À quoi tient la Beauté?
Voici deux témoignages de Maurice Zundel sur la beauté. Il nous reste à trouver la source du second mais on ne saurait douter qu'il est de lui quand on le compare au premier, que voici :
Son séjour à Rome pour ses études va lui donner l’occasion de développer son goût pour l’art et la beauté : paysages, lumières, architecture, sculpture, peinture. Maurice Zundel nous fait la confidence d’une expérience forte qu’il fit à Florence devant la tombe des Médicis : « Et je sais parfaitement bien, je le revivrai jusqu’à la fin de mes jours comme une découverte unique, je sais très bien qu’en regardant les œuvres de Michel-Ange... en me laissant parfaitement faire par elles, je sais bien qu’à un moment donné j’étais pris. J’étais pris par quelqu’un. Je me perdais dans un je-ne-sais-quoi auquel je n’aurais pas pu donner un nom, ce n’était plus l’œuvre de Michel-Ange que je voyais, c’était à travers l’œuvre de Michel-Ange une présence. Cette présence dont, si vous voulez, Platon parle dans Le Banquet. Cette Beauté qui n’a plus de figure, qui n’a plus de visage, qui n’a plus de mains, qui n’a plus de nom, qui est l’horizon de toutes les œuvres d’art, qui est le désir de tous les poètes, qui est la joie de tous les musiciens, cette présence qu’il est impossible de nommer, qui nous envahit tout entier et que je sentais maintenant prendre possession de moi. » Et je me souviens avec une parfaite netteté que l’impression que j’ai eue ce matin-là était une impression d’une immense liberté, la liberté d’un homme qui prend des vacances de lui-même, qui ne se souvient plus qu’il est là, qui ne se voit plus, qui ne se regarde plus, qui ne s’écoute plus, qui est perdu, perdu dans cette présence qui l’aspire, qui l’appelle, qui le remplit, qui le comble et qui devient vraiment pour lui une respiration... Je sentais que j’étais pris dans un dialogue et que c’était ça la vie. Il y avait là quelqu’un qui m’envahissait tout entier, qui me libérait de moi-même, et qui, en même temps, me faisait entrer dans ma véritable intimité.»
Michel Fromaget
Mort et émerveillement dans la pensée de Maurice Zundel,
LETHIELLEUX, Paris 2011, p.139
***
Second témoignage
«À quoi tient la Beauté? Où réside le mystère de l'oeuvre belle et quel est le nombre d'or où l'art a son secret?
Nous ne le saurons jamais ici-bas. Et pourtant sans la connaître nous ne laissons pas de la reconnaître toutes les fois que nous la rencontrons... dans une sorte de ravissement qui nous purifie de nous-mêmes et nous recueille en elle. Saisis de respect et d'amour, nous nous sentons transformés en Lumière mystérieuse dont le foyer nous demeure inaccessible encore que nous soyons devenus intérieurs à lui et à nous : le chef d'oeuvre a suscité cette rencontre dont il procède, cette communion dont il garde le recueillement.
Toute la vérité de l'art est dans ce regard intérieur intégré à son mouvement. Peu importe que ses figures trahissent une gaucherie ingénue ou une technique raffinée, l'essentiel est qu'elle porte cette inflexion virginale qui ouvre la matière au secret de l'Esprit.
Là, nulle imitation n'est possible, nulle contrefaçon ne tient, l'oeuvre ne peut nous émouvoir si l'artiste ne s'est abandonné à l'étreinte de la Beauté, si la vibration de ce contact n'est toute vivante encore dans le modelé de son dessin, aucune formule, aucun canon ne peuvent lui être à ce point d'aucun secrours et nous dispenser nous-même du don que nous avons à faire avec lui: une présence émane ici, qui exige, pour être perçue, une communion personnelle. C'est cette PRÉSENCE qui est la Beauté. Toute oeuvre d'art en porte le reflet, chacune à sa manière la communique, aucune ne l'enclôt, elle est infinie, elle est esprit, elle est Quelqu'un mais son nom est ineffable.
En assouplissant la matière à l'inspiration qui l'emporte, l'artiste cherche à faire vibrer, toujours plus riches et plus purs les harmoniques d'un ton fondamental dont aucune oreille ne peut ici-bas percevoir l'inexprimable splendeur, et l'artiste est d'autant plus grand qu'il nous jette plus immédiatement au coeur du silence où l'esprit recueille l'écho de l'unique Parole dont le coeur obscurément touche les abîmes.»