Les voyages dans la Renaissance

Jacob Burckhardt
Libre des entraves sans nombre qui dans d'autres pays arrêtaient le progrès, développé à un degré remarquable chez l'individu et affiné par l'antiquité, l'esprit italien s'applique à la découverte du monde extérieur et ose le décrire et le figurer.

Nous nous bornerons ici à une observation générale sur les voyages entrepris par les Italiens dans des contrées lointaines. Les croisades avaient ouvert le monde à tous les Européens et fait naître partout le goût des voyages et des aventures. Il sera toujours difficile d'indiquer le point précis où ce goût s'unit au besoin de savoir ou même se subordonne et s'asservit à lui; quoi qu'il en soit, c'est chez les Italiens que cette fusion a en lieu d'abord. Déjà ils avaient concouru aux croisades avec des idées différentes de celles des autres peuples, parce qu'ils avaient déjà des flottes et des intérêts commerciaux dans l'Orient; de tout temps les habitants des côtes de la Méditerranée avaient eu d'autres instincts que ceux de l'intérieur des terres, de tout temps les Italiens avaient été impropres à devenir des aventuriers à l'instar de ceux du Nord. Lorsqu'ils se furent établis à demeure dans tous les ports orientaux de la Méditerranée, les plus entreprenants d'entre eux prirent naturellement le goût des grands voyages qui entraînait la race mahométane; ils trouvaient en quelque sorte devant eux une grande partie de la terre déjà découverte par d'autres. Quelques-uns, comme les Polo de Venise, furent emportés par le tourbillon de la vie mongole et arrivèrent ainsi jusqu'aux marches du trône du Grand Khan. Dans l'océan Atlantique nous rencontrons de bonne heure des Italiens qui prennent part à des découvertes; ce sont, par exemple, des Génois qui trouvent les îles Canaries dès le treizième siècle 1; en 1291, l'année même où fut perdue Ptolémaïs, le dernier reste des possessions chrétiennes en Orient, ce sont encore des Génois qui les premiers essayent de retrouver la route maritime des Indes orientales 2; Colomb n'est que le plus grand de toute une série d'Italiens qui se mettent au service des peuples de l'Occident et qui explorent les mers lointaines.

Le véritable auteur de la découverte n'est pas celui que le hasard conduit le premier sur tel on tel point; c'est celui qui cherche et qui trouve; il partage les idées et les intérêts de ses devanciers, et le compte qu'il rend de ses explorations rappelle ces traditions communes. Aussi les Italiens seront-ils toujours, vers la fin du moyen âge, les explorateurs par excellence, même si on leur contestait l'honneur d'avoir été les premiers à aborder sur tel ou tel point d'un littoral quelconque.

C'est à l'histoire spéciale des découvertes qu'il appartient de prouver la vérité de cette proposition
3. Mais on en revient toujours à admirer a grande figure de l'illustre Génois qui rêvait un nouveau continent par delà l'océan Atlantique, qui le chercha et le trouva, et qui, le premier, pu dire: Il monda è poco, la terre n'est pas aussi grande qu'on le croit. Pendant que l'Espagne envoie aux italiens un Alexandre VI, l'Italie donne aux Espagnols Christophe Colomb; quelques semaines avant la mort de ce pontife (7 juillet 1503), l'illustre voyageur date de la Jamaïque sa magnifique lettre aux ingrats souverains catholiques, cette lettre que la postérité ne pourra jamais relire sans la plus profonde émotion. Dans un codicille ajouté à son testament, codicille écrit à Valladolid, le 4 mai 1506, il lègue à sa chère patrie, la république de Gênes, le livre de prières que lui avait donné le pape Alexandre, et où il a trouvé de si puissantes consolations au milieu de la captivité, des combats et des tribulations de toute sorte. On dirait une lueur d'humanité éclairant le terrible nom de Borgia.

De même que poux l'histoire des voyages, nous devons nous borner à quelques observations sur les progrès de la géographie et de la cosmographie chez les italiens. Il suffit de comparer, même superficiellement, leurs travaux avec ceux d'autres peuples, pour reconnaître qu'ils ont de bonne heure une supériorité marquée sur toutes les autres nations. Vers le milieu du quinzième siècle, où aurait-on pu trouver en dehors de l'Italie la réunion de l'intérêt géographique, statistique et historique au même degré que chez Sylvius Æneas? Chez quel autre auteur aurait-on admiré une exposition aussi méthodique? Ce n'est pas seulement dans son grand travail cosmographique, mais encore dans ses lettres et dans ses commentaires qu'il décrit avec un talent également remarquable des paysages, des villes, des mœurs, des métiers et des produits, des situations et des constitutions politiques, dès qu'il a vu par ses yeux ou qu'il dis pose de témoignages vivants; ce qu'il décrit d'après des ivres est naturellement de moindre valeur, Qu'on lise la courte esquisse
4 qu'il a faite de cette vallée des Alpes tyroliennes où il avait obtenu une prébende par Frédéric III, mais surtout sa description de l'Écosse, et l'on verra qu'il touche à toutes les questions essentielles et qu'il déploie un talent d'observation et une méthode de comparaison qui ne peuvent se rencontrer que chez un compatriote de Colomb formé par les anciens. Mille autres ont vu ou su, au moins en partie, ce qu'il savait, mais ils n'ont pas éprouvé le besoin de fixer leurs souvenirs ni compris que de telles relations sont intéressantes et utiles.

Il n'est pas moins difficile de déterminer exactement quelle est la part des anciens, quelle est la part du génie particulier des Italiens dans le développement des études cosmographiques
5. Ils observent les choses de ce monde et les traitent d'une tisanière objective munie avant de bien connaître les anciens, parce qu'ils sont eux-mêmes un peuple à moitié antique et parce que leur état politique les y prépare; mais ils ne seraient pas arrivés aussi vite à une telle maturité si les anciens géographes ne leur avaient pas montré le chemin. Enfin les cosmographies italiennes déjà existantes exercent une influence immense sur l'esprit et sur les tendances des explorateurs. Même celui qui ne s'occupe d'une science qu'en amateur, si, dans le cas présent, nous voulons donner ce titre modeste à Sylvius Æneas, peut aider à répandre cette sorte d'intérêt général qui est une source de confiance pour celui qui se lance dans une nouvelle entreprise. De véritables auteurs de découvertes dans tous les genres savent fort bien ce qu'ils doivent à de tels hommes.


Notes

1. Luigi Bossi, Vita di Cristoforo Colombo, où se trouve une récapitulation des voyages et des découvertes antérieurs des Italiens, p. 91 ss.
2. Voir sur ce sujet une dissertation de Pertz. On trouve aussi des renseignements, malheureusement incomplets, dans Sylvius Æneas, Europæ Status sub Frederieo III. Imp. cap. XLIV. (Ent. aut. dans les Scriptores de FREUER, édit. de 1624, t. II, p. 87.) (Sur E. voir S. PESCHEL, p. 217 ss.)
3. Comp. O. PESCHEL, Histoire de la géogiaphie, 2e éd. par Sophus RUGE. Munich, 1877. Voir p. 209 ss. et passim.
4. PII II Comment., 1. I, p. 14. — Il n'observait pas toujours exac­tement et complétait quelquefois sa description au gré de sa fantaisie; c'est ce que nous voyons fort bien par ce qu'il a dit de Bâle, par exemple. Mais en somme il a une haute valeur. Sur la description de Bâle, voir : G. VOIGT, SYLVIUS ÆNEAS. II, p.1, p. 228. Sur S. Æ. comme cosmographe, II, p. 302-309. Comp. ibid., I, p. 91 ss.
5. Au seizième siècle, l'Italie resta longtemps encore le principal centre de la littérature cosmosgraphique, lorsque les explorateurs eux-mêmes étaient presque exclusivement des pays baignés par l'Atlantique. Vers le milieu de ce siècle, la géographie indigène a produit le grand et remarquable ouvrage de Leaudro ALBERTI, Descrizione di tutta ltalia, 1582. Dans la première moitié du seizième siècle, l'Italie l'emporte aussi sur les autres pays par ses cartes et ses atlas. Comp. WIESER, L'infant PhilippeII d'Espagne, dans Comptes rend. des séances de l'Acad, de Vienne, Phil. hist., t. LXXXII (1876), p. 541 ss. Pour des cartes particulières et des voyages de découverte, le lecteur consultera avec fruit l'excellente collection d'Oscar PESCHEL, Dissertations sur la géographie et l’ethnographie(Leipzig, 1878).

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