain des faits et des cas particuliers et on se limite à des questions du genre : dans tel cas Mme X a-t-elle vraiment donné son consentement?

Nous nous interrogerons ici sur le sens même de l’expression adulte consentant. Voilà deux mots qui portent tout l’édifice de la morale actuelle. Ces deux mots fondateurs sont-ils solides? Une chose est certaine, on doit présumer qu’ils le sont, puisque s’ils ne l’étaient pas, tout s’effondrerait et il faudrait revenir à une morale qui précise ce qui est bon et ce qui est mal, indépendamment du consentement.

Voici une anecdote vraie qui dit bien l’importance de la notion d’adulte consentant dans la morale actuelle. On demande à un père de famille comment il compte faire l’éducation sexuelle de ses garçons : en les confirmant dans leur masculinité ou en évitant toute pression sur eux? «Et s’ils ont une préférence pour les chèvres»! «Les chèvres, il faut les lui interdire car elles ne peuvent pas accorder leur consentement!» (sic)

Chez les humains, cette question du consentement se confond avec celle de la liberté. Première difficulté : on n’a jamais tant douté de la liberté qu’aujourd’hui. On s’estime libre, disait Spinoza, parce qu’on ignore les causes de ses actes. Ces causes, c’est la science qui permet de les connaître. D’où le fait que le progrès des sciences multiplie les raisons de douter de la liberté. On a aujourd’hui l’embarras du choix des déterminismes. Il y en a autant que de sciences : déterminisme biologique! C’est la faute de mes hormones! Déterminisme psychologique! C’est mon inconscient qui est en cause! Etc. Déterminisme économique? Je suis né dans un milieu pauvre!

Dualisme

«L’âme, disait Alain, c’est ce qui dit non, quand le corps dit oui.» C’est dans le cadre de cette conception dualiste, l’âme d’un côté, le corps de l’autre, que l’expression adulte consentant prend tout son sens. Alain exagère certes, un oui peut être un consentement, mais un consentement qui va tellement de soi quand le corps est tendu vers le plaisir en vue, qu’on se demande souvent s’il existe vraiment. De toute évidence il y plus de liberté dans le non que dans le oui.

Le consentement est un acte qui correspond au pôle intellectuel et volontaire de la personne. Ce qui explique pourquoi il est plus étudié par les juristes que par les psychologues. Or, par l’étymologie, cum sentire, sentir avec, le consentement appartient au pôle affectif. Autre difficulté : quand on sent avec l’autre, est-ce qu’on ne consent pas déjà un peu et quand on consent déjà un peu, est-ce qu’on ne rend pas irréversible le mouvement instinctif déjà amorcé chez le partenaire? Ajoutons que le consentement est toujours double : on s’autorise soi-même à poser un acte en autorisant l’autre à y prendre part. Dans la mesure où l’on dit non à soi-même et oui à l’autre, ou inversement oui à soi-même et non à l’autre, il s’ensuit des tensions qui font tout éclater.

Nous sommes toujours dans le cadre dualiste. Il se trouve que ce cadre correspond de moins en moins à l’esprit du temps. Sous l’influence, d’une part de philosophes comme Nietzsche – «votre corps est votre meilleure sagesse» – et d’autre part, des neurosciences, on ramène l’homme à une seule dimension, ce qu’on appelle le monisme où il devient de plus en plus difficile de distinguer les deux pôles que suppose la notion de consentement.

Maturité et majorité

On observe un flou semblable lorsqu’on s’efforce de définir l’adulte. «Au premier abord, ce mot signifie l'achèvement d'une croissance. Or cet achèvement lui-même s'exprime par deux mots qui ne sont pas synonymes: maturité et majorité. La maturité, concept biologique et, par extension, psychologique, signifie l'état d'un organisme qui a atteint son plein développement; le signe le plus clair en est l'aptitude à la reproduction. La majorité, concept d'ordre juridique et social, est l'âge légal où l'on attribue à l'être humain l'entière responsabilité de ses actes, ainsi que les droits qu'elle implique; être majeur, c'est être homme ou femme à part entière, c'est pouvoir exercer les rôles essentiels à la vie sociale, dont les principaux sont le mariage, le métier, la citoyenneté, le plein usage de ses biens et pour l'homme, le service militaire. Il va de soi que l'âge de la maturité n'est pas toujours identique à la majorité; dans nos sociétés industrielles, l'âge où l'on peut exercer un métier, l'âge de la production est nettement postérieur à celui de la reproduction; et Rousseau voyait déjà dans ce décalage une des grandes sources de nos misères. Quant à la maturité psychologique, cette sûreté de jugement qu'on n'acquiert que par une longue expérience, elle n'arrive que fort tard, parfois même jamais.» Source

Que signifie le mot adulte dans l’expression adulte consentant? Selon nos lois, il est synonyme de majeur. Il est heureux qu’il en soit ainsi, car si la maturité psychologique était prise comme critère, on ne s’y retrouverait plus. Mais la situation d’ensemble demeure confuse. On est dans le relatif dans le cas de l’adulte comme dans celui du consentement. Si l’on situe sur une échelle de 1 à 10 le degré réel de consentement et le degré réel de maturité, on peut dresser un tableau à deux colonnes faisant apparaître un grand nombre de combinaisons. Les hauts degrés de maturité étant rares, les hauts degrés de liberté également, on peut présumer que les combinaisons les plus fréquentes sont celles qui relient les plus bas degrés de chacune des colonnes. Une maturité inachevée jointe à un consentement ivre, telle est sans doute la situation la plus fréquente.


La question du rapport de force aide à y voir plus clair. Si l’une des personnes en cause est en situation d’autorité, on en est en droit de douter de la qualité du consentement qu’elle obtient. De même si l’une des deux personnes est un adulte et l’autre un enfant. Dans ce cas, la gravité de l’acte est largement fonction du statut de l’enfant dans telle société à tel moment de son histoire.

Entre le passé et le temps présent, le contraste est frappant. Olivier Reboul de nouveau : «Le vingtième siècle sera le siècle de l'enfant»: dans quelle mesure cette prophétie d'Hellen Key s'est-elle réalisée, et comment, il est encore trop tôt pour le dire. Ce qu'on sait, en tout cas, c'est qu'elle n'est pas restée lettre morte. La psychologie de l'enfant a renouvelé la connaissance de l'homme. La pédagogie prétend, avec Claparède, avoir accompli sa «révolution copernicienne» en centrant l'éducation non plus sur l'adulte à venir, mais sur l'enfant, sur ses intérêts et son expérience à lui. Autre fait décisif: la découverte du concept de ‘’jeunesse’’, qui est en passe de devenir l'absolu de la conscience collective du monde moderne. Un auteur du XVIIe siècle pouvait écrire que la vie humaine ne commence qu'à vingt ans, quand la raison l'emporte sur l'aveuglement et les passions du premier âge: ‘’Devant ce terme, l'on est enfant, et un enfant n'est pas un homme’’.' Aujourd'hui, on tendrait à croire qu'un homme perd toute valeur, toute beauté, tout crédit, voire toute raison d'être à mesure qu'il s'éloigne de ses vingt ans, qu'on cesse d'être homme du moment qu'on cesse d'être jeune. Aujourd'hui, il n'y a plus de grandes personnes. Et c'est pourquoi il est si difficile d'être adulte.»Source

Il serait bien étonnant que le culte de l’enfant et de la jeunesse n’explique pas au moins partiellement la sévérité actuelle pour la pédophilie. De ce fait, doublé de la difficulté d’être adulte, nous devrions au moins tirer une leçon. Ici je pense aussi bien aux fillettes en vente sur Internet qu’aux petits garçons victimes d’un pédophile. Protégeons davantage cet enfant absolu d’abord en interdisant toute pornographie impliquant des enfants. Si Claude Jutra est rayé de l’histoire à cause d’actes répréhensibles de sa vie privée, quelles punitions devrions-nous réserver aux producteurs et diffuseurs de vidéos pornos pour pédophiles ou aux proxénètes pour amateurs de fillettes ou de petits garçons ?

Autre question : l’émancipation de la femme implique-t-elle que les fillettes soient habillées à la Barbie comme des allumeuses professionnelles ? Cela nous ramène à un autre commentaire d’Olivier Reboul : «À force de nous tourner vers l'enfance, nous finissons par oublier que les concepts d'enfant et d'adulte s'impliquent réciproquement, et qu'en omettant le second on perd toute intelligence du premier. Là où l'adulte échoue à trouver son statut, l'enfant est en péril de perdre le sien. Et j'ajouterai: là où l'on disqualifie la vieillesse, la jeunesse risque d'être elle-même flouée, puisque son avenir ne débouche plus sur rien. Dans notre siècle de l'enfant, il est peut-être urgent de savoir ce que c'est qu'être adulte.» source

Ce qui nous ramène au tout est permis entre adultes consentant. C’est ainsi qu’on justifie ultimement aussi bien la porno, toutes les pornos, que les petits jeux sadiques de Ian Gomeshi. L’adulte étant si peu adulte et les consentements si peu consentis, ne conviendrait-il pas qu’on revienne à une morale un peu plus objective ?

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